Election présidentielle américaine: la Cour suprême et la tyrannie de la minorité
La droite conservatrice, en y installant ses juges, s’est octroyé le pouvoir de contester la moindre loi que prendra une éventuelle présidente démocrate. Sauf changement de majorité au Congrès…
Professeure émérite à l’université Paris Nanterre, Anne Deysine est experte sur les questions de justice aux Etats-Unis. Autrice de Les Juges contre l’Amérique, elle prédit une marge de manœuvre étroite en cas de victoire d’une démocrate à la présidentielle.
Comment expliquer la toute-puissance de la Cour suprême? L’était-elle à l’origine, ou a-t-elle été forgée au fil du temps?
A l’origine, la Cour suprême était peu attractive. Le poste de juge suprême ne jouissait pas du tout de l’aura et de l’attractivité qu’il a aujourd’hui. Mais peu à peu, la Cour a construit sa puissance par les affaires qu’elle a prises et par les décisions qu’elle a rendues, en particulier celle de 1803 dans laquelle elle s’octroie le pouvoir de décider de la constitutionnalité des actes du président et des lois du Congrès. Elle jouit aussi d’un pouvoir important parce qu’elle choisit les affaires qu’elle veut entendre. Elle a fait du lobbying auprès du Congrès en disant qu’elle avait trop d’affaires à traiter. Donc, il n’y a plus d’appel automatique comme devant la Cour de cassation. Grâce à deux lois adoptées par le Congrès, elle peut choisir. Il y a 8.000 pourvois par an. Elle se saisit de 60 affaires. La Cour suprême actuelle prend celles qui traitent de liberté religieuse, d’avortement, en fonction de ce qu’elle veut accomplir. Cela lui donne vraiment la latitude de déterminer une sorte d’agenda politique.
Vous décrivez dans votre livre une véritable opération de mainmise par la droite conservatrice de la Cour suprême, des Cours suprêmes des Etats et de l’appareil judiciaire. Quel rôle y a joué la Federalist Society?
La Federalist Society est la cheville ouvrière de cette coalition de droite. Elle identifie les étudiants conservateurs dans les facultés de droit. Elle les bichonne, les place dans les ministères, et ensuite dans les juridictions. Elle collecte les contributions, en millions de dollars, utilisées en publicités en faveur ou contre les candidats juges. Elle finance aussi les groupes de la galaxie de droite qui intentent des actions en justice pour faire évoluer la jurisprudence.
Une évolution dans le sens d’une plus grande neutralité de la Cour suprême est-elle encore possible?
Elle a rendu des décisions moins litigieuses à l’approche de l’élection. Et elle a accepté des affaires moins sensibles pour la prochaine session. J’ai pensé un moment que le président de la Cour, le chief justice John Roberts, très attaché à l’institution et à sa légitimité, pourrait faire pression sur ses collègues. Mais ceux-ci n’ont plus besoin de lui puisqu’ils peuvent avoir la majorité, cinq, sans lui (NDLR: la Cour suprême est composée de neuf juges). Il a donc perdu beaucoup de son poids, de la possibilité de pouvoir faire pression sur eux.
Vous écrivez que la Cour suprême a progressivement accordé à la religion une place longtemps réservée à la société laïque. Cette transformation est-elle simplement le reflet de l’évolution de la société américaine?
La société américaine a toujours été très religieuse. Il y a encore 20 ans, la quasi-totalité des Américains déclaraient appartenir à une Eglise ou à une autre confession. Néanmoins, l’influence de la religion a baissé. Mais la droite conservatrice est montée en puissance et elle est désormais très bien représentée dans la coalition de la droite qui cherche à s’accaparer les juridictions fédérales. Ce qui explique que six juges de la Cour suprême, sélectionnés par elle, soient catholiques et qu’ils partagent généralement ses convictions sur l’avortement, qui, dans leur entendement, serait un crime, et sur le fait que la religion doit être un pilier de la société.
«Avec cette prise de pouvoir des institutions par la minorité conservatrice, on ne peut pas parler de démocratie.»
De quelle façon la Cour suprême a-t-elle réduit le droit à l’avortement?
La Constitution adoptée en 1787 ne dit évidemment rien sur un éventuel droit à l’avortement. C’est un droit qui fut construit par les juges de la Cour suprême eux-mêmes en 1973, en s’appuyant sur les dispositions du 14e amendement. Lorsque les juges actuels ont voulu opérer un revirement de jurisprudence, ils ont simplement dit que les juges de 1973 avaient mal jugé. Et ils ont renvoyé la question de l’avortement aux Etats avec les dysfonctionnements auxquels on assiste aujourd’hui. Pour établir un droit constitutionnel fédéral, il faudrait une loi du Congrès. Ce qui implique une majorité démocrate à la Chambre et sans doute de mettre fin à l’obstruction au Sénat.
Les Cours suprêmes des Etats dominés par les Républicains ont-elles grandement contribué à restreindre l’accès au vote des minorités?
Déterminer et définir les modalités du vote relève des Etats. C’est la raison pour laquelle il n’y a aucune uniformité sur le nombre de jours de vote anticipé, sur la possibilité de voter par correspondance, etc. Parce que la question est du ressort du droit de l’Etat, elle relève aussi des juridictions étatiques et, en dernier ressort, de la Cour suprême de l’Etat. Celle-ci joue donc un rôle central. Des dizaines de contentieux au départ de tentatives par les républicains de changer les règles électorales ont été traités jusqu’à quelques jours avant les élections.
Peut-on dire que l’exécutif est phagocyté par la Cour suprême?
Si Kamala Harris est élue, cela dépendra des majorités au Congrès, mais il sera difficile de faire adopter la moindre loi. Donc, elle fera ce qu’ont fait Barack Obama et Joe Biden, tenter d’agir par décret présidentiel. Et là, sera mise en œuvre par la droite conservatrice une stratégie visant à contester systématiquement ces décrets au départ d’une juridiction favorable à ses intérêts, au Texas, en Floride… Donc, pour des raisons valables ou pas, ses décisions sont retoquées comme celles de Joe Biden sur la vaccination obligatoire dans les entreprises de plus de x personnes, ou sur l’exonération de la dette des étudiants qui avaient emprunté pour leurs études, etc. Sauf majorité démocrate dans les deux chambres, on peut penser que la présidence de Kamala Harris, si elle est élue, sera très entravée par le Congrès et par le pouvoir judiciaire.
Les Etats-Unis sont-ils encore une démocratie effective?
Les Etats-Unis ont été créés comme une république, pas comme une démocratie. On est en train de revenir à la règle de la minorité. Avec cette prise de pouvoir des institutions par la minorité conservatrice –on m’a reproché d’utiliser le terme de «complot» mais je l’ai fait sciemment–, on ne peut pas parler de démocratie. Cela fait deux présidents qui sont élus sans le suffrage populaire, George W. Bush et Donald Trump. Le Congrès adopte des législations beaucoup plus à droite que l’opinion ne l’est. Et la Cour suprême rend des décisions rejetées par 70% de la population, donc par des républicains aussi. Il s’agit bien d’une tyrannie de la minorité mise en place par cette galaxie de droite.
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