Allemagne : la négation du génocide davantage punie
Le Bundestag a voté un texte étendant à d’autres génocides que l’Holocauste la condamnation de leur négation. Elle pourra aller jusqu’à trois ans de prison et concernera aussi des propos tenus en privé. Pas simple pour les juristes.
Le texte a été adopté par les députés allemands presque en catimini, peu après minuit, et sans le moindre débat parlementaire. Une discrétion surprenante étant donné l’importance de cette réforme qui punira d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans de prison toute personne qui nierait, en Allemagne, l’existence de crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocides, quel que soit le lieu où ils ont été commis. La loi, une fois validée par le Bundesrat, la seconde chambre du pays, interdira par exemple aux Russes d’Allemagne proches de Vladimir Poutine de prétendre que «la libération de Marioupol était une action humanitaire qui a permis de sauver la population du génocide».
De tels propos pullulent sur le Net depuis le 24 février dernier, date de l’invasion de l’Ukraine, et des slogans équivalents sont régulièrement prononcés en Allemagne à l’occasion de manifestations de l’extrême droite. Il sera de même interdit aux Turcs allemands de nier le génocide arménien dès lors que ces propos seraient de nature à troubler l’ordre public.
Longtemps, l’Allemagne a rechigné à condamner des crimes contre l’humanité autres que l’Holocauste, dans un souci de respecter l’unicité du génocide des Juifs par les nazis.
La réforme du paragraphe 130 sur l’incitation à la haine a été adoptée en urgence, sous la pression de la Commission européenne qui avait sommé Berlin, en décembre 2021, de mettre enfin en application une décision-cadre de 2008 sur la lutte contre le racisme. A l’époque, Bruxelles avait été saisie par les pays du bloc de l’Est, réclamant un texte de nature à punir la négation des crimes commis par le régime de Staline du temps de l’Union soviétique.
Le ministre allemand de la Justice, le libéral Marco Buschmann, sur la sellette, a finalement présenté son texte fin octobre, afin d’échapper aux poursuites engagées par Bruxelles. Seuls les partis d’extrême droite AfD et néocommuniste Die Linke ont voté contre la réforme du paragraphe 130.
Casse-tête juridique?
«La Commission avait estimé que le paragraphe 130 n’allait pas assez loin en matière de lutte contre la xénophobie et la haine raciale, commente le juriste Martin Heger, de l’université berlinoise Humboldt. Certes, la loi allemande comprenait bien un volet interdisant de nier l’Holocauste, mais pas les autres génocides. Ce qui est intéressant, c’est que le nouveau texte va nettement plus loin que la loi-cadre de Bruxelles. La réforme du paragraphe 130 ne se limite ainsi pas à interdire les déclarations publiques. Elle condamne également les propos qui pourraient être tenus de façon privée, derrière des portes closes. D’autre part, la loi-cadre de Bruxelles stipule qu’il est interdit de nier les génocides qui ont été juridiquement reconnus comme tels par un tribunal international ou un tribunal de l’UE. Le texte adopté par le Bundestag va au-delà. Et ça, ça peut être très compliqué dans la pratique.»
Les procureurs allemands devront-ils se mêler de débats historiques, portant sur d’éventuels génocides commis lors de la colonisation par les colons belges, français, britanniques ou espagnols? Devront-ils se mêler de débats politiques, tels que la politique de répression de la Chine à l’égard des Ouïgours?
Le petit monde de la justice se voit déjà contraint de faire appel à des armées de traducteurs, d’historiens, de spécialistes des cultures étrangères pour juger de propos tenus sur le Web ou à l’occasion de manifestations privées. «Si on se limite aux génocides reconnus par des tribunaux internationaux ou européens, on se limite à un très petit nombre de cas: l’Holocauste, le génocide du Rwanda, la Bosnie, éventuellement l’Arménie, rappelle Martin Heger. Mais pour l’exemple de Boutcha, en Ukraine, cela devient plus complexe. Car la qualification de crimes de guerre a sans doute été prononcée par des tribunaux ukrainiens. Ça ne suffirait pas pour une condamnation dans l’esprit de la loi-cadre de Bruxelles. Quant au génocide arménien, il a été reconnu par le Bundestag, pas par un tribunal européen. On pourrait toutefois peut-être recourir à des décisions de justice en Allemagne dans les années 1920, même si elles s’étaient terminées par l’acquittement des accusés.»
Longtemps l’ Allemagne a rechigné à condamner la négation des crimes de guerre et crimes contre l’humanité autres que l’Holocauste, dans un souci de respecter l’unicité du génocide des Juifs par les nazis, puni, lui, jusqu’à cinq ans de prison, même sans risque pour l’ordre public. «On avait peur, avant tout, de relativiser l’Holocauste», résume Martin Heger. Une situation devenue insupportable avec le temps pour d’autres catégories de victimes. Notamment les Arméniens.
Les Turcs et le génocide arménien
«En Allemagne, il existe une grosse minorité d’environ 100 000 Arméniens et une communauté beaucoup plus importante de quelque 3,5 millions de Turcs qui, dans leur majorité, nient le génocide arménien, rappelle Gurgen Petrossian, président de l’Association des juristes allemands et arméniens et chargé de cours à l’université FAU d’Erlangen. Que ce soit à l’occasion de manifestations, de réunions publiques ou sur Internet, nous observons un déluge permanent de haine contre la communauté arménienne, avec des pics comme lors du conflit du Haut-Karabakh en 2020 ou la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en septembre dernier. En septembre, nous avons procédé à un monitoring des plateformes sociales et nous avons constaté une haine incroyable, avec des appels à « recommencer le génocide contre les Arméniens ». En avril, nous avons porté plainte contre une de ces personnes, qui a été finalement condamnée à une amende. De temps en temps, on arrive à obtenir raison. Avec la réforme du paragraphe 130, obtenir réparation sera plus facile. Mais la réforme est très contestée parmi les juristes.»
Des débats passionnés pourraient cette fois entourer l’adoption du texte par le Bundesrat, le 25 novembre.
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