Baisse du soutien américain à l’Ukraine: « La vague populiste emporte tout »
Mercredi, le Congrès américain a échoué à avancer sur une grande enveloppe de plus de 106 milliards de dollars, comprenant des fonds pour l’Ukraine. « La vague populiste emporte tout », met en garde Serge Jaumain, professeur d’histoire contemporaine à l’ULB, et spécialiste des Etats-Unis.
A l’heure actuelle, les Etats-Unis sont le pays fournissant le plus important soutien militaire à Kiev. Le Congrès a engagé plus de 110 milliards de dollars depuis l’invasion russe en février 2022. L’échec est une déconvenue pour Joe Biden, qui avait exhorté à l’approbation de ces fonds lors d’un discours très solennel. Leur blocage serait « le plus beau cadeau » offert au président russe Vladimir Poutine, a-il prévenu, en affirmant que le maître du Kremlin, s’il parvenait à s’emparer de l’Ukraine, « ne s’arrêtera(it) pas là ».
Un blocage de fonds équivaudrait à un scénario catastrophe pour Kiev, dont la contre-offensive à l’été n’a pas apporté les gains territoriaux espérés. Pourquoi le Congrès américain n’arrive-t-il pas à se mettre d’accord pour prolonger l’aide à l’Ukraine ? Entretien avec Serge Jaumain, professeur d’histoire contemporaine à l’ULB, et spécialiste des Etats-Unis.
Comment expliquer ce blocage de fonds destinés à l’Ukraine?
Les derniers sondages indiquent une désaffection lente, mais progressive, de la population américaine par rapport à l’idée de continuer à soutenir financièrement l’Ukraine. Au début du conflit, il y a eu un sentiment d’urgence dans la population américaine considérant qu’il fallait soutenir très massivement les Ukrainiens. Elle estimait que c’était la sécurité même des Etats-Unis qui était mise en cause, mais aujourd’hui, cette crainte a tendance à diminuer. La particularité, c’est qu’il y a une ligne très forte qui sépare démocrates et républicains. La très grande majorité des électeurs républicains juge qu’il faut mettre un terme à ces financements, alors qu’une majorité de démocrates estime l’inverse. La population est donc de plus en plus divisée.
L’autre élément, ce sont les enjeux politiques extrêmement importants. Ils sont liés notamment à la proximité des élections de novembre, pas seulement présidentielle, mais aussi à la Chambre des représentants. L’élément principal, c’est la politique migratoire à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis où les républicains voudraient renforcer à la politique sécuritaire des Etats-Unis par rapport aux migrants. Ils estiment que Joe Biden ne va pas assez loin. Ils essaient d’utiliser en partie le débat sur l’Ukraine pour faire modifier cette politique.
Il y a aussi la volonté de renforcer l’autorité chargée des contrôles fiscaux, également rejetée par les républicains. L’idée, c’est donc de lier ces enjeux politiques extérieurs à des enjeux de politique intérieure. Avec bien entendu en ligne de mire les élections, en sachant qu’aux Etats-Unis, la politique extérieure est beaucoup moins importante. Ils ont les yeux rivés sur la politique intérieure.
En même temps, ce blocage est assez inquiétant, car pour la démocratie, et notamment la démocratie américaine, il est difficile de maintenir un soutien aussi important à un pays extérieur comme l’Ukraine, même si les dangers que représente Poutine sont connus.
C’est précisément ce qu’attend Poutine : un effritement du soutien américain?
Bien entendu. Ce qui est particulier, c’est que parmi les républicains, même parmi ceux qui se sont opposés lors du dernier vote, il y a une majorité très opposée à la Russie, et très inquiète par rapport à la politique de Poutine. Mais finalement, avec les élections qui arrivent, on a l’impression que la vague populiste emporte tout. Du côté de l’administration Biden, on a essayé de faire une sorte de package en liant Israël, et l’Ukraine pour faire passer un vote sur une aide financière massive. Mais ce sera de plus en plus difficile au fur et à mesure que l’on se rapproche des élections.
Qu’adviendra-t-il de l’Ukraine si Trump est réélu ?
Ce sera alors le début d’un tout nouveau chapitre. Dans sa campagne, il dit qu’il ira voir son ami Poutine pour trouver un deal, comme un homme d’affaires. Et il est capable d’entamer ce type de démarche, mais s’il est réélu, de plus en plus d’analyses prédisent un chamboulement du champ politique américain. Certains n’hésitent pas à évoquer un système dictatorial. Il est très probable que l’élection de Trump signifierait la fin d’aide financière très importante pour l’Ukraine. Il va évidemment faire campagne sur ce thème, en laissant entendre que Joe Biden s’occupe un peu trop de l’international.
Le retour de Donald Trump serait donc catastrophique pour l’Ukraine ?
L’Ukraine est soutenue à bout de bras par les Etats-Unis. Et financièrement, ce sont les Etats-Unis qui sont au cœur de l’action. En outre, dans un conflit de cette nature, il s’agit surtout d’une aide militaire en terme de matériel. Pour le moment, il y a des usines militaires qui tournent à plein rendement aux Etats-Unis et qui assurent de l’emploi à beaucoup de gens. C’est assez paradoxal, mais du côté de Joe Biden, on laisse entendre qu’en cas de l’arrêt de l’aide, il y a une série d’ouvriers qui vont perdre leur emploi. C’est une manière de dire qu‘il est inexact que l’économie américaine n’en profite pas. On a l’impression qu’on donne uniquement des fonds à l’Ukraine, mais on fait travailler aussi des entreprises américaines.
En outre, ce conflit affaiblit très fortement la Russie et renforce par conséquent le poids américain sur la scène internationale par rapport à la Russie. Il est clair qu’aujourd’hui les deux grands acteurs, ce sont les Etats-Unis et la Chine. Empêtrée dans ce conflit, la Russie perd une partie de l’influence internationale qu’elle avait.
L’Europe pourra-t-elle remplacer l’aide américaine ?
L’Europe va continuer évidemment à soutenir l’Ukraine, même si là aussi, il y a des divisions qui voient le jour. L’enjeu démocratique est extrêmement important pour les dirigeants qui doivent réussir à expliquer la raison de ce conflit, et à continuer à montrer les raisons pour lesquelles on soutient l’Ukraine, alors qu’en Europe comme aux Etats-Unis, il y a eu un énorme sentiment de sympathie par rapport à l’Ukraine au début, mais plus la guerre se prolonge, plus ce sentiment s’effrite
Le conflit Israël-Hamas a-t-il détourné le regard de l’Ukraine ?
Effectivement. Et en plus, aux Etats-Unis, il perturbe aussi les débats, car il y a une fraction du parti démocratique qui reproche à Biden de ne pas refreiner la politique israélienne dans la bande de Gaza. Au Sénat, Bernie Sanders – sénateur de la gauche américaine – a laissé entendre qu’il n’était pas prêt à ce que dans le même package l’on envoie 14 milliards de dollars pour soutenir la politique israélienne.
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