Présidentielle américaine, J-3: en Géorgie, la confiance mesurée des partisans de Kamala Harris, «ce sera serré»
«Trump est l’incarnation même de l’incompétence», lance Gerard au meeting de Kamala Harris. Mais il est habile. Au cœur de la contestation de 2020, l’Etat aura cette année un rôle crucial dans l’élection.
Pour l’occasion, le bus en direction du Lakewood Amphitheatre à Atlanta est gratuit. Douze passagers montent à bord. Une femme est inquiète. «Allons-nous y arriver? Les portes ferment à 16h30. Je veux prendre des photos pour mes petits-enfants.» Des selfies, dit-elle, avec Kamala Harris en arrière-plan, ou simplement des photos de l’événement et de la première présidente des Etats-Unis. La première femme noire à devenir présidente. «Et j’y étais.» Si seulement ce foutu bus démarrait.
Elle hoche d’abord la tête, puis la secoue. «En 2016, j’étais certaine qu’Hillary Clinton gagnerait. Finalement, c’est cet autre type qui l’a emporté.» Elle ne prononce pas son nom. «Mais la première femme noire, c’est très spécial pour moi. Je sais ce que cela représente. Je sais ce que son adversaire essaie de faire quand il dit qu’il ne savait pas que Kamala est noire. Il a un passé marqué par des préjugés raciaux et prétend maintenant être aveugle à la couleur de peau. Il fait comme si ses origines n’étaient qu’une façade, uniquement là pour attirer des votes.» Elle soupire. «Je déteste ce type. Ce serait vraiment terrible s’il gagnait à nouveau.»
En disant qu’il n’avait jamais entendu parler de Kamala Harris jusqu’à récemment, le chauffeur noir ne remonte pas le moral des passagers. Il n’est même pas certain de voter. Quelques voyageurs portent une casquette ou un bracelet arborant le message «Votez». Le chauffeur doute de l’efficacité du vote. L’équipe de campagne de Kamala Harris envoie un SMS indiquant que la sécurité laissera entrer les personnes dans l’amphithéâtre jusqu’à 18 heures. La femme aux selfies pousse un soupir de soulagement.
Fils contre père
L’affluence n’est pas massive. La sécurité fait passer les visiteurs de manière très efficace, mais l’équipe de restauration manque de personnel, ce qui oblige à faire la queue pendant une heure et demie pour un hamburger ou un cornet de frites. Le beau temps compense bien des choses. Le soleil se couche, l’herbe de l’amphithéâtre est resplendissante. Des chaises pliantes sont disponibles. Mais l’inquiétude politique est palpable partout.
Dans la file, Gerard pèse le pour et le contre de devoir patienter aussi longtemps pour des frites. «Ce n’est pas gagné d’avance, lâche-t-il. Nous aurons besoin de chaque voix pour remporter l’élection dans cet Etat.» Mais le fait que 1,2 million d’électeurs aient déjà voté en avance en seulement quatre jours le rassure quelque peu. Il espère une forte participation, ce qui pourrait favoriser les démocrates. En 2020, cinq millions de citoyens ont voté. Ce chiffre sera probablement largement dépassé le 5 novembre. Il a entendu dire que les sondages dans le Michigan ne sont pas favorables aux démocrates, en raison des positions de Kamala Harris sur Israël, que les électeurs musulmans et arabes de cet Etat n’apprécient pas. «Si Kamala perd cet Etat, elle aura besoin de la Géorgie pour devenir présidente. On peut parler de pression.»
«Kamala Harris fait du bon travail, à mon avis. Elle s’épanouit.»
Dans sa famille, Gerard est le seul démocrate. Son père est un fervent partisan de Trump, avec tout ce que cela implique: participation aux meetings, pancartes dans le jardin, discussions animées avec les voisins à Atlanta, qui sont majoritairement démocrates. Sa mère, elle, fait partie des républicains anti-Trump. Mais elle votera tout de même pour lui, par loyauté envers le parti. Comprend-il son père? «Nous évitons les discussions sur le sujet», avoue-t-il. Mais il soupçonne que cela ait à voir avec le fait que son père a travaillé pour l’administration publique et a été confronté à l’injustice du système: des promotions basées non sur la compétence ou le mérite, mais sur la capacité à jouer avec le système ou la hiérarchie. Pour son père, pense Gerard, Trump est le bulldozer qui balayera ce vieux système pour le remplacer par quelque chose de mieux. «Mais la réalité est évidemment tout autre. Pour moi, Trump est l’incarnation même de l’incompétence.»
L’enjeu de l’avortement essentiel pour Kamala Harris
Je délaisse la file d’attente. Alice est assise un peu à l’écart de la foule, sur une chaise pliante. Elle semble avoir à peine 40 ans et porte des badges de campagnes électorales qu’elle a probablement vécues enfant. Parmi eux, un écusson «Hope» de la campagne de Bill Clinton attire l’attention. Elle habite hors de la ville, dans un district où presque tout le monde est républicain. Son jardin est rempli de pancartes Harris-Walz. Son mari était contre; il pense que leurs convictions politiques devraient rester privées. Elle n’a pas réussi à le convaincre, raconte-t-elle, mais il ne l’a pas empêchée non plus. Pourquoi soutient-elle Kamala Harris? «Je suis démocrate dans l’âme. Je vote pour le candidat de mon parti. J’aurais aussi voté pour Joe Biden sans problème. Mais je suis contente que ce soit Kamala. Elle fait du bon travail, à mon avis. Elle s’épanouit.»
Alice se demande comment c’était au meeting de Trump. Les gens avaient-ils la chair de poule? Les larmes aux yeux? «Peut-être que je ne retiendrai pas non plus mes larmes quand je verrai Kamala tout à l’heure. Ce sera la première fois que je la verrai en direct.» Quel est pour elle le thème le plus important de cette campagne? «Sans aucun doute l’avortement. Ça me brise le cœur que mes filles ne puissent plus interrompre une grossesse dans leur propre Etat. Parce que la limite de six semaines en Géorgie est une plaisanterie.»
Le chanteur Usher, star internationale ayant des racines à Atlanta, est venu apporter son soutien à Kamala Harris. Une femme un peu corpulente tombe de fatigue sur sa chaise après quelques chansons. Elle m’invite à m’asseoir à côté d’elle. Est-elle confiante en la victoire? Elle jette un regard triste aux espaces vides sur la pelouse. «Je fais semblant d’être sûre. Honnêtement, je m’attendais à plus de monde», confie-t-elle. L’organisation évoquera plus tard la présence de 11.000 personnes, la moitié semble plus réaliste. «Ce sera serré.» Elle lève les bras au ciel. «Prier! C’est peut-être la meilleure chose que nous puissions faire. Devons-nous prier ensemble? C’est mieux que de prier seul.»
A qui profite l’essor économique?
Nous sommes interrompus par l’arrivée de Kamala Harris. Elle délivre son discours habilement, face au téléprompteur. Elle parle des victimes de la nouvelle législation sur l’avortement en Géorgie, de la nécessité de tourner la page, de voter, et de rassembler un pays divisé. «Si Jimmy Carter peut voter à l’avance, vous le pouvez aussi.» L’ancien président, centenaire, a déclaré qu’il tenait à rester en vie au moins jusqu’au moment de voter pour Kamala Harris. La candidate démocrate tente de motiver son public: «Ce sera serré jusqu’à la fin. Nous sommes les outsiders. Nous menons campagne comme des outsiders. Mais ne vous y trompez pas: nous allons gagner.» C’est la phrase qui récolte le plus d’applaudissements de la soirée. Dans l’obscurité, il est difficile de dire si Alice a les larmes aux yeux.
L’Etat de Géorgie a voté en 2020 pour un candidat démocrate à la présidence pour la première fois depuis 1992. Joe Biden a battu Donald Trump avec une différence de 11.779 voix. En pourcentage, l’écart était tout aussi minime: 49,5% contre 49,3%. Après l’élection, Trump a tenté de contester le résultat, mais le gouverneur Brian Kemp et le secrétaire d’Etat Brad Raffensperger n’ont pas cédé. Début 2021, Brad Raffensperger a été le destinataire du tristement célèbre appel téléphonique au cours duquel Donald Trump a exprimé son souhait de trouver 11.780 voix pour inverser le résultat. La victoire à l’époque de Joe Biden s’expliquait par de nombreuses raisons, parmi lesquelles un facteur de poids, celui de l’évolution démographique. La Géorgie est un Etat en pleine croissance. Des entreprises, des investisseurs, et souvent des employés hautement qualifiés y affluent, principalement à Atlanta. Son économie ne se limite plus depuis longtemps aux arachides, au textile, à Coca-Cola et à CNN. La Géorgie produit des films, de la télévision, de la musique, des voitures, et abrite seize sièges sociaux de grandes entreprises, notamment Delta Air Lines et Home Depot.
«La plupart des républicains préfèrent leur propre leader, même s’il est problématique.»
La population s’est diversifiée, avec une immigration récente de Latino-Américains et d’Asiatiques. Cela a conduit à la défaite des républicains, qui dominaient l’Etat, du moins lors des élections récentes –la présidentielle et celle pour le Sénat. Cependant, le parlement local et le poste de gouverneur restent fermement entre les mains des républicains. «L’Etat a évolué en dix ans, passant d’un Etat conservateur à un Etat clé», souligne Zachary Peskowitz, politologue à l’université Emory d’Atlanta. «Les élections se joueront à un fil. Dans tous les sondages fiables, la légères avance, quel que soit le candidat, reste dans la marge d’erreur.» La situation est différente de celle d’autres Etats pivots car l’économie se porte très bien. Mais cela ne signifie pas que Biden et Harris en retirent des bénéfices. La réussite économique, marquée par un faible taux de chômage, est perçue comme une réalisation du gouverneur républicain Brian Kemp. Cependant, la prospérité est inégalement répartie géographiquement. L’augmentation du coût de la vie est palpable. Et la crise du logement est sévère, en partie à cause de l’immigration en provenance d’autres régions du pays, qui a fait grimper les prix de l’immobilier. Zachary Peskowitz estime donc que l’économie reste un point faible pour Harris. En revanche, la question de l’avortement joue en défaveur de Trump.
Divisions entre républicains
Andra Gillespie, professeure de sciences politiques de la même université Emory, estime que les questions de fond sont importantes, mais «ce ne seront pas les thèmes qui feront la différence. Tout se jouera sur la capacité de chaque parti à mobiliser ses électeurs pour qu’ils aillent voter.» Elle collecte des données sur les lieux où républicains et démocrates installent des bureaux et envoient des travailleurs rémunérés pour rendre visite aux électeurs, les appeler, et éventuellement leur fournir un moyen de transport pour se rendre aux urnes. «Il y a encore des lacunes dans les deux campagnes. Ils ne parviennent pas à atteindre efficacement leurs électeurs. C’est un point plus crucial que le nombre de personnes présentes à un meeting.» Car celles-ci sont déjà mobilisées.
«Nous menons campagne comme des outsiders. Mais ne vous y trompez pas: nous allons gagner.»
Les républicains de l’Etat sont profondément divisés. Cet été, Trump a critiqué sévèrement le gouverneur Kemp lors d’un meeting à Atlanta. Brian Kemp, a-t-il déclaré, «s’est opposé à l’unité et au Parti républicain.» En d’autres termes, il ne s’est pas plié aux désirs de l’ancien président. Les différends ont été en partie résolus début octobre, lors d’une réunion à propos de l’ouragan Hélène. Trump peut maintenant bénéficier de l’infrastructure politique que Kemp a mise en place en Géorgie. Mais les tensions demeurent. Le conseil électoral de l’Etat, dominé par les partisans de Trump, voulait imposer des modifications tardives auxquelles les responsables des bureaux de vote n’étaient pas préparés. Ils auraient dû, entre autres, compter les bulletins de vote à la main. D’autres républicains ont fait annuler cette initiative par voie judiciaire. Ces querelles internes mèneront presque certainement à la contestation des résultats, surtout si l’écart est aussi serré que les sondages et les experts le prédisent.
Une polarisation négative défavorable à Harris
Si un candidat a tenté d’annuler les résultats de la dernière élection, a été poursuivi pour des pratiques mafieuses à la suite de celle-ci, et est en profond désaccord avec un gouverneur populaire, pourquoi les sondages montrent-ils, en Géorgie, un écart si faible? Adrienne Jones, professeure de sciences politiques au Morehouse College d’Atlanta, énumère quelques pistes. «Trump est une personnalité forte. Qu’on l’aime ou non, on ne pas lui enlever ça. Cela attire certains électeurs. Il est habile. Il est accusé d’ingérence électorale frauduleuse et parvient malgré tout à jouer les innocents. Il attise les tensions raciales. Et il est particulièrement motivé: la seule façon pour lui d’échapper à ses procès liés à la fraude électorale est de redevenir président.»
Sa collègue de l’université Emory, Andra Gillespie, voit une autre explication: la polarisation négative. «L’aile Trump est désormais dominante au sein du Parti républicain de Géorgie. Et la plupart des républicains qui ne sont pas d’accord avec lui ne se sentent pas pour autant enclins à voter pour Harris. Quelques-uns voteront bien pour elle ou s’abstiendront, mais la majorité votera pour Trump à contrecœur. Ils préfèrent sa politique à celle d’une démocrate. C’est ce qu’on appelle la polarisation négative. Ce n’est pas ce qu’ils souhaitent qui est déterminant, mais ce à quoi ils s’opposent. Ils sont contre tout ce que veulent les démocrates, et donc contre les candidats démocrates. Ils préfèrent leur propre leader, même s’il est problématique.»
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