Cuba ravagée par la drogue ‘quimico’: «Des élèves de secondaire convulsent parfois en classe» (reportage)
L’île n’est plus un lieu préservé des ravages du trafic. Une drogue de synthèse, le quimico, séduit de plus en plus. Le pouvoir peine à en limiter les conséquences.
Par Hector Lemieux, à La Havane
Une jeune fille, à la frontière de l’adolescence et de la femme fatale, fume un étrange mélange de substances inconnues. La Cubaine a les yeux dans le vide, l’esprit ailleurs. Il se conte que tous les adolescents rêvent de Floride en fumant du quimico, la drogue pour laquelle ils se damnent, à la sortie de l’enfance. Elle, elle se cache à peine, derrière un petit kiosque en tôle ondulée bleu et blanc où des marchands de croquetas, ces croquettes trempées dans l’huile de friture dont les Cubains raffolent, tentent d’assouvir la faim d’un peuple au bord de la famine. La scène se déroule à moins d’un kilomètre du stade olympique des Jeux panaméricains de 1991, là où les lanceurs de poids, de javelot et les boxeurs s’entraînent ces semaines-ci pour les Jeux olympiques de Paris 2024.
Au cœur de La Havane, à 300 mètres de la réplique du Capitole de Washington, le Capitolio au dôme doré à l’or fin – un cadeau de Vladimir Poutine –, deux jeunes Havanais de 14 ans fument du quimico. L’un d’eux fait le guetteur. L’autre consume sa cigarette dans sa casquette. La police est là, toute proche, au coin des jardins du Capitolio. Impossible de ne pas voir les deux mineurs. «Les drogués? Ils ne se cachent plus», lance Niurka, une infirmière havanaise. A l’image de cet homme d’une quarantaine d’années, fébrile, assis à quelques dizaines de mètres du parvis de l’église du Sagrado Corazón de Jesús, dans le quartier de Centro Habana, qui prépare son quimico. Il pose du cannabis sur une feuille de papier à cigarette. Il y ajoute des substances médicamenteuses. D’un consommateur à l’autre, ce ne sont jamais les mêmes.
Cuba: le quimico, une drogue au prix abordable
Le succès du quimico réside dans son prix, beaucoup plus abordable que les autres stupéfiants, moins cher qu’une livre de sucre, l’aliment chéri des habitants d’une île qui en fut autrefois l’un des plus grands producteurs mondiaux. Cette drogue de synthèse se vend entre 80 et 250 pesos (entre 0,25 euro et 0,75 euro) la dose. «Tous les quimicos ne produisent pas la même réaction, mais ils déclenchent une poussée d’adrénaline, un boost d’énergie. Les différences de prix se justifient par des effets différents. Certains sont plus modérés, mais avec l’accoutumance, les consommateurs recherchent quelque chose de plus fort», a révélé récemment une enquête du cybermédia indépendant Cubanet. Les clients «rechercheront alors des dealers qui leur vendront des quimicos dont les sensations sont plus fortes. Ceux-là seront composés de formol, de produits anesthésiants pour les animaux », ou d’opioïdes et souvent de pastilles contre l’épilepsie.
Les conséquences sur la jeunesse sont catastrophiques. «Des enfants de l’enseignement secondaire convulsent parfois en pleine classe, car ils consomment ces stupéfiants», assure Yotuel, père d’une écolière de 12 ans. Les effets de certains quimicos seraient, selon les experts, environ 100 fois supérieurs à ceux de la marijuana. Le quadragénaire habite un quartier résidentiel de la banlieue de La Havane. Il ne voit guère d’issue pour que sa fille suive une scolarité à l’abri des drogues; la plupart des écoles secondaires seraient touchées par le fléau.
Un virage radical
Si des personnes peu recommandables, mi-proxénètes, mi-dealers, proposaient parfois de la marijuana dans certaines discothèques de la capitale voici bien des années, le phénomène demeurait très limité. Fidel Castro avait fait de la lutte contre l’introduction de la drogue à Cuba une priorité nationale. «Ce qui me frappe est à quel point la jeunesse cubaine paraît à la fois saine, sportive et pétrie de civisme»: un touriste, très critique par ailleurs du régime castriste, gardait cette impression première de son voyage dans l’île il y a encore cinq ans. Prononcer le simple mot de marijuana ou de cocaïne dans une discussion en public était alors très risqué.
Les peines, tant pour la consommation que pour le trafic de drogue, demeurent toujours très sévères, mais elles ne semblent plus dissuasives. L’ambassade des Etats-unis à La Havane, qu’on ne peut soupçonner de sympathies castristes, précisait il y a peu encore sur son site Internet: «La production et la consommation intérieures [de drogue] de Cuba restent faibles en raison d’un maintien de l’ordre actif, de condamnations strictes et de programmes nationaux de prévention et d’information du public. La présence intensive de Cuba en matière de sécurité et ses efforts d’interdiction ont limité l’offre et empêché les trafiquants de s’implanter.»
«La drogue est introduite sur le territoire national par l’intermédiaire des passagers et des agences de colis.»
Selon l’organe de presse officiel du Parti communiste cubain, Granma, «la stratégie cubaine vise à immuniser la société en s’appuyant sur les valeurs et l’éducation, ainsi que sur la pratique du sport et des loisirs sains, tout en favorisant une prise en charge médicale rapide des patients souffrant de dépendance et la réinsertion sociale des personnes condamnées pour des délits liés à la drogue.» C’était vrai avant. Le colonel Juan Carlos Poy Guerra, le chef des services antidrogues du ministère de l’Intérieur, déclare ainsi lors de l’émission télévisée La Mesa Redonda (la table ronde) que la drogue «est introduite sur le territoire national par l’intermédiaire des passagers et des agences de colis, facilement masquée dans les aliments, condiments, appareils électroménagers, sous forme liquide, hachée, papier et poudre. De petites quantités de cette drogue génèrent un niveau élevé de dépendance, principalement chez les jeunes.»
Comparativement à 2022, les services douaniers cubains ont détecté une hausse du trafic de stupéfiants aux frontières en 2023. Les autorités s’inquiètent aussi d’une augmentation de l’importation d’opioïdes comme le tramadol depuis que Cuba, confrontée depuis la pandémie de Covid19 à une pénurie de médicaments, autorise les voyageurs à entrer au pays avec ces derniers. Comme si tout s’était déréglé d’un seul coup, La Havane a signalé une augmentation du nombre de ballots de drogues échoués sur les côtes nationales. Des narcotrafiquants importeraient cette drogue des Etats-unis avec des vedettes rapides. Ce qui pose la question de complicités au sein de l’Etat.
«La drogue a toujours circulé dans les campagnes de l’Oriente, dans l’est de l’île. Il y a 20 ans, il existait déjà des champs de marijuana. J’en ai fumé lorsque j’étais adolescente et j’étais loin d’être la seule», tempère une mère de famille aujourd’hui âgée de 35 ans. Yunier, fin de la trentaine, est un ancien chulo (proxénète). Comme les revenus qu’il tirait du proxénétisme étaient insuffisants à son goût, il est devenu dealer il y a dix ans. «J’ai été arrêté avec huit grammes de marijuana sur moi et condamné à sept ans de prison. J’ai effectué les premières années de ma détention au terrible Combinado del Este, puis j’ai été transféré dans une prison de Ciego de Avila, au centre de l’île.» Une longue route ombragée mène au Combinado del Este, situé à une vingtaine de kilomètres de la capitale. Les conditions de détention y sont déplorables.
«La situation s’est encore aggravée depuis la pandémie. J’ai été libéré quelques semaines auparavant et je n’avais qu’un plat de riz à manger de temps à autre, et encore parce que je travaillais dans une brigade de construction. Ma mère venait régulièrement m’apporter des colis de nourriture», raconte Yunier, qui assure qu’au-delà de fanfaronnades, la détention lui a servi de leçon et que plus jamais on ne le reprendra à trafiquer de la drogue. Des policiers en civil passant régulièrement près de chez lui se sont d’ailleurs assurés pendant plus d’un an que le trafiquant avait tourné la page.
Hausse de la criminalité
Ce n’est pas le cas de bien des Cubains. Il n’est que 17 heures au parc Curita, pas bien loin du Capitolio, en cette fin de semaine. Deux adolescentes rient à gorge déployée au passage de gamins du même âge qui leur donnent une tape sur les fesses. L’une porte un sac noir en toile avec une inscription en blanc et rose: «Cállame La Boca a Besos (ferme-moi la bouche avec des baisers)». Alors qu’il y a quelques années encore, les fêtes de fin de semaine sur l’avenue d’Italia, toute proche, duraient tard dans la nuit, les camelots commencent à plier bagages.
«Des adolescents viennent désormais en classe avec des couteaux.»
Les nuits havanaises, surtout dans les parages, sont de moins en moins sûres. Les deux grands parcs adjacents, le parc Curita et le parque de la Fraternidad, deviennent, à la nuit tombée, le terrain des fumeurs de quimico, prêts à toutes les violences pour rejoindre les paradis artificiels. Plusieurs meurtres dus au quimico ont été déplorés sur l’île ces derniers mois. «Les drogués ne se rappellent plus de leurs actes», confie Pedro, un quadragénaire havanais. La criminalité a augmenté ces derniers mois à Cuba, en partie à cause du trafic de stupéfiants. «Des adolescents viennent désormais en classe avec des couteaux», assure Yotuel.
Le régime impose une censure totale sur les crimes et délits dans la presse officielle, mais la presse indépendante, qui n’existe que sur Internet, et les réseaux sociaux se jouent de ces interdits et se délectent des faits divers. Comme un ultime pied de nez au castrisme.
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