Alexandre Laumonier, graphiste, éditeur et anthropologue. © Hatim Kaghat

Alexandre Laumonier: « Un marché financier, c’est une force d’occupation »

Laurent de Sutter Professeur à la VUB

En 2013, Alexandre Laumonier publiait 6, fascinante enquête dans le monde des algorithmes du trading à haute fréquence. Cette année, 4 poursuit l’exploration des marchés financiers. En s’attaquant à la valeur inestimable du temps.

Il y a six ans, le graphiste, éditeur et anthropologue Alexandre Laumonier publiait 6, un éblouissant récit mettant au jour un des aspects les plus ignorés de l’économie contemporaine : ce que nous continuons à appeler  » la Bourse  » n’existe plus. Non seulement les grandes places boursières ont toutes fait l’objet de rachats qui en ont déplacé le siège auprès de grands groupes internationaux (comme Euronext, installé à Amsterdam, qui possède la Bourse de Bruxelles), mais leurs bâtiments ne sont désormais plus que des coquilles vides. Dans 6, Alexandre Laumonier expliquait que cela faisait longtemps que les cris des courtiers et les tableaux de valeur avaient été remplacés par des serveurs et des bases de données installées dans des banlieues anonymes. Wall Street ? A Mahwah, dans le New Jersey. Le London Stock Exchange ? Dans un petit village campagnard, loin de la ville. Un an plus tard, il récidivait avec 5, qui décrivait l’histoire de la montée en puissance des algorithmes de trading à haute fréquence, réalisant des quantités ahurissantes de micro-opérations boursières dans des intervalles de temps ultraréduits. Adieu les grands mouvements d’action : place aux myriades d’achats et de ventes presque instantanées, à des valeurs plancher. Avec 4, on se rend compte que la quête du gain de temps permettant d’avoir de l’avance sur les adversaires en matière de microtransactions se poursuit – cette fois dans le domaine des micro-ondes.

Les échanges sont désormais une question d’algorithmes et d’infrastructures.

Comment un graphiste et un éditeur en vient-il à s’intéresser aux dernières innovations de la finance contemporaine ?

Quand j’ai commencé à enseigner à l’école d’art de Cambrai, je travaillais sur la préhistoire de l’encodage de l’information. C’est une histoire qui remonte aux premiers data centers en forme d’armoire inventés par quelqu’un de l’entourage de la Royal Society à l’époque de la science nouvelle de Roger Bacon ( NDLR : vers 1620). Dans ces armoires, le savoir était indexé sur la base des données fournies par les botanistes, les géologues, etc., pour pouvoir rendre plus aisée la recherche expérimentale. Je me suis aperçu, un peu par hasard, que toutes les Bourses, qu’on imagine être des grands bâtiments prestigieux remplis de gens en costume, étaient désormais en réalité des data centers. A commencer par celle de Bruxelles qui, avec les autres Bourses appartenant au groupe Nyse-Euronet, soit celle de Lisbonne, Paris, Amsterdam et Londres, se trouve désormais dans un grand hangar à Basildon, dans la campagne anglaise.

Vous avez voulu rectifier l’image encore trop humaine que nous nous faisons de l’économie ?

Oui, même si mon intérêt pour ce sujet est sans doute plus anthropologique et historique qu’économique au sens strict. Les échanges ne sont désormais plus une question d’êtres humains mais d’algorithmes et d’infrastructures. Lorsque j’ai écrit 6, qui racontait l’histoire du trading à haute fréquence, et donc du triomphe des algorithmes et de la fibre optique dans le monde de la finance, c’était encore trop peu connu. Aujourd’hui, le marché est dominé par des microtransactions d’une valeur d’à peine quelques cents, mais que les algorithmes ont la capacité, grâce à la vitesse de transmission de l’information dans les câbles en fibre optique, d’effectuer en une poignée de millisecondes à peine. Cette nouveauté cache en réalité un long glissement historique ramenant à l’origine même des premiers marchés. C’est lui que j’ai voulu mettre en lumière.

C’est-à-dire ?

Dans 5, la suite de 6, 6 étant le nombre de millisecondes qu’il fallait pour réaliser une transaction à l’époque où j’ai écrit le livre ( NDLR : en 2013), j’ai raconté comment le premier habitant de Chicago était déjà une sorte de trader, un homme qui vendait ses peaux de bête sur une table au croisement des routes. Toute l’histoire de Chicago, qui devint très vite le premier marché au monde de matières premières de type céréales et viande, grâce à un recours pionnier à la télégraphie et aux voies de chemin de fer, est hantée par la nécessité de maîtriser l’environnement afin de permettre l’échange. Sans un environnement sous contrôle, où l’information et les choses circulent de manière prévisible, il n’y a pas de marché possible. C’est ce qui a fait la grandeur de Chicago : le télégraphe y est arrivé quelques semaines à peine après l’ouverture du premier marché, en 1848.

Avant, comment cela fonctionnait-il ?

Auparavant, pour avoir la connaissance du prix d’une matière première sur un autre marché, il fallait attendre des jours, voire des semaines, le temps qu’un cavalier débarque avec l’information. Grâce au fil de cuivre électrique, la durée s’est réduite à quelques secondes. C’est la raison pour laquelle les marchés, à commencer par celui de Chicago, ont si vite investi dans les nouvelles technologies de communication, et que cet investissement s’est rapidement transformé en une compétition féroce, où celui qui parvenait à grappiller un peu de temps d’avance remportait le pactole, tandis que les autres devaient se contenter de miettes. Dès l’arrivée de la télégraphie, les traders ont multiplié les investissements pour construire des réseaux de plus en plus rapides, donc de plus en plus directs et de plus en plus droits. C’est encore le cas aujourd’hui.

Même les Bourses - ici, à New York - sont à présent décentralisées.
Même les Bourses – ici, à New York – sont à présent décentralisées.© Drew Angerer/getty images

Mais, dites-vous, même la fibre est dépassée…

Oui. A un moment donné, à la fin des années 2000, on s’est rendu compte que même la fibre optique avait des limites, tandis que les micro-ondes radio, elles, pouvaient se rapprocher encore davantage de la limite théorique absolue de transmission de l’information qu’est la vitesse de la lumière. Dès lors que la règle veut que l’égalité règne à l’intérieur de tout marché, et donc que les différentiels de vitesse ne puissent intervenir qu’entre marchés – donc, aujourd’hui, entre data centers -, tout est bon pour gagner quelques microsecondes sur la communication des informations sensibles. Les micro-ondes le permettent, mais à des conditions différentes de la fibre optique : elles requièrent un réseau de pylônes-relais le plus haut et le plus en ligne droite possible. Ce qui a conduit à une étrange guerre pour l’occupation des lieux les plus propices à la réalisation d’un tel réseau.

Que s’est-il passé ?

C’est en 2010 que AB Network, le premier réseau à micro-ondes à l’usage des marchés, a été inauguré. Il reliait Chicago et le New Jersey, la Bourse de New York ayant, elle aussi ,été décentralisée dans un data center, situé dans un petit village nommé Mahwah. Comme le signal radio va deux plus vite que la lumière dans un câble à fibre optique, il permettait de gagner plusieurs dixièmes de millisecondes par rapport au réseau de câbles qui venait d’être inauguré sur la même ligne, et dont la construction avait coûté une fortune. On ignore encore pour quelle compagnie de trading ce réseau a été construit, mais il s’agit sûrement d’un des deux cadors du secteur, Jump ou Vigilante. Le problème, c’est que la compétition pour la ligne la plus directe a fait exploser les coûts d’investissement permettant de gagner x microsecondes. Désormais, il faut investir près de trois millions d’euros pour un avantage d’une seule.

Y gagne-t-on vraiment, alors ?

Il est difficile d’estimer les profits effectifs d’un gain d’une seule microseconde. Mais les compagnies ne le feraient pas si elles n’y gagnaient pas de l’argent. Lorsque Jump achète pour 14 millions un champ lui permettant de se rapprocher de 40 mètres de la Bourse de Chicago, installée à Aurora, et qu’on pose la question de ce qu’il peut bien y gagner, la réponse qu’on reçoit est :  » Tu ne sais pas quel pognon il peut se faire sur 40 mètres.  » Il a été estimé que Jump avait sans doute rentabilisé son investissement en deux semaines.

Ce qui est inattendu, c’est le rôle de la Belgique…

C’est le point de départ de 4. Je raconte la manière dont l’armée belge, qui l’avait reçu en cadeau de l’armée américaine lorsque celle-ci avait décidé de passer à la fibre optique pour ses propres communications – l’armée a davantage besoin de bande passante que de vitesse -, a fini par mettre en vente, en 2012, le pylône de Houtem, en Flandre occidentale. Pour elle, ce n’était qu’un truc inutile de 243 mètres de hauteur dont la dégradation rendait urgents des travaux de consolidation. Mais, à sa grande surprise, le pylône, mis en vente un peu en dessous du prix du métal sur le marché, soit 255 000 euros, a été adjugé, au terme d’enchères folles, pour cinq millions, à un acheteur qui n’a pas voulu être identifié – mais qui était évidemment une boîte de trading. Pour elle, le pylône valait une fortune, car il se situait à quelques centaines de mètres à peine d’une ligne droite parfaite allant de Francfort à Londres, et il dominait de loin tout le paysage.

Où cette surenchère s’arrêtera-t-elle ?

Elle est peut-être en train de s’arrêter. Désormais, les transmissions ont atteint une vitesse qu’il est à peu près impossible de dépasser, et le coût de chaque progrès est devenu prohibitif. Certaines compagnies, comme les Néerlandais de Flow, ont même renoncé à leurs projets de réseaux de câbles ou de micro-ondes, au profit de modèles économiques portant sur des transactions agrégées, moins tributaires du temps mais susceptibles de profit plus importants par opération.

Pourquoi avoir voulu raconter cette histoire, alors ?

Avant tout pour proposer une description. Je crois que ce qui en ressort est d’abord une grande impression de violence : celle qui consiste à occuper la terre de manière plus ou moins légale et à y construire une infrastructure dont souvent les gens ne veulent pas, car elle défigure tout. Au contraire de ce qu’on croit, le mode de fonctionnement des marchés n’est pas sans effet sur la matière et la forme même des paysages, et donc de la vie qu’il est possible d’y mener. Parfois, cet effet est carrément de subversion, comme lorsque les entreprises de micro-ondes cachent des relais dans des clochers d’église ou occupent les toits des gratte-ciels des centres-villes. On a le sentiment qu’il n’y a rien de plus éthéré qu’un marché, mais, en réalité, il s’agit bien d’une force d’occupation, dont les câbles et les pylônes incarnent la forme la plus visible.

4, par Alexandre Laumonier, éd. Zones Sensibles, 112 p.

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