Les enjeux de l’élection américaine: réindustrialiser par l’innovation, l’affaire de l’Etat?
L’essentiel
• Le plan d’investissement public de Joe Biden, « Build Back Better », a permis de libérer des fonds pour les transports publics et les travaux d’infrastructures critiques.
• Pittsburgh, ancienne métropole du charbon et de l’acier, s’est transformée et réindustrialisée en centre de nouvelles technologies (robotique et santé).
• La ville manque toutefois encore de capitaux pour soutenir pleinement son innovation.
• Les démocrates de Pittsburgh doivent néanmoins équilibrer la préservation des emplois traditionnels industriels avec la promotion des nouvelles technologies.
• Les républicains, perçus comme plus compétents en économie et en finances dans l’Etat, pourraient néanmoins remporter l’élection en Pennsylvanie.
L’avenir des Etats-Unis se jouera le 5 novembre lors du scrutin présidentiel. Tout l’été, Le Vif sonde les Américains sur le mode «un Etat pivot, un thème de campagne». Cette semaine, la Pennsylvanie.
On ignore encore à ce stade quels seront les principaux axes du programme de la probable future candidate démocrate à l’élection présidentielle américaine du 5 novembre prochain. Si Kamala Harris désire reprendre le flambeau de son prédécesseur Joe Biden, elle pourra s’inspirer de la posture qu’il a affichée à l’entame de son mandat, celle d’un «président des grands chantiers». A la tête d’un pays alors en pleine crise sanitaire, le dirigeant démocrate a engagé lors des deux premières années de sa présidence une série de chantiers censés remettre les Etats-Unis sur pied, et les préparer au mieux à ce qu’il considérait comme les grands défis de la première moitié du XXIe siècle. Outre une transition énergétique d’ampleur, il propose alors au Congrès d’avaliser un vaste plan d’investissements publics en matière de soutien social et d’infrastructures, le plus ambitieux depuis celui mis en place par Franklin Roosevelt, président de 1933 à 1945, à la suite de la crise bancaire de 1929.
L’histoire a retenu que près de deux trillions de dollars ont été investis dans la lutte contre le Covid, dans le développement de nouvelles énergies et dans des travaux de modernisation des infrastructures nationales, mais que le volet social de ce projet (entre autres la gratuité de certaines études supérieures et de différents soins de santé) a été largement raboté. La responsabilité en incombe à l’obstruction de deux sénateurs démocrates «frondeurs». Avec un exécutif et un pouvoir législatif sous contrôle des démocrates, même si la majorité à la Chambre et au Sénat est étriquée, l’occasion était unique de relever ce défi. Cette demi-déconvenue rappelle aux dirigeants du Parti démocrate l’étroitesse de la marge de manœuvre de tout président, du fait du système institutionnel américain.
Infrastructures publiques décrépites
Le plan d’investissement de Joe Biden baptisé «Build Back Better» a tout de même permis de libérer des sommes substantielles dont ont bénéficié de nombreux secteurs de l’économie nationale, notamment les transports publics et les infrastructures critiques. Le président, dont on connaît l’amour inconditionnel pour le train, le savait mieux que quiconque: les routes, les ponts, les ports, les gares, le système ferroviaire constituent un des tendons d’Achille de la nation. Pas étonnant, dès lors, que les voyages en train soient extrêmement peu populaires aux Etats-Unis, notamment en raison de la lenteur des véhicules. Il faut, par exemple, plus de quatre heures pour relier New York et Washington, villes pourtant distantes de seulement 300 kilomètres. Le réseau routier n’est pas mieux loti alors que l’automobile règne en maître dans l’ensemble du pays. Les ponts routiers sont dans un état de décrépitude avancé; plus d’un tiers des quelque 600.000 structures du pays ont plus de 50 ans. En août 2007, treize personnes ont trouvé la mort dans l’effondrement d’un pont dans le Minnesota.
D’une manière plus générale, ce plan d’investissements publics a mis en lumière une certaine léthargie de l’Etat central qui, souvent, peine à procurer aux villes et régions les infrastructures dont elles ont besoin pour se développer. Le pays est riche, mais les richesses sont concentrées dans certains territoires, au contraire d’autres structurellement négligés ou laissés à l’abandon lorsque l’innovation se tarit et que les capitaux migrent ailleurs. Les pouvoir publics, souvent exsangues, sont alors invités à prendre le relais.
«Quatre-vingts pour cent des emplois liés à l’industrie du charbon ont disparu dans la région de Pittsburgh.»
Ancienne métropole du charbon
Un tel paradigme est visible à Pittsburgh, ville de plus de 300.000 habitants à l’extrême ouest de l’Etat de Pennsylvanie. La métropole, située à la confluence des rivières Allegheny et Monongahela, est réputée pour ses dizaines de ponts et tunnels permettant d’y accéder, tous gérés par les pouvoirs publics. Leur état est généralement médiocre. Ancienne terre d’acier et de charbon, la vallée, justement, a dû se transformer à la fin des années 1980 et opérer une mue vers les nouvelles technologies pour palier le déclin progressif de son industrie lourde. Les capitaux internationaux et les investissement privés avaient alors migré vers le continent asiatique. «Pittsburgh était autrefois réputée pour la qualité de son charbon nécessaire à la production d’acier. Mais cet avantage compétitif s’est perdu au tournant des années 1990 car les nouvelles technologies ont permis de se passer de charbon. Quatre-vingts pour cent des emplois liés à cette industrie ont disparu, souligne Chris Briem, économiste à l’université de Pittsburgh. La ville a donc dû se réinventer.»
Cette mue est bien visible de nos jours. Passés les bâtiments modernes de deux grandes universités locales (Pittsburgh et Carnegie Mellon) dont l’essentiel des budgets de recherche est dédié au secteur médical et aux nouvelles technologies, on croise souvent sur les routes de la localité des voitures sans chauffeur en phase de test, détenues par des start-up locales ou des entreprises davantage établies, comme Ford, toutes désireuses de mettre sur le marché la prochaine génération de véhicules grand public. «Avec l’effacement progressif de l’industrie du charbon et de l’acier, Pittsburgh a perdu près de la moitié de ses habitants en deux décennies à peine. Nous nous sommes mis à la recherche d’une solution pour faire rentrer la ville dans une nouvelle phase de son développement, se souvient Thomas Murphy, maire démocrate de 1994 à 2006, au sujet de cette transition rendue nécessaire par l’évolution des technologies. Nous avons décidé de tout miser sur des partenariats public-privé en veillant à laisser aux universités locales l’espace physique pour développer leurs activités.»
«A Pittsburgh, sont présents de nombreux innovateurs en robotique qui ont inventé des technologies jamais vues auparavant.»
Secteur médical et robotique
Ce choix s’est révélé payant. Au centre-ville, les deux établissements universitaires construisent ainsi à tour de bras de nouveaux bâtiments ultramodernes censés assurer le futur économique de la région. Le plan «Build Back Better» de Biden est aussi passé par là, ce dernier ayant octroyé une somme de 60 millions de dollars aux deux institutions pour développer des nouvelles technologies dans les secteurs médical et de la robotique, les deux fers de lance de la ville. Les employeurs privés se déplacent ainsi aujourd’hui depuis tout le pays pour tirer le meilleur parti des cerveaux installés dans la région après avoir fini leur formation.
De nombreuses entreprises de la «tech» sont ainsi présentes sur place, bien loin pourtant de la Silicon Valley. «Nous avons décidé d’installer notre siège à Pittsburgh car c’est un endroit où sont présents de nombreux innovateurs en robotique qui ont inventé des technologies jamais vues auparavant. Il n’empêche, les capitaux, eux, ne sont pas encore présents en masse sur place, ce qui nous force à faire des voyages réguliers en baie de San Francisco, là où se trouvent les investisseurs, pour nouer des contacts», indique Brandon Contino, jeune ingénieur ayant fait ses études à Pittsburg et fondateur de Four Growers, une entreprise de récolte automatisée de fruits et légumes.
Avantage aux républicains?
S’ils ont réussi à diversifier le paysage économique de la vallée vers les nouvelles technologies et à en faire un choix payant, les élus démocrates de Pittsburgh, qui dirigent la ville depuis 90 ans, sont également confrontés à la nécessité de préserver les quelques milliers d’emplois d’ouvriers de ce qui reste de l’industrie du charbon et de l’acier, et surtout ceux qu’offre aujourd’hui l’exploitation du gaz de schiste, fort répandue dans la région. Autant d’activités réputées peu respectueuses de l’environnement. Une nouvelle présidence de Donald Trump provoquerait en tout état de cause un coup d’arrêt aux velléités «vertes» portées par les démocrates, le milliardaire n’ayant jamais fait secret de ses inclinaisons en la matière: l’exploitation de gaz de schiste en Pennsylvanie, vitale à toute une région, sera ainsi maintenue, le candidat républicain s’y est engagé.
Que ce soit dans les nouvelles technologies ou dans les secteurs plus traditionnels de l’économie, les républicains sont généralement vus par l’opinion publique comme plus aguerris sur les questions économiques et financières. Après l’intronisation de Joe Biden en 2021, les démocrates ont fait le pari de relever les «grands défis» du siècle. Les secteurs publics et privés en ont bénéficié. Mais en Pennsylvanie comme dans d’autres Etats de la Rust Belt, la «ceinture de la rouille» du nord-est industriel des Etats-Unis, il se pourrait que les électeurs tournent le dos aux conceptions progressistes des démocrates et leur préfèrent une vision plus pragmatique, centrée sur le programme «America first» du candidat républicain.
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