Les migrants sud-américains arrivent à Lajas Blancas, au Panama, après avoir franchi la jungle du Darién. © GETTY IMAGES

A Lajas Blancas, les migrants n’abandonnent pas le rêve américain (reportage)

Maxence Dozin
Maxence Dozin Journaliste. Correspondant du Vif aux Etats-Unis.

Alors qu’aux Etats-Unis, la problématique migratoire accapare les débats de la campagne présidentielle, ils continuent de traverser la jungle qui relie la Colombie au Panama.

Le contexte

Le Colorado n’est pas un «swing state». Donald Trump y a pourtant tenu un meeting le 11 octobre. Objectif: ressasser son programme sur l’immigration dans un Etat qui en subi une partie des conséquences. Le 5 novembre sera «le jour de la libération de l’Amérique», a plaidé l’ancien président évoquant «une occupation par une force criminelle».

Le candidat républicain semble avoir fait de l’immigration son cheval de bataille de fin de campagne. Les études d’opinion situent pourtant l’économie comme principale sujet de préoccupation des citoyens américains. D’Amérique centrale et du Sud, les migrants continuent, eux, de suivre le chemin de l’exode vers «l’eldorado américain».

Leurs toitures blanches percent la voûte émeraude de la jungle panaméenne. Alignées le long de la grande allée, les tentes des organisations humanitaires surplombent le fleuve Chucunaque d’où débarquent chaque jour des dizaines de pirogues. Assise dans la terre argileuse, Marybel fait la queue depuis six heures du matin pour pouvoir recharger son téléphone. L’Equatorienne de 41 ans n’a pas pu donner de nouvelles à ses proches depuis cinq jours. Elle est exténuée mais aussi soulagée: «A un moment, je me suis mise à pleurer. J’ai cru que je n’allais jamais sortir de cette jungle.»

Marybel, son époux et leurs deux enfants sont arrivés la veille à la station de réception migratoire de Lajas Blancas, à la frontière sud du Panama. Cela faisait un mois et demi qu’ils avaient quitté l’Equateur. La petite famille a passé les quatre jours précédents à crapahuter dans l’épaisse jungle du Darién, sans doute l’étape la plus difficile du long périple qui doit les mener aux Etats-Unis.

2023, année record

Presque aussi grand que la Belgique, le Darién s’étend sur 26.000 kilomètres carrés à cheval entre la Colombie et le Panama. La région, recouverte d’une jungle dense et montagneuse, correspond au seul tronçon encore inexistant de la célèbre route panaméricaine, qui relie les champs pétrolifères de Prudhoe Bay, en Alaska, à la Terre de feu argentine. Sauvage et hors de tout contrôle étatique, le Darién est devenu un passage obligatoire sur la route du rêve américain. En 2023, 520.000 migrants ont emprunté le chemin, un record. Il y a dix ans, les autorités panaméennes enregistraient à peine 2.400 arrivées par an.

La station de réception migratoire de Lajas Blancas constitue la première étape panaméenne de l’une des nombreuses «routes» qui traversent le Darién. Ou plutôt la deuxième: au sortir de la jungle, les migrants arrivent à Bajo Chiquito, village autochtone dont le destin a radicalement changé depuis l’arrivée massive des migrants. «Nous parlons d’un village d’environ 500 habitants qui a vu passer jusqu’à 4.000 migrants par jour», rappelle Sandie Blanchet, représentante de l’Unicef au Panama. Dans des cabanes installées le long de la rivière, les gardes-frontières panaméens contrôlent une première fois les documents des migrants. De leur côté, les travailleurs humanitaires auscultent les survivants et prodiguent les premiers soins. Si tout est en ordre, ils peuvent descendre le cours d’eau en direction de Lajas Blancas.

Le 26 septembre, une quarantaine de pirogues ont débarqué à Lajas Blancas. Les autorités panaméennes vérifient une nouvelle fois l’identité des nouveaux arrivants, pris en charge ensuite par le personnel des ONG. Administrée par le ministère de la Sécurité panaméen, la station de réception migratoire ressemble à un camp de migrants posé sur un terrain agricole défriché. Les plus chanceux s’installent dans les cabanes mises à leur disposition. Les autres plantent leur tente, offerte par le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Ils y resteront jusqu’à parvenir à réunir les 60 dollars par personne nécessaires à l’achat d’un ticket de bus qui les emmènera 700 kilomètres plus loin, à la frontière avec le Costa Rica, en vertu d’un accord passé entre les deux pays. Certains campent quelques heures, d’autres plusieurs semaines. Les autorités panaméennes fournissent trois repas par jour aux occupants.

Des migrants dans la station de réception migratoire de Lajas Blancas: Washington presse le Panama de renvoyer les repris de justice dans leur pays. © GETTY IMAGES

Blessures et traumatismes

A l’arrivée à Lajas Blancas, le traumatisme de la traversée accapare les esprits. Manuel montre ses pieds écorchés par plusieurs jours de marche, guidé par les sacs bleus éparpillés sur le long sentier. Le Vénézuélien de 26 ans a trébuché à plusieurs reprises sur les rochers glissants qu’il faut escalader. «Le chemin est difficile, tu t’enfonces dans la boue, tu ne sais pas si tu vas y arriver», raconte-t-il. Passé avec sa femme Hilal et Eite, sa fille de 3 ans, il se souvient aussi de l’effrayante traversée d’une rivière: «Le courant était très fort, j’avais peur qu’il me sépare de ma famille.»

Au-delà des blessures physiques, la traversée laisse des séquelles psychologiques difficiles à effacer. «Nous avons vu des cadavres, relate Marybel. Certains avaient reçu une balle dans la tête.» La mère de famille a croisé des membres de peuples autochtones qui habitent la région. «Nous avions peur, nous avions entendu tellement d’histoires, mais ils ne se sont jamais approchés», continue-t-elle. José Capielo, Vénézuélien de 50 ans, a, lui, subi un vol de la part d’un groupe d’indigènes. «L’un d’eux nous a menacés avec sa machette.» Depuis le début de l’année, 34 personnes sont mortes sur la route du Darién, selon les autorités panaméennes. Un chiffre largement sous-estimé, selon les organisations de défense des droits humains travaillant dans la région. «Quand un arrivant signale une disparition, nous envoyons une équipe pour essayer de retrouver la personne ou son corps», assure Alexis De Gracia, garde en charge de la surveillance de la frontière.

Les dangers du Darién sont d’autant plus importants que de nombreux migrants entreprennent l’aventure en famille. Les enfants de moins de 18 ans représentent environ 20% des voyageurs. «Souvent, les parents n’ont pas les moyens ou n’ont personne à qui laisser leurs enfants», indique Sandie Blanchet, qui explique aussi que les parents sous-estiment la difficulté d’une telle traversée avec leur progéniture. Cette année, le nombre de mineurs isolés a aussi augmenté. «Depuis janvier, on a déjà identifié 3.500 enfants non accompagnés ou séparés contre 3.300 sur l’ensemble de l’année dernière», constate-t-elle. Les plus petits sont placés dans une maison tenue par l’Unicef en attendant de retrouver leurs parents. Leurs aînés sont libres de poursuivre leur périple.

«Si Donald Trump gagne, je ne sais pas comment je pourrai entrer aux Etats-Unis.»

L’ombre des élections

Si une myriade de nationalités –Indiens, Somaliens, Turcs, etc.– composent l’improbable mosaïque migratoire de Lajas Blancas, les Vénézuéliens restent de très loin les plus nombreux. Si, après la réélection de Nicolás Maduro, la nouvelle vague migratoire qu’elle est censée provoquer tarde à se faire sentir, les Vénézuéliens constituent tout de même 67% des arrivants. Dans les allées poussiéreuses du camp, un espoir s’est d’ailleurs déjà transformé en illusion: arriver aux Etats-Unis avant l’élection présidentielle du 5 novembre. Pas vraiment rassurés par Kamala Harris, les migrants craignent encore plus un retour au pouvoir de Donald Trump. «Je suis bloqué, je n’ai plus d’argent, regrette José Acarigua, parti il y a trois semaines de l’Etat de Táchira, dans l’ouest du Venezuela. Si Donald Trump gagne, je ne sais pas comment je pourrai entrer aux Etats-Unis.»

Le projet d’arriver aux Etats-Unis avant que la Maison-Blanche n’ait trouvé son nouveau locataire n’a paradoxalement pas poussé plus de migrants sur la route du Darién. Cette année, le nombre de passages a même diminué. Fin septembre, 263.000 personnes étaient parvenues jusqu’au Panama contre près de 410.000 l’an dernier à la même époque. Les causes derrière cette diminution sont variées, mais Marilou Sarrut, doctorante en géographie sociale au Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (Cessma), estime que les chiffres de cette année attestent d’une normalisation de la situation: «L’année dernière, des changements en matière de politique migratoire aux Etats-Unis ont provoqué ces pics migratoires. Cette année, on revient à un flux plus régulier.»

«Les Etats-Unis ont, en quelque sorte “externalisé leur frontière” avec leur “petit frère” panaméen.»

Côté panaméen, la police aux frontières préfère mettre en avant un meilleur contrôle de la zone. «L’adoption de mesures pour fermer certaines routes illégales explique cette baisse», se félicite Alexis De Gracia. Le soir de son élection, le 5 mai dernier, le nouveau président panaméen José Raúl Mulino promettait de «fermer le Darién». Depuis, les gardes-frontières ont bloqué plusieurs passages illégaux pour concentrer le flux sur la route de Lajas Blancas, renommée «corridor humanitaire».

Dans les faits, la politique migratoire panaméenne reste largement sécuritaire. Elle répond avant tout aux exigences de son allié américain, surtout cette année, tant la problématique migratoire pèse lourd dans le débat présidentiel. Selon Marilou Sarrut, les Etats-Unis ont, en quelque sorte «externalisé leur frontière» avec leur «petit frère» panaméen. Formée et équipée par les Etats Unis, Senafront, la police frontalière panaméenne, «dépend en grande partie de financements américains», précise la chercheuse. Depuis juillet, l’oncle Sam finance même l’Etat panaméen pour qu’il expulse les migrants recherchés par la justice.

Ces efforts n’y peuvent rien: le Darién a intégré la carte mentale des migrants. D’un côté, aucune sortie de crise ne semble à l’horizon dans les pays de départ comme le Venezuela. De l’autre, les Etats-Unis refusent d’ouvrir de nouvelles voies légales d’immigration, et ni Donald Trump ni Kamala Harris ne semblent disposés à changer d’approche. La route du Darién n’est pas près de se tarir.

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