
Comment Trump creuse les inégalités dans l’accès à l’enseignement et désespère les chercheurs
Aux restrictions des domaines de recherches et aux suppressions de financement d’universités, s’ajoute le démantèlement du département fédéral de l’Education. L’antiscience version Trump.
En signant le 20 mars un décret prévoyant le démantèlement du ministère fédéral de l’Education, Donald Trump a ajouté une pièce à son entreprise de démolition des politiques de promotion de la diversité et de lutte contre les discriminations. Une mesure purement idéologique même pas masquée par l’argument financier du dégraissage des services publics mené par Elon Musk à travers son département de l’efficacité gouvernementale.
Le démantèlement du ministère de l’Education n’est pourtant pas la mesure la plus spectaculaire de la croisade de Donald Trump contre le progressisme. D’une part parce qu’il n’y aura pas de fermeture complète du département. Pour cela, il faudrait que le nouvelle administration ait l’approbation du Congrès, dont 60 des 100 voix des sénateurs. Or, les républicains ne disposent que de 53 élus dans la chambre haute du Congrès américain. Donc, quand le maître de la Maison-Blanche fanfaronne d’avoir réalisé une de ses promesses de campagne, il est dans une certaine forme, habituelle, d’excès. En réalité, c’est à une dévitalisation du ministère qu’il va procéder. Le 12 mars, 1.900 des 4.100 fonctionnaires du département avaient d’ailleurs déjà été licenciés.
«La droite républicaine considère depuis des années que l’Etat fédéral veut endoctriner les jeunes.»
Les missions sociales en ligne de mire
D’autre part, le pays étant un Etat fédéral, ce sont les Etats fédérés qui exercent l’essentiel des compétences en matière d’enseignement, en particulier le contenu et l’organisation des cours. Les missions du ministère de l’Education sont limitées, mais essentielles sous certains aspects. «Dans le démantèlement du ministère fédéral de l’Education, il y a d’un côté l’idée libertarienne selon laquelle il faudrait « dégraisser » l’Etat, se débarrasser d’une bureaucratie coûteuse. Mais il y a surtout une raison idéologique, analyse Guy Haarscher, professeur émérite de droit à l’ULB et ancien professeur invité à l’université Duke, à Durham en Caroline du Nord. Le ministère de l’Education est considéré par la droite républicaine comme trop marqué à gauche. C’est d’ailleurs un ministère récent, créé par le président Jimmy Carter en 1979. L’enseignement aux Etats-Unis est principalement géré par les Etats et les districts scolaires. Le ministère de l’Education a pour fonction de fournir des ressources aux écoles qui en ont besoin, de gérer les prêts aux élèves, de faire en sorte que les étudiants pauvres puissent accéder à l’université, et surtout d’appliquer la loi sur les droits civiques, c’est-à-dire de lutter contre les discriminations raciales ou basées sur le genre.»
«On peut craindre que les inégalités s’accroissent, de même que les discriminations, que combattait l’Etat fédéral.»
«On voit depuis le début du second mandat de Donald Trump que ce qui compte pour les républicains, c’est de faire des effets d’annonce tonitruants sur une série de sujets qui importent à leur électorat, les politiques d’inclusion et de diversité, la « liberté d’expression », l’immigration, la police…, explique Julien Labarre, maître de conférences en science politique à l’université d’Etat de Californie, à Dominguez Hills. Le but recherché par l’administration avec le démantèlement du département de l’Education est de mettre fin aux bourses délivrées aux étudiants les plus vulnérables et aux garanties pour le respect des lois fédérales relatives aux droits civiques et à la lutte contre la discrimination, le harcèlement scolaire, sexuel… Le président Trump affirme que certaines de ces missions essentielles du département de l’Education seront transférées à d’autres agences, mais on n’est pas obligé d’y croire…» Il a aussi assuré que le programme «Titre 1» qui accorde des subsides à des écoles accueillant de nombreux enfants de familles défavorisées ainsi que les dispositifs d’aide aux élèves ayant des besoins spécifiques seront complètement préservés…
Contre l’«Etat profond»
«Les Etats-Unis pratiquent le spoil system (NDLR: «aux vainqueurs, reviennent les dépouilles, ou les gains»). A chaque nouveau gouvernement, les têtes de l’administration changent. Donald Trump est persuadé que l’ »Etat profond » penche pour les démocrates, qu’il est même dominé par les « marxistes », rappelle Guy Haarscher. Cette obsession est particulièrement marquée en ce qui concerne le ministère de l’Education: la droite républicaine considère depuis des années que l’Etat fédéral veut endoctriner les jeunes, notamment en leur fournissant des matériaux scolaires sur le genre, les théories raciales, etc. Elle considère que cette intervention constitue une entrave à la liberté des Etats et des districts scolaires conservateurs. Le démantèlement du ministère leur permettra d’avoir les mains libres. Dès lors, on peut craindre que les inégalités s’accroissent, de même que les discriminations, que combattait l’Etat fédéral.»
«On peut faire un parallèle avec la décision récente de la Cour suprême renversant sa jurisprudence sur l’avortement, qui n’est désormais plus un droit protégé par l’Etat fédéral, poursuit le professeur émérite de l’ULB. Cet arrêt n’a pas changé grand-chose dans les Etats dirigés par les démocrates, lesquels ont au contraire souvent consolidé les protections dont bénéficient les femmes. Mais les choses se passent à l’opposé dans les Etats républicains, qui sont maintenant libres d’adopter des politiques extrêmement restrictives.» Le même scénario se profile à propos de l’enseignement. Dans un Etat dirigé par les démocrates, le ministère de l’Education tentera sans doute de compenser par des mesures propres la disparition des missions sociales du département fédéral de l’Education. Dans un Etat dirigé par les républicains, prévaudra une vision conservatrice de l’enseignement.
«On n’en est pas encore au coup d’Etat, mais le danger est là.»
Reconquérir l’Etat
Quoi qu’il en soit, cette décision de dévitalisation du ministère fédéral de l’Education s’inscrit dans la droite ligne d’autres mesures visant le monde de l’enseignement, notamment par la réduction des programmes de diversité, équité et inclusion et par la suppression de centaines de millions de dollars de subventions à certaines institutions. La situation de l’université de Columbia à New York est emblématique de cette offensive contre les bastions de la gauche. Elle a été à la pointe de la défense de la cause palestinienne au plus fort du débat aux Etats-Unis sur l’aide, quasi inconditionnelle sous Joe Biden, apportée par les Etats à Israël dans son conflit contre le groupe islamiste Hamas dans la bande de Gaza. «L’administration Trump s’en prend à tous les programmes liés au climat, au genre, à la lutte contre le racisme. Tout cela témoigne d’une volonté idéologique: la droite radicale veut reconquérir l’Etat, la société, la magistrature, la presse, la culture… Si on replace l’affaiblissement du ministère de l’Education dans ce contexte, la situation se révèle très inquiétante», avance Guy Haarscher.
«Cette politique pose la question de l’étendue des prérogatives présidentielles sur le pouvoir exécutif, met en garde Julien Labarre. Le département de l’Education fait partie de la branche exécutive du gouvernement. Les conservateurs depuis plusieurs années militent pour ce qu’on appelle la « théorie de l’exécutif unitaire », cette idée que le président a un contrôle suprême sur le pouvoir exécutif et qu’il peut prendre des décisions d’embauche ou de renvoi d’employés fédéraux à loisir. Cette théorie juridique est contestée.»
«Checks and balances» bafoués
«Une telle politique traduit la volonté de renforcer considérablement le pouvoir exécutif, prolonge Guy Haarscher. Les checks and balances, piliers de la Constitution des Etats-Unis, impliquent des contrôles mutuels et un équilibre entre le président, le Congrès et le pouvoir judiciaire. Au Congrès, les élus républicains n’osent pas bouger d’un pouce, l’intimidation règne. S’ils osent critiquer l’action de Trump, Musk et d’autres dépenseront des sommes d’argent colossales dans les primaires républicaines pour les faire battre. Quant à la Cour suprême, sa majorité est solidement conservatrice. Depuis deux mois, Trump s’attaque très durement à l’exécutif, ce qui peut paraître paradoxal, parce qu’il en est le chef. Mais il essaie de se débarrasser des normes qui imposent de passer dans certaines circonstances par le Congrès, de ne pas licencier les gens sans respecter la réglementation, de respecter l’éthique et la déontologie.»
«Des juristes de l’entourage de Trump défendent cette « théorie de l’exécutif unitaire ». Par exemple, au lieu d’adopter une attitude impartiale, Trump utilise le ministère de la Justice comme instrument de vengeance pour attaquer ses « ennemis ». Dans ce contexte, ce qu’il projette au ministère de l’Education relève du règlement de comptes. Il s’agit de s’en prendre à tout ce qui limite son pouvoir, jusqu’à l’établissement correct des faits qui contredisent ses mensonges quotidiens: d’où l’intimidation des universitaires et des journalistes. On n’en est pas encore au coup d’Etat, mais le danger est là.»
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