Crise des opioïdes, solitude, armes… Toutes ces fractures américaines que le nouveau président devra réparer
Inégalités, violences, divisions culturelles… C’est une société en piteux état que la nouvelle administration à la Maison-Blanche devra tenter de ranimer.
«Qui croit encore en une Amérique multiculturelle, jeune et optimiste? Qui peut encore fonder un espoir dans les Etats-Unis d’Amérique, creuset de peuples venus du monde entier, dont les cultures mêlées étaient une promesse de paix et d’universel?» Les questionnements d’Amy Greene, enseignante à Sciences Po Paris et spécialiste de la politique des Etats-Unis, dans son dernier ouvrage, L’Amérique face à ses fractures (1), dessinent en creux les défis qui attendent le nouveau locataire de la Maison-Blanche. Son diagnostic sur la société américaine de 2024 est sévère. Il s’appuie sur des données sérieuses, inquiétantes. Mais n’est pas pour autant annonciateur d’une catastrophe inéluctable. Une perspective, au moins, portée par la jeunesse, laisse augurer un espoir de sursaut.
Isolement social
En attendant, le constat est à plusieurs égards alarmant. A côté de statistiques plus attendues sur l’augmentation, encore, de l’obésité ou sur la diminution, pour la première fois depuis 150 ans, de l’espérance de vie, celles concernant l’isolement social, développées dans le livre, interpellent sur une autre faille de la société américaine. D’après les données du rapport «Loneliness in America» de janvier 2024 produit par le département de recherche Statista, les Américains ont subi depuis le début des années 2000, soit sur une période de 20 ans, une raréfaction des contacts sociaux: moins sept heures par mois d’interactions sociales avec leur famille, moins quatorze heures mensuelles de moments conviviaux autour des loisirs dans les foyers, moins 20 heures de contacts par mois avec les amis…
Conséquence, «de plus en plus de personnes, et pas que des jeunes, sont dans un état dépressif, voire pensent à se suicider», explique Amy Greene.
«Beaucoup d’Américains vivent aujourd’hui moins longtemps, avec le pouvoir d’achat en berne…»
Crise des opioïdes
Les problèmes de santé mentale ne sont sans doute pas étrangers à l’explosion de la consommation d’opioïdes. Depuis 2000, plus d’un million d’Américains sont morts d’une overdose, les trois quarts après avoir consommé ce type de substances. Rien qu’en 2021, 80.000 décès ont été enregistrés dans ces circonstances. Plus de deux tiers d’entre eux –donnée inédite par rapport à d’autres sources de mortalité– touchent les citoyens blancs de milieux défavorisés.
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L’Agence fédérale pour le contrôle des maladies a estimé le coût de ce problème de santé publique à 1.500 milliards de dollars pour l’année 2020. Or, historiquement, l’émergence de cette crise est corrélée aux défaillances du système de santé américain. «Elle est due en premier lieu à la prescription légale des opiacés par les médecins: d’abord dans les années 1990, pour les patients ayant subi un traitement anticancéreux, puis au début du XXIe siècle, quand se sont libéralisées les prescriptions médicales touchant à la gestion de la douleur, rappelle Amy Greene dans L’Amérique face à ses fractures. En effet, recourir aux médicaments –notamment les opioïdes– étaient moins coûteux pour les patients qui n’avaient pas les moyens de s’offrir d’autres médecines alternatives comme la kinésithérapie, l’ostéopathie ou l’acupuncture.»
Accès aux soins de santé
Un quart de siècle plus tard, 42 millions de personnes vivent encore sans couverture médicale aux Etats-Unis. Et, faute de système de couverture universelle comme il en existe dans la plupart des pays européens, environ 70% des Américains sont couverts par une assurance privée de qualité variable, subventionnée –au moins partiellement– par leur employeur. C’est coûteux et n’aide pas à résorber les inégalités sociales. Mais est-ce réellement un objectif des responsables politiques américains? Les Etats-Unis sont le pays le plus inégalitaire des membres du G7 (Allemagne, Canada, France, Italie, Japon, Royaume-Uni). Dans les années 1960, un PDG gagnait 20 fois le salaire d’un employé moyen; en 2018, il gagnait 278 fois celui-ci. Et ces dernières années, le salaire des membres de la classe moyenne a eu tendance à stagner, ce qui entrave la croyance en la possibilité de «l’ascenseur social».
«Une terre d’opportunités où l’on peut passer de la misère à la fortune grâce à son travail: depuis trois siècles, cette perspective nourrit le rêve américain d’un horizon personnel illimité offert à chaque individu, d’où qu’il vienne. La réalité d’aujourd’hui, c’est qu’une telle promesse a perdu toute crédibilité pour un nombre croissant d’Américains qui connaissent, au contraire, la stagnation économique et une qualité de vie nettement dégradée par rapport à celle des générations précédentes, souligne Amy Greene. Selon les indicateurs health and wealth –santé et richesse–, seuls les Américains les plus riches ont véritablement accès à une vie meilleure. L’histoire des années 2020 est celle d’une dégradation continue qui creuse le gouffre entre l’ambition historique du pays et la réalité quotidienne des Américains. Beaucoup d’entre eux vivent aujourd’hui moins longtemps, avec un pouvoir d’achat en berne, en plus mauvaise santé et avec moins de perspectives d’ascension sociale que leurs parents.»
Contrôle des armes
Si certains vivent moins longtemps, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont des difficultés à accéder à des soins de santé de qualité. C’est aussi parce que l’Amérique n’a toujours pas réussi à régler son rapport aux armes. Ce surarmement, qui s’explique par des raisons historiques, est devenu un enjeu de santé publique. Depuis le début de la décennie, les «fusillades de masse» ont dépassé le nombre de 600 (610 en 2020, 690 en 2021, 647 en 2022). «L’opinion publique soutient globalement la possibilité de mesures de contrôle qui permettraient de faire baisser la présence des armes dans la société, telles que des vérifications préalables à l’achat, le refus de vente à certaines catégories de personnes, l’interdiction des armes de guerre… Mais très rapidement, pareil projet se heurte à la fracture politique entre la droite et la gauche. Elle rend impossible l’élaboration d’un consensus partisan. Aujourd’hui, on en est loin», rappelle Amy Greene.
Autre domaine de fracture entre les républicains et les démocrates, les droits des minorités. Il est loin le temps, dans les années 1960-1970, où un consensus pouvait être trouvé pour accroître les droits civiques des Afro-Américains. «L’Amérique a toujours connu des luttes pour l’émancipation. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que, tous les groupes se sentant menacés par les autres, on assiste à une concurrence généralisée des identités, qui éloigne le pays de l’idéal commun qui a fait de lui un objet d’admiration mondiale et qui le plonge désormais dans un affrontement entre désir de progrès et tendance au repli», écrit la professeure de Sciences Po Paris. Or, c’est parce que les mouvements d’émancipation nés au XXe siècle se sont retrouvés à l’arrêt, car entravés, que d’autres formes de combat sont nées dans les années 2000 en soutien des luttes des minorités (Black Lives Matter) ou des femmes (MeToo). Ainsi, Black Lives Matter «a éclairé la réalité brutale de l’usage abusif de la force envers les Noirs: parmi les 9.397 personnes tuées par des policiers aux Etats-Unis entre le 1er janvier 2015 et le 22 février 2024, 27% étaient des Noirs, alors qu’ils constituent environ 13% de la population américaine».
Le pouvoir de la jeunesse
Amy Greene n’estime pas que la méthode des militants afro-américains actuels soit plus radicale que celle des défenseurs des droits civiques dans les années 1960. Mais «la rhétorique religieuse qui assurait l’universalité de la lutte en est absente». Surtout, a émergé depuis cette époque «une identité blanche politique et culturelle». L’action de ses partisans a pris deux formes: «Celle de l’affirmation d’identités politiques débouchant sur une sorte de concurrence des identités victimaires, mais aussi celle de la recherche de la préservation institutionnelle du paradis perdu de l’Amérique éternelle, indique l’autrice de L’Amérique face à ses fractures. Pour certains Blancs dotés de peu de pouvoir ou de capital social, politique et économique, eux-mêmes oubliés par les dirigeants et par la mondialisation, le seul avantage relatif qui leur restait était le statut et la reconnaissance associés à la peau blanche. Et pour certains, ils s’y accrochent.»
Pour Amy Greene, «l’ensemble donne à voir une société fragilisée et divisée, dans laquelle le projet national commun et partagé s’efface sous la pression des colères et des peurs concurrentes que les institutions sont incapables de résoudre: racisme, sexisme, violences sexuelles, transphobie, homophobie… mais aussi perte de la qualité de vie, pauvreté, invisibilisation».
«De plus en plus de personnes, et pas que des jeunes, sont dans un état dépressif, voire pensent à se suicider.»
Ce sombre tableau de la situation sociale et politique des Etats-Unis peut faire craindre, comme le pronostiquent certains, un basculement dans une guerre civile. Amy Greene ne privilégie pas cette option. Pour en convaincre le lecteur, elle met en avant le dynamisme de la jeunesse américaine. «Ouverte, dans la diversité de ses composantes, à tous les questionnements du corps social, elle s’empare des outils qui sont à sa disposition pour tenter de briser un immobilisme généralisé qu’elle ne supporte plus. Sur tous les terrains où les adultes semblent avoir baissé les bras –dérèglement climatique, racisme, fléau des armes, pour ne citer que ces exemples–, c’est la jeunesse qui assume, dans la société américaine d’aujourd’hui, le leadership moral abandonné. Il en va, pour elle, de son avenir et de la reconnaissance de ses droits constitutionnels à la vie et à la liberté.» Il en va aussi de l’avenir des Etats-Unis.
(1) L’Amérique face à ses fractures, par Amy Greene, Tallandier Essais, 256 p.
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