Alexeï Navalny : « Qu’elle ait été provoquée ou qu’elle résulte de sa détention, sa mort n’a rien d’accidentel »
Le principal défi des successeurs de l’opposant sera de perpétuer sa faculté de toucher un public jeune. D’autant que la plupart sont en exil, estime Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés postsoviétiques.
Le mystère persiste sur les causes du décès du principal opposant russe Alexeï Navalny, après l’annonce de sa mort, le 16 février, dans la colonie pénitentiaire de Sibérie où il était détenu. Les autorités tardent à rendre son corps à la famille, ce qui accroît la suspicion sur les conditions de sa disparition. Maîtresse de conférences en science politique à l’université de Nanterre et spécialiste de la Russie, Anna Colin Lebedev analyse les enjeux de cet événement.
Que vous inspirent comme réflexions les circonstances de la mort d’Alexeï Navalny?
Depuis sa tentative d’empoisonnement début 2020 et, surtout, depuis son retour en Russie et son emprisonnement en 2021, l’ensemble des observateurs pensait Alexeï Navalny en danger de mort, par les mains d’agents de l’Etat russe. L’intention meurtrière était déjà très clairement présente dans la tentative d’empoisonnement par une substance neurotoxique. D’ailleurs, Alexeï Navalny et son équipe avaient brillamment mis en lumière les opérateurs de cette opération en leur parlant au téléphone. On savait également que les conditions de vie dans une colonie pénitentiaire en Sibérie et l’état de santé de Navalny, très dégradé depuis l’empoisonnement, le mettaient en danger de mort chaque jour de sa détention. Qu’elle ait été provoquée à un moment M ou qu’elle résulte des conditions de détention, sa mort n’a rien d’accidentel.
Qu’elle ait été provoquée à un moment M ou résulte des conditions de détention, sa mort n’a rien d’accidentel.
Que pensez-vous des événements depuis l’annonce de sa mort, et notamment le fait que son corps n’ait pas encore été rendu à la famille?
Je ne suis pas étonnée que les autorités pénitentiaires et médico-légales rechignent à restituer le corps aux proches d’Alexeï Navalny. C’est complètement dans les usages de ces institutions. J’ai travaillé sur les questions liées à l’armée russe. Dans la plupart des cas, quand un soldat ou un conscrit meurt de mauvais traitements, de refus de soin, de meurtre ou de suicide, la première difficulté à laquelle les familles sont confrontées est de savoir ce qui s’est passé et de récupérer le corps du défunt. Ces institutions, par réflexe automatique, cherchent d’emblée à garder l’information. Dans le cas d’Alexeï Navalny, cela interroge évidemment sur la volonté de ces institutions et, au-delà, du pouvoir de camoufler les raisons réelles de sa mort et d’empêcher les proches de trouver des indices pour savoir ce qui s’est réellement passé.
La disparition d’Alexeï Navalny laisse-t-elle un vide important au sein de l’opposition russe?
Une très grande partie de cette opposition vit aujourd’hui en exil. Pour elle, à partir de son retour en 2021 et son emprisonnement, Alexeï Navalny n’était plus un activiste parmi d’autres, il avait clairement acquis une stature de leader symbolique. Il était vu comme celui qui, au premier jour de l’après-Poutine, était une figure présidentiable et quelqu’un qui pourrait conduire l’opposition. Pour ces groupes, c’est un choc et une perte considérables. A l’intérieur de la Russie, Alexeï Navalny a été sorti du jeu institutionnel depuis plusieurs années déjà et de plus en plus invisibilisé depuis son retour. Une grande partie des Russes aura très peu remarqué qu’il est décédé dans la colonie pénitentiaire.
L’équation est-elle impossible pour l’opposition russe? A l’intérieur, elle est exposée aux pires dangers, à l’extérieur, elle n’a pas de prise sur la réalité…
Les opposants à Vladimir Poutine ont posé deux choix qui rendent cette équation difficile. Le premier est celui d’une opposition non violente. Aujourd’hui, l’essentiel des opposants en faveur d’un changement de régime en Russie sont partisans de la non-violence. La seule personne ayant marché sur le Kremlin – et encore, je ne pense pas qu’il voulait aller jusque-là – c’est Evgueni Prigojine, pas vraiment un démocrate. En adoptant ces positions non violentes, les opposants deviennent très vulnérables à la répression. Le deuxième choix est de maintenir une pluralité idéologique au sein de cette opposition. Les opposants ne sont pas regroupés dans un parti ou un mouvement qui pourrait jouer un rôle fédérateur et porter un discours unique, y compris à l’intérieur du pays. Depuis 2011 et les premières manifestations de masse contre le régime poutinien, les leaders de l’opposition ont de grandes difficultés à se fédérer, voire à se coordonner. Cette absence institutionnelle les dilue dans le paysage politique et les rend encore moins visibles en Russie.
Le décès d’Alexeï Navalny marque-t-il une escalade dans la répression de l’opposition par Vladimir Poutine ou relève-t-il de la pratique «ordinaire»?
Sa mort est plutôt dans une continuité de pratiques politiques russes depuis plusieurs années. La question est plutôt de savoir si la réaction à sa mort pourra constituer une rupture. A l’intérieur du pays, je ne suis pas certaine. Dans le contexte politique actuel, tout est verrouillé. Il n’y a pas de possibilité d’expression. Cela peut-il constituer une rupture pour les mouvements d’opposition à l’étranger? Probablement. Les réactions qu’on observe aujourd’hui chez les activistes exilés, ce n’est pas seulement le deuil, c’est aussi le désespoir. Le décès de Navalny est vraiment perçu comme la fin d’une chance pour la Russie, ce qui poussera certainement ces mouvements d’opposition à se repenser et à réfléchir aux nouveaux modes d’action à mettre en place, aux nouvelles manières de peser sur ce qui se passe en Russie, aux nouveaux acteurs à faire émerger…
Tous les acteurs politiques de l’opposition actuelle parlent à leur propre génération, pas aux moins de 30 ans.» Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés postsoviétiques.
Son épouse, Ioulia Navalnaïa, peut-elle jouer un rôle dans cette opposition?
Je ne sais pas. Le parallèle fait avec l’opposante bélarusse Svetlana Tsikhanovskaïa, qui s’est substituée à son mari dans la campagne pour l’élection présidentielle de 2020, n’est pas tout à fait pertinent, du fait de ce scrutin. Elle a acquis une grande légitimité à cette occasion, ce qui a fait d’elle un leader naturel. Je ne sais pas si Ioulia Navalnaïa pourra jouer ce rôle.
La mort de Navalny et les réactions qu’elle suscite à l’international peuvent-elles fragiliser le pouvoir de Vladimir Poutine, ou aucunement?
Sans la guerre en Ukraine, l’événement aurait eu une autre portée. D’une part, aux yeux d’une grande partie des acteurs de la communauté internationale, le décès d’Alexeï Navalny n’est qu’une confirmation de faits qu’on observe ailleurs. D’autre part, les alliances qu’entretient la Russie en ce moment le sont avec des Etats autoritaires. Le traitement par la Russie de ses opposants politiques et ses pratiques en matière de droits humains sont loin de les émouvoir. Et à l’intérieur de la Russie, le paysage est suffisamment verrouillé à l’approche de l’élection présidentielle du 17 mars pour que le pouvoir se sente en relative sécurité par rapport à cet événement. Toutefois, j’ai des questionnements et des doutes. Notamment sur la manière dont le pouvoir a annoncé la mort d’Alexeï Navalny. L’habitude de l’Etat russe était de l’invisibiliser, par exemple en ne mentionnant jamais son nom, ou en l’évoquant non pas comme un acteur politique mais comme un blogueur ou un individu qui n’a pas à être pris au sérieux. L’annonce de son décès par un communiqué officiel de l’institution pénitentiaire au journal télévisé n’est pas dans les usages. Quel était le message derrière cela? Etait-ce une manière de dire que la question est close? De couper court à des rumeurs qui auraient forcément émergé? Dans un contexte électoral, une rumeur peut faire l’objet de manipulations par des acteurs politiques. Je ne sais pas. Mais il y a une dimension étonnante dans cette annonce. Néanmoins, je ne pense pas que cet événement perturbe sensiblement la campagne présidentielle.
Le combat contre la corruption, thème qui pouvait être porteur pour un certain nombre de Russes, même chez les non-sympathisants de Navalny, survivra-t-il?
Alexeï Navalny avait deux combats. Le premier était effectivement la dénonciation de la corruption du pouvoir. C’est classique. Les politiciens antisystème dénoncent toujours un pouvoir corrompu. Et l’argument, populiste, porte. La corruption reste un problème en Russie. L’autre ligne directrice du projet politique de Navalny est la question de l’Etat de droit. Plutôt que de parler de voie vers la démocratie, il parlait d’Etat de droit et de justice sociale. En l’occurrence, si les Russes peuvent comprendre que les règles doivent être respectées et qu’elles doivent être les mêmes pour tous, l’exigence de justice sociale est de plus en plus forte ces dernières années. Les Russes sont demandeurs d’une société plus juste et moins inégalitaire. Il n’y aucune raison que ce programme politique ne puisse pas être reformulé par d’autres. En revanche, au-delà du message, ce qu’il y avait d’important dans l’action politique d’Alexeï Navalny, c’était la forme: la façon d’utiliser des moyens de communication qui touchent les jeunes, le langage sorti des discours politiques classiques, une manière beaucoup plus contemporaine de faire de la politique que le pouvoir en place. Autant on peut trouver des opposants qui partagent les idées de Navalny sur la justice sociale et la lutte contre la corruption, autant trouver quelqu’un qui aurait son savoir-faire pour parler aux Russes ordinaires et aux jeunes sera difficile. Tous les acteurs politiques de l’opposition actuelle parlent essentiellement à leur propre génération, pas aux moins de 30 ans. Quelqu’un qui remplirait cette condition pourrait émerger de façon surprenante.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici