Ahmad Massoud: ce sont les talibans qui sont de plus en plus isolés. © getty images

Ahmad Massoud, fils du commandant Massoud: «Les talibans sont haïs par le peuple» (entretien)

Principal opposant au régime des talibans, Ahmad Massoud affirme que la résistance s’étend et qu’il «libérera l’Afghanistan».

«Le 15 août 2021 restera un jour sombre et terrible dans l’histoire de l’Afghanistan», se rappelle Ahmad Massoud. Ce jour-là, le départ précipité des troupes américaines a accéléré la chute de Kaboul aux mains des talibans, scellant la victoire des combattants islamistes presque vingt ans après avoir été chassés du pouvoir.

Leurs premières déclarations se voulaient rassurantes: les droits de l’homme seront préservés et les femmes pourront jouir des mêmes libertés. Dans la foulée, une amnistie décrète que les anciens militaires ou employés de l’ex-gouvernement afghan ne seront pas menacés. Deux ans plus tard, plusieurs ONG estiment que pas moins d’une centaine d’agents de la police et du renseignement ont disparu ou ont été victimes d’exécutions sommaires.

Dans son rapport de septembre 2023, la mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (Unama) dénombre plus de 1 600 cas de violations des droits de l’homme entre janvier 2022 et juillet dernier.

Les talibans ne veulent pas abandonner l’extrémisme et le terrorisme.

Les chiffres des ONG et de l’ONU seraient pourtant bien en deçà de la réalité, estime Ahmad Massoud. Fils du célèbre commandant Massoud, le «lion du Panchir», leader charismatique de la résistance afghane contre l’invasion soviétique et les talibans, Ahmad Massoud se retrouve dans le rôle de successeur de son père.

Affaibli depuis le retour des talibans au pouvoir, le «lionceau du Panchir» tente, tant bien que mal, d’organiser la résistance en s’appuyant sur la diaspora afghane et ses relais locaux en Afghanistan qui, assure-t-il, sont de plus en plus nombreux. «J’ai le soutien de mon peuple et nous libérerons l’Afghanistan», clame-t-il dans l’interview qu’il nous a accordée à l’occasion de la sortie de son livre Notre liberté (1).

Depuis la prise par les talibans de la vallée du Panchir, votre bastion historique, vous êtes dans la clandestinité, «quelque part» hors de l’Afghanistan. Comment le vivez-vous?

Je vais bien et, comme toujours, je suis motivé à poursuivre cette lutte pour la liberté et les valeurs de mon peuple. A vrai dire, je n’ai pas vécu caché pendant cette période. Nous avons constamment travaillé à l’intérieur et à l’extérieur de l’Afghanistan pour étendre et renforcer notre résistance contre l’organisation terroriste des talibans et vingt autres groupes terroristes mondiaux et régionaux.

Mes activités hors de l’Afghanistan ont consisté à unir les forces démocratiques afghanes afin de construire une opposition politique forte aux talibans et de préparer une alternative démocratique pour l’avenir de mon pays. J’ai poursuivi mes objectifs jour et nuit, sans aucune hésitation.

On vous présente aujourd’hui comme un homme isolé, tant à l’échelon international que national. Est-ce le cas?

Premièrement, je ne me sens pas isolé parce que j’ai le soutien de mon peuple. Le peuple afghan est avec nous à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Il a démontré son soutien à notre cause et a fait de son mieux au cours des deux dernières années pour nous soutenir de toutes les manières possibles. Nous avons pu étendre la résistance de deux provinces (Panchir et Baghlan) à quatorze. Le peuple nous invite à renforcer notre présence dans les régions. Il nous aide à construire des réseaux de renseignement et de logistique.

A l’international, je ne me sens pas non plus isolé. A l’exception de quelques pays, nous nous engageons auprès de la communauté internationale depuis deux ans. Mon responsable des relations extérieures, Ali Maisam Nazary, et moi-même avons constamment voyagé pour sensibiliser l’opinion et dire la vérité sur la situation désastreuse en Afghanistan.

Le père d’Ahmad Massoud, Ahmed Shah Massoud, appelé le «lion du Panchir».
Le père d’Ahmad Massoud, Ahmed Shah Massoud, appelé le «lion du Panchir». © getty images

Est-ce plutôt l’inverse: les talibans, eux, sont-ils isolés?

La réalité est que les talibans constituent un groupe isolé. Ils sont haïs par le peuple et ne montrent aucun signe de légitimité populaire. Pour cette raison, lorsque nous avons eu un dialogue avec eux à plusieurs reprises, nous leur avons dit que nous pouvions résoudre le conflit afghan par une élection ou un référendum, mais ils ont refusé. Ils ont refusé parce qu’ils savent que le peuple ne votera pas pour eux ni pour leur idéologie extrémiste.

Sur les plans international et régional, les talibans sont beaucoup plus isolés qu’il y a deux ans. Aujourd’hui, tous les pays de la région, y compris le Pakistan, considèrent les talibans comme une menace sérieuse pour leur sécurité. La communauté internationale a pris ses distances en raison des violations des droits humains et des droits des femmes.

Dans votre livre, vous racontez la prise de Kaboul par les talibans. Quelles leçons en tirez-vous?

Le 15 août 2021 restera un jour sombre et terrible dans l’histoire de l’Afghanistan. Ce jour-là, tout a changé pour moi. J’ai pris une décision qui a mis mon peuple sur la voie de retrouver son indépendance, sa liberté et sa dignité, pas forcément à court terme, mais dans le futur, à moyen et long termes.

Avec le recul, si je n’avais pas pris la décision cruciale d’aller au Panchir, il aurait été impossible de former une résistance aujourd’hui ou plus tard. Les talibans auraient certainement gagné en légitimité et en reconnaissance dans de nombreux pays.

Bien sûr, nous avons payé un prix élevé en déclenchant cette résistance, mais nous n’avons aucun regret et c’est la seule décision juste et morale que nous pouvions prendre en ce jour sombre. J’ai appris qu’il vaut parfois mieux écouter son cœur et son intuition qu’attendre et contempler.

Comment expliquez-vous que le soulèvement populaire que vous appeliez de vos vœux lors du retour des talibans n’ait pas eu lieu?

On ne s’attendait pas à un soulèvement national pour de nombreuses raisons. Premièrement, le peuple afghan était sous le choc de la chute rapide du pays aux mains des talibans. Deuxièmement, il s’est senti trahi par les dirigeants de l’ancien gouvernement lorsque le président a pris la fuite et l’a abandonné à un groupe terroriste.

Troisièmement, il n’avait pas les moyens de lancer une résistance dans tout l’Afghanistan contre les talibans armés jusqu’aux dents grâce aux équipements de l’Otan. Nous devions rassembler toutes nos ressources et toutes nos forces dans une partie du pays, puis nous étendre. Cependant, lorsque j’ai fait appel à mes soutiens, ils sont venus au Panchir des quatre coins du pays, en particulier les anciennes forces armées de la République.

Politiquement, nous sommes devenus plus proches d’un consensus avec d’autres forces démocratiques.

En quoi la prise de pouvoir par les talibans a-t-elle été «une défaite pour le monde», comme vous l’écrivez?

C’est une défaite pour l’humanité et le monde entier, car les forces malveillantes qui tentent de déraciner nos valeurs se sont emparées d’un pays entier en 2021. L’idéologie des talibans et des autres groupes terroristes opérant aujourd’hui en Afghanistan constitue une menace pour nos valeurs, pour l’ordre international et pour l’humanité. Les talibans étaient bien plus faibles en 2001. Comment cela n’est-il pas une défaite du monde?

Comment expliquez-vous que pendant deux décennies de présence américaine, aucune solution afghane, locale et nationale, n’ait été trouvée?

Il existait de nombreuses solutions, mais les dirigeants du gouvernement afghan n’ont pas voulu les mettre en œuvre. Je faisais partie de l’opposition politique parce que nous connaissions la solution et que nous voulions introduire des réformes. La principale raison pour laquelle le gouvernement a été affaibli, en particulier après 2014, était le système présidentiel unitaire hautement centralisé dans lequel le président agissait au-dessus des lois et en tant que roi élu.

Les talibans jouissent-ils tout de même d’une certaine popularité dans le pays?

Les talibans ne sont pas un mouvement populaire et n’ont jamais bénéficié du soutien du peuple. S’ils étaient soutenus, pourquoi le peuple n’a-t-il pas répondu à ses appels au soulèvement général chaque année depuis 2001?

Nous n’avons jamais assisté à un soulèvement général contre la république ou contre la présence internationale en Afghanistan au cours des vingt dernières années, que ce soit dans les zones urbaines ou rurales. Le peuple afghan a adopté la démocratie après 2001, et sa participation massive aux élections présidentielles et parlementaires en est la preuve.

En 2018, lorsque les Américains ont commencé à négocier avec les talibans, la grande majorité du pays était contrôlée par la république et seuls quelques districts étaient contestés, mais les talibans ne contrôlaient aucun district ou province. Tout a changé avec l’accord désastreux signé en février 2020 et le retrait en 2021.

Les talibans avaient promis de respecter les droits des femmes, leurs libertés sont pourtant bafouées.
Les talibans avaient promis de respecter les droits des femmes, leurs libertés sont pourtant bafouées. © getty images

Vous avez déclaré vouloir trouver une solution politique et non militaire avec les talibans. Est-ce toujours votre position?

Tous les conflits se terminent par une solution politique et non militaire. La raison pour laquelle nous avons lancé notre résistance était d’apporter un changement politique pour le bien du peuple.

Evidemment, les négociations actuelles avec les talibans sont difficiles en raison de leurs positions. Les talibans ne veulent pas abandonner l’extrémisme et le terrorisme et accepter la volonté du peuple comme le seul moyen de déterminer l’avenir du pays. Comme mon père, nous ne considérons pas le combat comme une fin mais comme un moyen d’atteindre un objectif politique.

Entretenez-vous personnellement des relations, officieuses ou officielles, avec eux?

Non, je n’ai aucune relation avec eux.

Succéder à un leader aussi charismatique que votre père est-il une tâche difficile?

Je ne suis pas à apte à devenir pleinement comme mon père. C’était un homme grand et extraordinaire et je ne pourrai jamais l’égaler. Pourtant, nous préservons son héritage à travers notre lutte pour la liberté et la démocratie et en nous efforçant, au fil du temps, de réaliser ses aspirations.

Quel est l’état de la résistance aujourd’hui?

La résistance s’est développée militairement, politiquement et sous d’autres formes. Il y a deux ans, la résistance se limitait au Panchir et à la vallée d’Andarab. Aujourd’hui, nous sommes présents dans quatorze provinces, soit près de la moitié du pays. Nous avons réussi à défier les talibans et d’autres groupes terroristes.

Au cours des deux dernières années, nous avons obtenu plus de succès que ce que les talibans ont pu montrer au cours de la décennie qui a suivi 2001. Nous avons pu libérer des districts, endommager les capacités aériennes et terrestres des talibans et nous développer dans des zones où ils ne nous attendaient pas.

Politiquement, nous sommes devenus plus proches d’un consensus avec d’autres forces démocratiques, la société civile, les partis politiques, les diplomates et les intellectuels de tous les groupes ethniques et religieux. Nous avons lancé un processus politique à Vienne, en Autriche, pour parvenir à cette unité. Nous avons organisé deux conférences et nous en aurons une autre très bientôt. L’objectif principal est de former une opposition unifiée aux talibans et de préparer une alternative démocratique pour l’avenir de l’Afghanistan.

Lors de leur prise de pouvoir en 2021, les talibans se voulaient rassurants sur la situation des femmes. Qu’en est-il aujourd’hui?

Les talibans d’aujourd’hui sont les mêmes qu’il y a trois décennies. Ils ont trahi toutes les promesses qu’ils avaient faites à la communauté internationale, notamment sur le traitement des femmes.

Les femmes et les filles, soit la moitié de la population, sont privées de leurs droits fondamentaux et effacées de la vie publique. Elles sont traitées comme des êtres humains inférieurs, indignes de recevoir une éducation, de travailler à l’extérieur de leur foyer et même de prendre un bain.

La plupart des maisons afghanes ne disposent pas de plomberie moderne, et les talibans ont interdit aux femmes de se rendre aux bains publics. Leur situation s’aggrave chaque jour et, malheureusement, on dirait que la communauté internationale attend qu’un miracle se produise.

Dans le livre, on découvre votre amour pour la poésie et la littérature. Dans quelle mesure peuvent-elles être une source d’inspiration dans la lutte politique?

Je dirais même que la littérature est l’un des outils les plus puissants dans la lutte politique. Aujourd’hui, nous constatons le pouvoir de la poésie et des arts pour maintenir vivant l’esprit de liberté à l’intérieur et à l’extérieur de l’Afghanistan.

Nous voyons de nouveaux poètes et auteurs talentueux rejoindre la résistance culturelle avec leur plume et leurs mots. Pour moi, la résistance n’est pas simplement une lutte armée, mais elle est multidimensionnelle et revêt de nombreuses formes. Nous valorisons la lutte armée, la résistance politique et la résistance culturelle et tout cela est nécessaire pour que nous puissions remporter, à l’avenir, la victoire et la liberté.

(1) Notre liberté, par Ahmad Massoud, Bouquins, 352 p.

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