Les enjeux des élections américaines: pourquoi la guerre à Gaza confronte Biden à ses « gauchistes »
Joe Biden et Donald Trump s’opposeront à nouveau le 5 novembre prochain pour la présidence. Tout l’été, Le Vif sonde les Américains sur le mode «un Etat pivot, un thème de campagne». Cette semaine, le Michigan.
Par Maxence Dozin, à Ann Arbor
De toutes les conséquences provoquées par la guerre à Gaza, les tensions entre étudiants et autorités universitaires sur les campus américains ont sans conteste marqué le premier semestre 2024. De l’université Columbia de New York aux prestigieux établissements de la côte Est, à Yale ou Harvard, en passant par Stanford en Californie, les plus grands campus ont été le théâtre d’actes de rébellion rappelant ceux qui avaient eu lieu lors de la guerre du Vietnam, un demi-siècle plus tôt.
En cette année électorale, Joe Biden, qui joue sa réélection en novembre, ne peut que regarder ces évolutions d’un œil inquiet. Le président américain, allié d’Israël, voit en effet deux des plus fidèles segments de son électorat, les jeunes diplômés et les musulmans, se distancier nettement de ses décisions de politique étrangère. Le danger pour les équipes démocrates n’est pas tant que ces électeurs préfèrent se diriger vers le camp républicain –les positions de Trump et de la droite en la matière sont encore plus radicalement pro-israéliennes–, mais que ceux-ci s’abstiennent de voter. La situation pourrait avoir des effets dévastateurs dans les Etats en balance qui se jouent à quelques dizaines de milliers de voix près. Et notamment dans le Michigan, remporté par Joe Biden en 2020 avec 150.000 voix d’avance sur Donald Trump. Ce dernier avait gagné lors de l’élection de 2016 avec une marge bien plus maigre encore de 11.000 voix de préférence.
«La politique américaine au Moyen-Orient joue un rôle important dans le choix du vote pour la majorité des musulmans.»
Lien diplomatique fort
Un indice défavorable aux démocrates a en tout cas été donné à la fin du mois de février lors des primaires organisées par le parti, quand le seul opposant au président en exercice fut le vote «non engagé». Dans le Michigan comme dans le Minnesota, ce qui équivaut à un vote blanc a flirté avec les 15%, envoyant au président un message clair: ses choix de politique étrangère dans le cadre du conflit entre Israël et le Hamas ne passent pas auprès d’une certaine population. Les Etats-Unis, qui se positionnent historiquement comme le premier allié de l’Etat hébreu, sont également leur principal fournisseur de matériel militaire. Cette position n’a pas changé depuis la guerre des Six jours de 1967, et le massacre du Hamas le 7 octobre 2023 n’a fait qu’amplifier cette tendance. Le Congrès américain, influencé par la myriade de lobbys pro-israéliens présents dans la capitale fédérale, se montre inflexible dans son soutien à Israël, et les quelques timides voix appelant Benjamin Netanyahou à plus de retenue dans sa réponse militaire sont rapidement étouffées.
A l’aube d’une élection présidentielle encore indécise, le mouvement étudiant organisé avant les vacances universitaires de mai pourrait se transformer en caillou dans la chaussure de Joe Biden. A Ann Arbor, petite ville champêtre qui abrite l’université du Michigan, des centaines d’étudiants se sont réunis, comme dans des dizaines d’autres lieux à travers le pays, à l’approche des cérémonies de remise des diplômes et se sont installés dans des campements de fortune au centre du campus. On y dort, on s’y restaure et on y organise des ateliers de discussion centrés sur la légitimité de la guerre en cours, et, plus directement, sur la légitimité même de l’Etat d’Israël. Au rang des revendications, figurent la fin de l’occupation de la Cisjordanie et du «nettoyage ethnique» dont les participants estiment qu’Israël se rend coupable à Gaza, l’arrêt de l’aide militaire et financière à Israël, et le renoncement à l’«ingérence» des Etats-Unis au Moyen-Orient. Ici, Joe Biden, appelé «Genocide Joe» («Joe le génocidaire») n’est pas en odeur de sainteté.
Les groupes hétéroclites qui chapeautent le mouvement sont organisés de manière assez informelle, et aucun leadership ne semble se dégager. Les étudiants du campus, d’origines confessionnelles diverses (même si les musulmans sont largement représentés), sont rejoints par des soutiens issus de la société civile, pour la plupart des retraités. Chants et slogans sont entonnés de manière intermittente. La presse, elle, n’est pas la bienvenue, comme l’indiquent divers panneaux affichés ici et là.
En cette fin de matinée le jour de la commémoration de la Nakba, la «grande catastrophe» de l’exode des Palestiniens de leurs terres au moment de la création de l’Etat d’Israël en 1948, un jeune historien américain du campus questionne Ilan Pappé, professeur israélien de l’université d’Exeter au Royaume-Uni, connu pour ses positions remettant en cause le fondement d’une présence juive institutionnalisée au Moyen-Orient. Une petite centaine de participants sont présents. Pour le Pr. Pappé, les universités occidentales «dans leur quasi-totalité» se font «le relais de mensonges historiques quant aux origines et à la légitimité historique de l’Etat d’Israël», et la «désinformation institutionnalisée» dont elles se rendent coupables «produit une opinion publique biaisée et manipulée».
Musulmans désillusionés
Deux tiers des musulmans américains votent habituellement pour les démocrates. Mais avec la guerre à Gaza, ils se rapprochent d’un point de rupture en matière d’identification partisane. «Certains membres des communautés arabo-américaines et musulmanes, au nombre de 300.000 dans le Michigan, sont très conservateurs, tandis que d’autres sont très libéraux, comme dans n’importe quel autre sous-groupe d’électeurs, indique Amny Shuraydi, assistant professeur à l’université locale. Et il est certain que la politique américaine au Moyen-Orient joue un rôle important pour la majorité d’entre eux dans le choix du vote.» Des groupes qui veulent se désolidariser de Joe Biden en raison de ses positions dans le conflit, ont été créés. Pour d’aucuns, expulser le président en exercice de la Maison Blanche est un objectif avoué, même au risque de voir y débarquer un président Trump encore davantage favorable aux positions israéliennes. «La colère contre le président démocrate est terrible, bien plus forte encore que celle exprimée autrefois contre les positions de Donald Trump. […] Nous considérons ses prises de position comme des insultes en regard de ce que nous pensions être les valeurs du Parti démocrate, au premier rang desquelles la protection des minorités», lâche une porte-parole du groupe Abandon Biden («Abandonnons Biden»), fondé précisément au Michigan.
«Les démocrates musulmans sont-ils prêts à voir leurs positions ridiculisées par une future administration Trump?»
Le Parti démocrate, lui-même, peine à proposer une réponse unifiée à cette contestation. Si la vieille garde du parti fait bloc derrière le président, certains députés favorables au camp palestinien introduisent régulièrement des résolutions parlementaires visant à condamner l’Etat hébreu pour «usage excessif de la force». C’est notamment le cas de Rashida Tlaib, née de parents palestiniens et députée de gauche originaire du Michigan. Avant les primaires du parti, elle avait appelé les électeurs de gauche sensibles à la cause palestinienne à «s’abstenir de voter Biden» afin «d’amplifier la voix des contestataires». L’autre députée démocrate de confession musulmane de naissance (le parti compte également un converti à l’islam dans ses rangs), Ilhan Omar, du Minnesota, tire dans le même sens. Si ces femmes sont considérées d’extrême gauche aux Etats-Unis, et que leur influence ne s’étend guère au-delà de la communauté musulmane des deux Etats dont elles sont originaires et de cercles de sympathisants fortement polarisés, leurs prises de position constituent toutefois un danger pour l’unité du parti, et pour les chances de Joe Biden de triompher en novembre.
Radicalisation des positions
La guerre à Gaza a fait évoluer, semble-t-il, une partie des électorats musulman et propalestinien vers des positions anti-israéliennes qui auraient été jugées «radicales» avant le conflit. Entendus lors d’une matinée de débats organisée sur le campus d’Ann Arbor, certains mots ne suscitent plus aucun embarras. Une jeune femme israélienne, interpelant l’historien américain et son homologue israélien Ilan Pappé, s’indigne de l’encouragement sans équivoque à une nouvelle intifada qu’elle perçoit dans leurs propos. Son oncle, dit-elle, a péri pendant l’une d’elles. La réponse des deux historiens est sans ambages: Israël est un Etat «illégitime» dans ses fondements, et n’existe qu’à la suite d’un «déplacement par la force de populations qui n’avaient rien demandé». «Il n’y a aucune grandeur à se déclarer désireuse de la paix entre les deux factions lorsqu’on appartient à la population à l’origine des oppressions», lui rétorque Ilan Pappé. La jeune femme s’éloigne, en pleurs.
Il n’empêche, aux Etats-Unis, les opinions les plus répandues sont encore bien loin de celles exprimées par le mouvement étudiant. Le ton de l’opinion publique sur les affaires politiques et militaires au Moyen-Orient est donné par les chrétiens évangélistes. Forts de 70 millions d’âmes, ils sont en écrasante majorité défenseurs d’Israël. Les textes bibliques, dans l’Apocalypse, soutiennent en effet que le retour du Christ en terre sainte sera concomitant à un jugement des Juifs. Ceux qui se convertiront au christianisme seront sauvés, pas les autres. Les deux factions de ce mariage idéologique un peu particulier, les chrétiens évangélistes américains et la droite israélienne, sont mues par un même objectif, la poursuite de la présence juive institutionnalisée en terre sainte, mais diffèrent sur les fondements de leur partenariat. Si le Parti républicain a rallié l’essentiel des évangéliques à ses positions, le Parti démocrate, porté par un électorat plus séculier, mène une politique presque similaire pour des raisons différentes. Il voit dans la présence israélienne au Moyen-Orient un acquis démocratique dans une région jugée instable. Au mépris, peut-être, de la vision qu’ont les sociétés arabomusulmanes de la manière de s’administrer, qui n’est pas nécessairement la même que celle développée dans les démocraties libérales.
Si les éléments les plus «perturbateurs» du Parti démocrate ne pesaient pas un grand poids jusqu’à récemment, une désertion de leur part pourrait jouer un sale tour à Joe Biden. Sont-ils prêts à voir leurs positions ridiculisées par une future administration Trump qu’ils auraient aidée à se réinstaller à la Maison-Blanche? Certains semblent en tout cas décidés à franchir le Rubicon.
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