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Donald Trump au pied d’une portion du mur de séparation avec le Mexique, en Arizona, en juin 2020. Sa construction va reprendre. © GETTY

Immigration: aux Etats-Unis, les inquiétudes des acteurs de terrain face aux décisions de Trump

Rudi Rotthier Journaliste Knack.be

Etat d’urgence à la frontière sud, lutte contre les entrées illégales et déportations massives: Donald Trump met la question migratoire en tête de ses priorités. Les acteurs du dossier sont dubitatifs.

«Je déclarerai une urgence nationale à notre frontière sud. Toutes les entrées illégales seront immédiatement stoppées, et nous commencerons à renvoyer des millions et des millions d’étrangers criminels d’où qu’ils viennent.» Dixit Donald Trump, le 20 janvier. La question migratoire a eu une place de choix dans le discours d’investiture du nouveau président des Etats-Unis. Ce n’est pas une surprise. On savait le dossier figurant parmi ceux qu’il souhaitait voir pris à bras-le-corps dès l’entame de son deuxième mandat.

Sous Joe Biden, plus de deux millions de sans-papiers ont traversé annuellement la frontière pendant plusieurs années. Des dizaines de milliers d’entre eux se sont retrouvés dans des villes comme New York, Chicago et Denver, où les dispositifs d’accueil n’étaient ni organisés ni financés. Cela a mené à une situation intenable, tant à l’échelle locale que nationale. Vers la fin du mandat du président démocrate cependant, l’ordre a été en partie rétabli: l’afflux a été réduit grâce à des règles frontalières plus strictes, une obligation de signalement via une application mobile a été mise en œuvre et une campagne de retour volontaire a permis d’alléger la pression. Qu’en sera-t-il avec les dispositions de l’administration Trump II? Rencontre avec les acteurs de terrain.

«Des pénuries de main-d’œuvre et de certains produits alimentaires se feront sentir, c’est certain.»

Des démonstrations de force

Tara Watson est directrice du Center for Economic Security and Opportunity et coordonne les recherches sur la migration pour le prestigieux think tank Brookings Institution. Cet institut, qui n’a pas d’affiliation politique marquée mais penche plutôt vers le centre-gauche, a réalisé des projections sur les conséquences des mesures migratoires de Donald Trump. Tara Watson a-t-elle une idée précise de ce à quoi elles pourraient ressembler?

«Je suppose que dans les premières semaines du nouveau gouvernement Trump, nous assisterons à des raids spectaculaires et dramatiques, déclare-t-elle. A la frontière, la politique est déjà assez stricte pour le moment, et l’arrivée de Trump ne changera pas grand-chose. Mais à l’intérieur du pays, je m’attends à des raids dans des endroits sensibles, sur des lieux de travail, voire dans des écoles. Cela visera à montrer qu’une approche agressive est en vigueur. Savoir si cette première vague de raids s’arrêtera ou non dépendra de l’issue de la lutte interne au sein du cabinet entre ce que j’appellerais « les hommes d’affaires » et les nationalistes. Difficile de prévoir qui l’emportera.»

La présence de nombreux sans-papiers dans les grandes villes américaines comme Chicago est au coeur des projets de la nouvelle administration. © BELGA

Impact économique

Tara Watson et son équipe ont élaboré trois scénarios. Dans le premier, intitulé «Plus d’aboiements que de morsures», il s’agirait d’une version plus dure de la politique que Trump avait tenté d’opérer pendant son premier mandat. Dans le deuxième, dénommé «Antimigrant agressif mais dans le cadre de la loi», des sans-papiers présents depuis longtemps aux Etats-Unis pourraient, par exemple, être séparés de leurs enfants américains. Dans le troisième, titré «Crise constitutionnelle», Donald Trump tenterait d’étendre le pouvoir exécutif de la présidence en écartant les objections juridiques. «Je pense que le scénario « Antimigrant agressif » est très probable, estime Tara Watson. Cela pourrait être bien pire que lors du premier mandat de Trump.»

Cependant, elle reste modérée dans son évaluation des conséquences économiques, même pour les secteurs dépendant des sans-papiers. «Nous pouvons nous tromper», reconnaît-elle, mais les prévisions établissent un ralentissement de la croissance économique entre 0,1% (en cas de forte diminution des nouveaux arrivants mais avec un solde positif entre entrées et expulsions) et 0,4% (si les expulsions surpassent les arrivées). «L’impact ne sera pas suffisamment grand pour provoquer l’effondrement de l’agriculture ou de la construction, précise Tara Watson. Des pénuries de main-d’œuvre ainsi que de certains produits alimentaires, comme pendant la pandémie de Covid, se feront sentir. Mais un scénario catastrophe où des secteurs économiques entiers s’effondreraient me semble peu probable. Donald Trump est un homme pro-business: il ne voudra pas que ces deux secteurs tombent en ruine.»

«Je ne pense pas que beaucoup de sans-papiers quitteront volontairement leur travail et partiront, ajoute la directrice du Center for Economic Security and Opportunity. Cependant, il pourrait y avoir des conséquences indirectes: des personnes qui n’osent pas faire valoir leurs droits, qui évitent de recourir aux soins médicaux ou qui ne scolarisent plus leurs enfants par crainte d’être repérées et expulsées. Mais le travail reste la priorité absolue pour les sans-papiers. Je doute qu’ils restent inactifs.»

«A New York, à Chicago ou ailleurs, les électeurs ont exprimé leur opposition à l’afflux de sans-papiers dans leurs villes.»

Chasse aux «sans-papiers criminels»

Selene Rodriguez travaille pour le Texas Public Policy Foundation, un think tank aligné sur les idées de Donald Trump. Selon elle, la nouvelle administration américaine ciblera en priorité les sans-papiers criminels. Elle affirme qu’ils sont bien plus nombreux que ne le suggèrent les statistiques officielles, pour la raison suivante: «Même ceux qui ont franchi la frontière sous la surveillance de la police des frontières n’ont souvent présenté aucun document. Nous ne savons donc pas qui ils sont ni le danger qu’ils représentent pour la sécurité nationale et personnelle. Et cette sécurité doit être notre priorité absolue.»

Selene Rodriguez pense que, dans un premier temps, les «criminels illégaux» connus seront expulsés du pays. «Nous savons où ils se trouvent, généralement dans les sanctuary cities, ces villes qui offrent une protection aux sans-papiers.» Pendant cette phase, les autorités pourront enquêter sur le passé des autres sans-papiers pour identifier ceux ayant commis des infractions criminelles, afin de les expulser également. Elle reconnaît que cela demandera des moyens, de la patience et une collaboration des sanctuary cities, qui, en principe, ne sont pas prêtes à coopérer. «L’argent jouera un rôle clé, affirme Selene Rodriguez. Si l’administration Trump coupe les financements, les sanctuary cities réexamineront rapidement leurs priorités. De plus, elles devront écouter leurs habitants. Que ce soit à New York, à Chicago ou ailleurs, les électeurs ont exprimé leur opposition à l’afflux de sans-papiers dans leurs villes.»

Le durcissement de la politique migratoire américaine sous Trump ralentira-t-il l’arrivée de migrants d’Amérique latine? © GETTY

«Imaginez le pays comme un plombier face à une fuite d’eau, poursuit Selene Rodriguez. Pendant des années, bien plus de personnes sont entrées dans le pays que ce que nous pouvions gérer en matière de logement, de soins de santé et d’éducation. Si vous voulez arrêter une fuite, il faut d’abord couper l’arrivée d’eau. Il en va de même pour la migration. Vous pourriez envisager de suspendre temporairement l’accueil des demandeurs d’asile jusqu’à ce qu’un nouveau système de gestion de la migration et de l’asile soit en place. Parfois, des mesures radicales sont nécessaires.»

Concernant les sans-papiers présents de longue date sur le territoire, elle s’en remet aux propos de Donald Trump: «Si vous êtes dans le pays illégalement, vous ne devez pas vous sentir trop à l’aise.» Et sur l’effet des expulsions sur l’économie? «Je suis entièrement d’accord avec ce que Tom Homan (NDLR: nommé par Trump comme « tsar des frontières ») a affirmé un jour: « Quel prix êtes-vous prêt à payer pour la sécurité nationale et personnelle? » Si l’économie en souffre, c’est le prix que nous payons pour America First.»

A la frontière, l’aide menacée

A la frontière avec le Mexique, rien n’a encore changé. De longues files de voitures déjà entrées sur le territoire sont contrôlées par la Border Patrol. Un train de marchandises est arrêté pour vérifier la présence de passagers clandestins. Une partie de la population locale était mécontente de la politique migratoire de Biden. A Eagle Pass, au Texas, qui a connu au printemps 2024 la plus grande affluence de migrants, Joe Biden a perdu 15% des voix face à Trump lors de l’élection présidentielle de novembre, abandonnant ainsi sa majorité dans la ville. Le parc situé près du Rio Grande, autrefois un lieu de rencontre agréable, est depuis des mois occupé par des membres de la Garde nationale texane, qui surveillent la frontière.

Ailleurs, à El Paso (où les démocrates ont perdu 10% des voix en novembre mais ont conservé leur majorité), John Martin vient de terminer une réunion d’urgence avec ses collaborateurs. Il dirige l’Opportunity Center for the Homeless, une organisation qui accueille les sans-abris locaux et, depuis des années, ouvre également ses portes aux migrants. El Paso se prépare à une semaine de grand froid, et les sans-abris sollicitent massivement les services du centre lors des intempéries. L’Opportunity Center for the Homeless est le plus petit des quatre organismes de la ville qui accueillent des migrants, qu’ils soient en situation régulière ou non. Deux de ces structures ont déjà cessé leurs activités, et la troisième prévoit de fermer avant la fin janvier. La raison? Le district et la ville d’El Paso, qui transféraient des fonds publics aux centres pour financer leur fonctionnement et leurs repas, ne souhaitent plus renouveler ces contrats, craignant que leurs fonds d’urgence ne soient coupés sous l’administration Trump. Ici aussi, l’argent dicte les décisions.

Pourtant, selon John Martin, la situation migratoire s’est nettement améliorée ces derniers mois. Le nombre de nouveaux arrivants à El Paso est passé de plusieurs milliers par jour, souvent sans ressources ni contacts, à environ 200, dont la moitié disposent désormais de moyens pour poursuivre leur route à l’intérieur du pays. Mais avec la fermeture des autres centres, le directeur craint que le sien soit bientôt débordé. Qu’attend-il de la nouvelle administration Trump? «Honnêtement, nous ne savons pas à quoi nous attendre.» Que dit-il alors à ses collaborateurs? «Qu’ils doivent se préparer à tout

«Le programme migratoire de Trump ne contient que très peu d’éléments qui contribuent à une solution constructive.»

Immigration aux Etats-Unis: expulsions express

Kathleen Bush-Joseph, analyste pour le Migration Policy Institute, un organisme non partisan, et ancienne avocate pour les enfants non accompagnés, tente de répondre à une question clé: est-il possible d’expulser un million de personnes par an? «En 2024, les tribunaux spécialisés en immigration ont traité 700.000 dossiers, ce qui constitue un record, précise-t-elle. Si un grand nombre de personnes sont arrêtées et que les tribunaux maintiennent un rythme soutenu, les expulsions pourraient effectivement augmenter.»

Selon elle, cela pourrait concerner encore bien plus de personnes. Ces derniers mois, l’administration Biden avait déjà commencé à renvoyer prestement les sans-papiers interceptés à la frontière. Une limite de deux semaines avait été instaurée: toute personne ayant passé moins de deux semaines sur le territoire pouvait être renvoyée sans qu’une procédure judiciaire ne soit engagée. La première administration Trump avait remporté une bataille juridique pour étendre cette limite à deux ans. Pourtant, sous cette règle, Trump n’avait renvoyé que 17 personnes. «Cela pourrait désormais se faire à bien plus grande échelle, devenant un moyen d’expulser rapidement un grand nombre de personnes, s’inquiète Kathleen Bush-Joseph. Cette procédure n’est pas contestable devant les tribunaux, ce qui peut entraîner des abus: des personnes ayant droit à l’asile, voire des citoyens américains, pourraient être expulsées par erreur

Elle comprend la frustration du public face à la migration, mais tient à défendre l’administration Biden. «Celle-ci a utilisé les moyens légaux à sa disposition. Certaines mesures ont été bloquées par des décisions judiciaires, et le Congrès n’a ni alloué de nouveaux moyens ni adopté de nouvelles lois. L’administration a dû travailler avec des ressources limitées, dans un contexte de flux migratoires historiques, non seulement à nos frontières mais à l’échelle mondiale.»

La situation pourrait désormais changer, car Donald Trump dispose de la majorité à la Chambre et au Sénat. «Le système est submergé. Les délais pour les procédures atteignent plusieurs années. Une réforme massive sera nécessaire pour adapter le système au XXIe siècle», déclare l’analyste du Migration Policy Institute. Et de soupirer: «Ce n’est pas l’objectif de l’administration Trump. Celle-ci privilégie la répression et les expulsions. Le débat interne au sein des républicains sur les visas pour les travailleurs qualifiés montre à quel point même la migration légale est un sujet sensible sous le deuxième mandat de Trump.» Tara Watson, de la Brookings Institution, partage ses inquiétudes: «Je suis globalement préoccupée par la direction que prend ce pays. Nous avons besoin de davantage de migration, pas moins. Notre population vieillit. Donald Trump ne se contentera pas d’accélérer les expulsions, il limitera également l’accès légal au territoire. Le programme migratoire de Trump ne contient que très peu d’éléments qui contribuent à une solution constructive.»

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