Le droit à l’avortement est un des acquis auquel les républicains américains comptent continuer à s’attaquer. © GETTY IMAGES

Présidentielle américaine: le Project 2025, ce programme ultraconservateur prêt à l’emploi pour Trump

Maxence Dozin
Maxence Dozin Journaliste. Correspondant du Vif aux Etats-Unis.

L’essentiel

• La fondation Heritage a publié un mémorandum de 900 pages appelé Project 2025, qui propose un train de mesures pour réduire l’influence de l’Etat fédéral aux Etats-Unis.
• Le document vise à refaçonner la présidence américaine et de nombreux points du programme sont alignés sur les positions de Donald Trump.
• Project 2025 recommande notamment de réduire la mainmise des agences fédérales sur les politiques environnementales et l’éducation publique.
• Il propose également un financement pour la construction du mur entre les Etats-Unis et le Mexique, ainsi que des politiques favorisant les valeurs religieuses et la famille nucléaire.

Réélu, Donald Trump pourrait s’inspirer du Project 2025 de la fondation Heritage. Un train de mesures pour, entre autres, réduire l’influence de l’Etat fédéral.

De toutes les élections présidentielles organisées depuis la fin de la guerre civile américaine entre 1861 et 1865, celle qui opposera le 5 novembre prochain Donald Trump à Kamala Harris pourrait marquer, idéologiquement, un tournant plus radical que celles ayant porté au pouvoir Richard Nixon en 1969, Ronald Reagan en 1981 ou Barack Obama en 2009. Si la coopération entre les deux grands partis a longtemps été rendue possible par une convergence de vues sur la défense du capitalisme et de l’économie de marché, des divergences irréconciliables en matière de valeurs et de gouvernance ont vu le jour au cours de ces quinze dernières années.

Historiquement limité dans ses attributions, le gouvernement fédéral des Etats-Unis a vu, depuis la crise bancaire de 1929 et la présidence du démocrate Franklin Roosevelt, une augmentation sensible de ses prérogatives. Les agences gouvernementales fédérales, consacrées à l’environnement, au travail, au transport… se sont ainsi multipliées jusqu’à atteindre le nombre de 430. Elle régissent aujourd’hui la quasi-totalité des secteurs de la vie publique des 320 millions d’Américains alors que le pays constitue historiquement, il est utile de le rappeler, une union d’Etats qui revendiquent une identité propre. Dans la pratique, ils ont perdu au cours des décennies une grande partie de leurs prérogatives au profit de l’Etat fédéral. Pour beaucoup d’Américains de droite, cette logique est allée trop loin, et «l’âme de l’Amérique» est désormais en jeu.

Lutte contre la bureaucratie

L’ire de ces électeurs conservateurs, que Trump n’a fait qu’exacerber, se concentre notamment sur le concept de «big government». Cette théorie soutient que l’exécutif fédéral est devenu tentaculaire et qu’il menace désormais les libertés individuelles défendues par les pères fondateurs du pays –libertés quasi sacrées, donc. Ces derniers, en majorité, voyaient dans un gouvernement fort une menace de tyrannie du type de celle longtemps exercée par le joug anglais contre les colonies.

Pour les sympathisants conservateurs, l’actuel Parti démocrate est jugé responsable de la propagation de la bureaucratie, en tire profit, et promeut des valeurs rentrant frontalement en confrontation avec l’ADN américain tel qu’ils l’envisagent, c’est-à-dire empreint d’amour de l’individualisme, de rejet des politiques égalitaristes et de mise sur un piédestal des valeurs familiales traditionnelles. «On ne parle pas actuellement d’un « big government » à la sauce Jimmy Carter ou Bill Clinton, déclare ainsi Russ Vought, militant conservateur proche de Donald Trump, on parle d’un « big government » à la sauce Barack Obama ou Joe Biden où toutes les décisions sont prises à l’aune d’un extrémisme en matière climatique et d’un agenda idéologique teinté de wokisme.»

Dans la capitale fédérale de Washington, les voix de personnages comme Russ Vought ont trouvé écho au sein de nombreux think tanks. Ceux-ci tentent de défendre et de propager chez les élus leur vision propre de l’Amérique, en matière de mœurs comme de politiques publiques. Parmi ces organisations, la fondation Heritage a publié, à la veille de l’élection de novembre, un mémorandum de 900 pages visant à refaçonner la présidence américaine. Sobrement intitulé Project 2025, ce recueil de mesures se décline comme un appel à un «prochain président», qu’il prend soin de ne pas citer, à œuvrer à la reprise en main de l’exécutif aux dépens de la «bureaucratie fédérale», devenue, selon eux, un «pouvoir en soi». «L’agenda du président, estime le cercle de réflexion, doit prévaloir sur les différents départements et autres agences fédérales, et non le contraire.»

«On parle d’un “big government” où toutes les décisions sont prises à l’aune d’un agenda teinté de wokisme.»

Le Project 2025 veut accroître les financements pour la construction du mur entre les Etats-Unis et le Mexique. © BELGAIMAGE

Une convergence d’intérêts entre Trump et Heritage

Si le nom de Donald Trump et celui du Comité national républicain ne sont jamais cités, et si l’ancien président lui-même ne s’est jamais revendiqué du document, la quasi-totalité des angles d’attaque du Project 2025 sont communs au programme du candidat républicain. Nombre de ses rédacteurs sont par ailleurs d’anciens ou d’actuels conseillers trumpistes. «En écrivant le Project 2025, la fondation Heritage a fait ce que d’autres comme elles font à la veille d’une élection présidentielle: rédiger une « lettre au père Noël », volontairement audacieuse, en espérant pouvoir influencer le futur locataire de la Maison-Blanche. De toutes les organisations conservatrices, Heritage constitue depuis longtemps une des plus combatives, et elle influence les présidents républicains depuis Reagan. Son Project 2025 est en tout cas un des plans les plus ambitieux jamais mis sur le papier par ses soins», estime Darren Dochuk, professeur d’histoire à l’université Notre Dame, en Indiana.

Au rang des recommandations faites par la fondation, la reprise en main par l’exécutif contre la «mainmise» des agences fédérales en matière de politiques environnementales et d’éducation publique est jugée prioritaire. L’agence fédérale de protection de l’environnement (EPA) doit être démantelée, tout comme son pendant du département de l’éducation (DOE), ce qui ouvrirait la voie à une disparition, souhaitée, de l’école publique.

En matière d’immigration, un nouveau financement de portions du mur entre les Etats-Unis et le Mexique est encouragé, tout comme un arrêt du subventionnement d’organisations non gouvernementales de protection des demandeurs d’asile. Heritage insiste par ailleurs pour que soient mises en avant des politiques respectueuses de la famille nucléaire et du mariage, axées sur des valeurs religieuses. Les nouvelles idéologies dites inclusives et le wokisme sont particulièrement visés: l’organisation estime ainsi que «le prochain président conservateur doit faire de la société civile une citadelle imprenable pour les guerriers de la culture woke», afin de parvenir à ce que des injonctions telles que «diversité, équité, égalité des genres» soient bannies, et que les politiques favorisant l’avortement «soient revues». L’arrêt de la commercialisation de la mifépristone, molécule provoquant un avortement chimique en début de grossesse, est recommandé.

Enfin, sont souhaités par Project 2025 une restriction drastique de l’utilisation des bons alimentaires (EBT) destinés au public paupérisé ainsi que la fin de l’effacement des dettes étudiantes, une mesure phare du mandat de Joe Biden. «De manière générale, il serait toutefois exagéré de penser que les recommandations de la fondation Heritage puissent servir de cadre de référence à une possible nouvelle présidence Trump. Même si Trump lui-même prend ses distances avec ce texte, on peut tout de même anticiper que de larges portions de celui-ci seront incorporées dans son programme de gouvernement: les intérêts du mouvement Make America Great Again et de ces cercles de réflexion sont tout simplement alignés», souligne le professeur Darren Dochuk.

«Pour le Parti républicain, la liberté n’est jamais mieux servie que lorsque l’Etat s’abstient d’interférer.»

Amaigrir le «big government» de Washington est un des leitmotivs des conservateurs américains. © GETTY IMAGES

Deux visions de la liberté

Le document de la fondation Heritage, s’il devait inspirer un Donald Trump réélu, constitue une menace évidente par rapport à la façon dont les démocrates envisagent depuis des décennies le rôle de l’Etat fédéral. Il doit constituer, selon eux, un régulateur politique et sociétal de première importance. Historiquement, le parti démocrate s’est profilé comme le moteur de changements sociétaux, sous Franklin Roosevelt (président de 1933 à 1945), Lyndon Johnson (1963-1969) ou encore Barack Obama (2009-2017), et comme le défenseur des minorités, au risque de tomber, selon ses adversaires, dans un certain clientélisme dont ils estiment qu’il ne participe pas à responsabiliser ses bénéficiaires.

Il n’est donc pas surprenant de voir Joe Biden estimer que le Project 2025 constitue «la plus violente attaque jamais intentée depuis la création des Etats-Unis contre notre modèle de gouvernement». «Différentes factions du Parti démocrate, centriste comme gauchiste, ont raison de craindre ce projet, conclut Darren Dochuk. Le document dans sa globalité suggère que ses rédacteurs ont des idées bien ancrées en matière de refonte de la gouvernance et de défense des valeurs. Par ailleurs, la fin projetée de nombreuses mesures environnementales devrait inquiéter ceux qui estiment qu’il s’agit là d’un effort collectif indispensable requis par notre époque. Enfin, ces mesures se profilent comme un coup de pied dans la fourmilière fédérale, dans la mesure où elles veillent à augmenter drastiquement la marge de manœuvre présidentielle au détriment de la bureaucratie et des agences fédérales. On comprend mieux pourquoi Trump pourrait s’inspirer de ce document, lui dont la soif de pouvoir ne connaît pas de limites», conclut Darren Dochuk.

On ignore si le milliardaire, s’il devait être réélu, s’inspirera du Project 2025 dans les grandes lignes ou dans la quasi-intégralité de ses propositions. On sait en revanche que le désaccord de fond entre la gauche et la droite sur le plan des orientations sociétales semble avoir atteint un pic historique. Aux Etats-Unis plus qu’ailleurs dans le monde, la liberté individuelle est sacralisée. Si le Parti démocrate estime qu’il revient au gouvernement de l’encadrer et de la protéger, le Parti républicain soutient, de son côté, qu’elle n’est jamais mieux servie que lorsque l’Etat central s’abstient d’interférer. Le plus inquiétant, peut-être, est d’observer que la voie du milieu semble avoir disparu du débat public. Signe des temps.

Bataille de think tanks

La volonté est-elle de surenchérir sur les dangers du Project 2025 pour faire peur à l’électeur indépendant ou républicain modéré au risque d’opérer des accommodements avec la réalité de son endossement par Donald Trump? Toujours est-il que dans le camp démocrate, on ne se prive pas de pointer les menaces que ce programme «caché» ferait peser sur la société américaine si, réélu, l’ancien président venait à l’appliquer. Pendant démocrate de la fondation Heritage conceptrice du projet, le Center for American Progress multiplie sur son site les articles qui, domaine par domaine, affecteraient le quotidien des citoyens. Le préambule qui présente cette série de contributions donne le ton: «Ce nouveau modèle autoritaire détruirait le système de garde-fous et de contrepoids vieux de 250 ans sur lequel s’appuie la démocratie américaine et donnerait aux politiciens, aux juges et aux entreprises d’extrême droite plus de contrôle sur la vie des Américains

Au gré des articles mis en ligne entre le 4 et le 9 septembre, on apprend ainsi que le Project 2025 «rendrait les écoles moins sûres pour les étudiants», «augmenterait les impôts de la classe moyenne et réduirait ceux des riches», «ferait passer les profits avant les patients» en matière de soins de santé et «serait un désastre pour les sanctuaires marins nationaux»… Qui a dit que les campagnes électorales américaines se réduisaient désormais à des échanges de slogans débridés?

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