Les enjeux de l’élection américaine (6/6): la question migratoire, entre fantasme et nécessité
L’avenir des Etats-Unis se jouera le 5 novembre lors du scrutin présidentiel. Tout l’été, Le Vif sonde les Américains sur le mode «un Etat pivot, un thème de campagne». Cette semaine, l’Arizona.
Un séjour dans la vallée de Phoenix, où les températures atteignent en ce début août les 46 degrés à l’ombre –un record depuis 1975– permet d’imaginer l’âpreté des conditions de déplacement des migrants qui, quelques centaines de kilomètres plus au sud, entament chaque jour un périple pour pénétrer sur le territoire américain. Bien que la capitale de l’Arizona jouisse d’un microclimat en raison de sa localisation dans une cuvette où les vagues de chaleur ont tendance à stagner, la température telle qu’elle se présente à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis n’est pas radicalement différente, surtout en été. Entre chaleur extrême et sécheresse, rien dans le voyage des nombreux hispanophones qui tentent d’accéder aux Etats-Unis ne s’apparente à une sinécure.
Malgré les portions de mur érigées sous la présidence de Donald Trump tout au long de la frontière, de San Diego en Californie à Brownsville au Texas, près de trois millions de personnes, soit l’équivalent d’un peu moins d’un pour cent de la population américaine, arrivent chaque année illégalement sur le territoire nord-américain. Une partie substantielle d’entre elles est interceptée par l’ICE (Immigration and Customs Enforcement), la police des frontières, et expulsée vers le Mexique. Mais un certain nombre de migrants disparaissent dans la nature et viennent gonfler les rangs des travailleurs sans papiers qui, des ouvriers dans les champs de l’Oregon au petit personnel hôtelier du Texas, travaillent pour quelque dix dollars de l’heure. «Pour l’essentiel, il s’agit d’une population dont l’économie américaine aurait bien du mal à se passer, rappelle Stephen, habitant de la région et sympathisant démocrate. Les discours des politiciens sur ce sujet sont opportunistes. Si elle venait à disparaître à cause d’une politique d’expulsion plus volontariste, ce serait la banqueroute assurée.»
Débat stérile?
Le traitement de la question de l’immigration est passablement schizophrénique pour les décideurs américains. Républicains et démocrates passent leur temps à s’écorcher sur le sujet. Donald Trump, qui promet à ses électeurs des expulsions massives, tire à boulets rouges contre la gauche et l’«inaction de Kamala Harris». Mais en réalité, les deux partis ne semblent pas avoir de vraie stratégie pour régler le problème.
Il ne faut en tout cas pas chercher bien loin pour trouver les motivations des disputes politiciennes sur ce sujet. D’après les sondages, l’immigration illégale constitue le sujet de préoccupation numéro un des Américains en cette période électorale, et tout le jeu, pour les deux camps, consiste à se rejeter la faute de l’inaction fédérale dans ce domaine. Dès lors, faute de volonté politique bipartisane, aucune réforme d’ampleur ne semble se dessiner à l’échelon national. La dernière remonte à 1986.
Il n’empêche, la paralysie fait plutôt le jeu de la gauche. «Les immigrés latinos qui se voient à terme octroyer la nationalité et le droit de vote, à savoir un peu plus de 15% d’entre eux, votent quasiment exclusivement pour le Parti démocrate», comme le rappelle pertinemment un sympathisant républicain. Il faut en effet en moyenne une génération pour, une fois le temps de l’installation et de l’assimilation passé, changer de comportement électoral. Ainsi, il n’est pas rare, dans les Etats du sud, de voir des anciens immigrés latinos défendre les couleurs du Parti républicain. Paradoxalement, ils se montrent d’ailleurs en général assez fortement opposés à une politique trop permissive en matière d’immigration.
«Si les migrants disparaissaient à cause d’une politique d’expulsion plus volontariste, ce serait la banqueroute assurée.»
Dépendance de l’économie
La raison qui pousse à l’inaction politique dans la lutte contre l’immigration est simple, et quiconque séjourne sur le territoire américain peut aisément la percevoir. L’économie dans sa globalité repose en effet sur les «petites mains» qui occupent des postes dont les Américains de souche ne veulent plus. L’histoire personnelle de José Natera Bello en constitue une bonne illustration. Ce quinquagénaire, qui a quitté son Venezuela natal à la mi-2022, a mis cinq mois pour faire la route entre Caracas et la frontière sud du Texas, où il a été une première fois intercepté puis refoulé au Mexique. Il a ensuite retenté sa chance, pour cette fois parvenir à passer entre les mailles du filet.
N’ayant aucune chance de pouvoir s’enraciner dans le Sud où les juridictions locales sont beaucoup plus rudes en matière d’immigration illégale, il a préféré faire route, en bus, vers New York, où les contrôles d’identité sont inexistants, pour y déposer une demande d’asile. En attendant, il travaille comme gardien de parking dans une chaîne de supermarché, ce qui lui permet d’envoyer quelques centaines de dollars chaque mois à sa famille restée à Caracas. Il s’estime «chanceux», mais rappelle qu’en l’absence d’un jugement de fond sur sa demande de papiers, sa situation reste «précaire».
Coopération avec les Etats
Esteban Tario, lui, a connu un parcours plus facile vers la naturalisation. Arrivé en 2016 en Floride dans une embarcation de fortune depuis Cuba, où il est né, il a, en vertu de sa nationalité d’origine, obtenu sans trop de peine des papiers américains, ce qui lui permet aujourd’hui de multiplier les petits boulots dans la région de Phoenix, en toute tranquillité d’esprit, au contraire de José Natera Bello qui, lui, peut à à chaque instant se faire expulser. «Je ne comprends pas pourquoi les Américains sont si à cheval sur les questions d’immigration, explique Esteban Tario dans un anglais approximatif. Les gens ont la mémoire courte, puisque les Etats-Unis constituent historiquement une nation d’immigrants: il n’y a qu’à voir où étaient les Américains d’origine italienne il y a trois générations, ou, plus anciennement, les Irlandais.»
Les routes qu’empruntent les migrants tout comme les pays d’origine les plus représentés (Mexique, Venezuela en premier lieu) sont bien connus. La stabilité politique des pays latino-américains, tout comme la lutte contre la corruption en leur sein, constituent donc une priorité du département d’Etat américain dans ses efforts pour endiguer l’immigration illégale aux Etats-Unis. Mais sans grand succès. «Aucun des deux partis, malgré la rhétorique officielle, ne souhaite véritablement régler la question migratoire, en premier lieu parce que le pays, globalement, en bénéficie, estime Kirk, un sympathisant républicain vivant en Arizona mais originaire du Wyoming. La seule manière pour le gouvernement américain de tarir la source de l’immigration illégale aux Etats-Unis est de prendre le problème sous un autre angle et de travailler en collaboration avec les gouvernements d’Amérique centrale, en premier lieu celui du Mexique, pour tenter d’endiguer la corruption et de donner à ces gens l’envie de rester chez eux. Une chance que l’immigration latino aux Etats-Unis soit de la même confession religieuse que la majorité des habitants de ce pays, sinon le problème serait tout simplement ingérable», estime-t-il.
«Une chance que l’immigration latino soit de la même confession que la majorité des Américains, sinon le problème serait ingérable.»
Etat fort convoité
Par sa position géographique, l’Arizona est au cœur des questions migratoires en Amérique. Au contraire des territoires voisins les plus touchés par l’immigration (le Texas penche nettement à droite tandis que la Californie vote systématiquement démocrate), il est en situation d’Etat pivot d’un point de vue électoral. Il n’est donc pas surprenant que le Parti républicain et le Parti démocrate y envoient en meeting leurs candidats, notamment à Phoenix, la capitale de l’Etat.
Un coup d’œil sur les artères les plus fréquentées de la ville permet d’ailleurs de constater qu’à tous les niveaux de pouvoir (législature locale, Sénat fédéral et présidence), ils présentent des personnalités dont les noms sont bien connus à l’échelle nationale. Dans le camp conservateur, ils le sont généralement pour de mauvaises raisons. De Kari Lake, candidate républicaine au Sénat, à Abe Hamadeh, prétendant à la Chambre des représentants, ils ont tous soutenu que la victoire de Donald Trump en 2020 avait été volée lors d’élections «manipulées». Le Parti démocrate, de son côté, redouble d’activisme pour faire en sorte que les onze grands électeurs que compte l’Etat restent bien dans son escarcelle. Il y a quatre ans, Joe Biden avait triomphé de Donald Trump en Arizona d’un tiers de pour cent.
Ce n’est donc qu’une demi-surprise de constater que Kamala Harris, qui était en charge du dossier migratoire sous la présidence de Biden, sera présente à Phoenix le 9 août pour son premier «pit-stop» de campagne depuis qu’elle est assurée d’être la candidate démocrate à l’élection présidentielle. Elle peut être certaine que toutes ses déclarations en matière de droit à l’asile seront scrutées par le camp Trump, qui entend faire de la question son angle d’attaque prioritaire contre la vice-présidente sortante. Il y a un an, cette dernière avait assuré à un journaliste de la NBC avoir déjà visité la zone de la frontière américano-mexicaine. Une affirmation fausse relevée tout de suite par le journaliste. L’extrait passe depuis en boucle sur les spots télévisés payés par le camp de Trump. En Arizona plus que nulle part ailleurs.
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