Agriculteurs : «Sans l’Union européenne, il n’y a pas d’agriculture en Europe» (entretien)
Mais sans contre-discours, l’extrême droite tirera les bénéfices de la crise agricole aux élections européennes. Les droites populiste et conservatrice pourraient alors se coaliser pour mettre fin au Green Deal, redoute le politiste Théodore Tallent.
La prise en compte de certaines de leurs revendications par un Premier ministre qui n’a pas hésité à aller à leur contact n’aura pas suffi à mettre fin au mouvement de protestation des agriculteurs en France. Après un déplacement sur un barrage en Haute-Garonne, le 26 janvier, et l’annonce de premières mesures (suspension de la hausse de la taxe sur le gasoil non routier, augmentation des aides d’urgence pour les agriculteurs touchés par des catastrophes naturelles…), Gabriel Attal a dû se rendre à l’évidence deux jours plus tard après la visite d’une exploitation à Parçay-Meslay, au nord de Tours: le compte n’y était pas pour les syndicats agricoles, d’autres dispositions «devaient» être prises.
Pour les agriculteurs, ce n’est pas l’Europe le problème, ce sont les décennies de difficultés économiques.
Le cas français est emblématique de la situation d’autres pays européens confrontés à des protestations du monde agricole: à cinq mois des élections européennes, les dirigeants sont tétanisés à l’idée que ces dernières profitent aux partis d’extrême droite et de droite populiste dans les urnes. Ils n’ont pas tort. La récupération «logique» de cette colère (vu le tropisme plutôt droitier de cette frange de la population) viendrait conforter une tendance qui prédit déjà une forte progression des formations de droite radicale. Selon une étude de l’European Council on Foreign Relations (ECFR), le groupe Identité et Démocratie du Parlement européen (Rassemblement national, Alternative pour l’Allemagne…) et celui des Conservateurs et réformistes européens (Fratelli d’Italia, N-VA…) seraient les grands vainqueurs du scrutin avec, respectivement, quarante et 18 eurodéputés supplémentaires. La crise agricole serait donc un adjuvant de plus. Est-ce inéluctable? Doctorant et enseignant en science politique à Sciences Po Paris, Théodore Tallent ne le croit pas. Mais il y a urgence.
Peut-on déceler une cause commune aux différents mouvements de protestation des agriculteurs en Europe?
En partie, seulement. Les partis politiques, eux, y voient des constantes, car cela leur permet de légitimer un discours antieuropéen et antiécologiste. En réalité, les mouvements de contestation ne sont pas tout à fait les mêmes. Ils reposent sur des logiques diverses à l’œuvre dans chaque pays, qu’elles concernent des difficultés liées aux terres agricoles, à la question de la rémunération ou à certaines normes, pas forcément environnementales, qui peuvent sembler difficile à respecter. Les syndicats agricoles le reconnaissent eux-mêmes: chaque pays ou chaque sous- région a ses spécificités. Il ne faut pas tomber dans le piège qui consisterait à dire qu’il y a un problème agricole unique européen qui requiert une solution unique. Au contraire, il faut répondre aux problématiques de terrain qui varient en fonction des terroirs et des politiques qui s’appliquent à eux. Cela étant, cette colère a un cadre commun: c’est un métier qui ne rémunère pas assez et qui n’est pas reconnu et valorisé suffisamment à travers l’Europe. C’est aussi une industrie qui doit réaliser sa transition écologique tout en répondant aux enjeux économiques pressants.
Les agriculteurs européens partagent-ils un sentiment de déclassement?
Plutôt un manque de reconnaissance. Dans le cadre de ma recherche, j’échange sur le terrain avec des agriculteurs et des personnes qui vivent en zone rurale. Ce qui remonte le plus, c’est le sentiment de ne pas être reconnu par la société et de n’être ni entendu ni représenté par le système politique. Les agriculteurs disent souvent: «Vous vous rendez compte. Nous nourrissons la France et nous gagnons moins de mille euros par mois.» Ce qui joue peut-être aussi, c’est le fait que le dialogue fait défaut avec les responsables politiques et avec les citoyens qui, d’après toutes les études d’opinion, sont pourtant nombreux à soutenir les agriculteurs.
Peut-on dire que dans le passé, certains partis politiques étaient le relais de ces revendications agricoles et que ce n’est plus le cas aujourd’hui?
La question agricole a été structurante dans les politiques en Europe par le passé mais elle a progressivement été mise à l’arrière-plan. D’autres clivages ont émergé, identitaire, culturel ou économique avec la mondialisation. A la fin du XXe siècle et au début du XXIe, la question agricole a été reléguée à l’arrière-plan avec l’argument technique qu’elle était traitée par les subventions de la Politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne. Les responsables politiques l’ont d’autant plus facilement dépolitisée qu’ils se sont dit que les agriculteurs ne constituaient plus qu’une part infime de la société et qu’ils ne représenteraient plus un public «décisif» électoralement parlant… Aujourd’hui, la question agricole nous revient comme un boomerang. Depuis cinq ou six ans, les partis populistes tablent sur l’idée qu’en repolitisant la question agricole et plus largement la question rurale, ils pourront gagner des voix de manière significative. Les partis traditionnels le paient, en particulier ceux de la droite conservatrice qui ont été historiquement les relais des revendications agricoles, mais aussi les partis aux programmes écologistes qui peinent à proposer un discours attractif dans ces territoires. On ne mesure pas encore assez à quel point les partis populistes en tireront des bénéfices dans le cadre des élections européennes.
Pourquoi l’extrême droite serait-elle bien placée pour capitaliser sur la colère des agriculteurs?
Les partis populistes développent cette «recette magique» qui conduit à antagoniser les publics. D’un côté les «petits», de l’autre les «grands». D’un côté ceux qui travaillent, de l’autre les élites déconnectées… Ce message qui apparaît simpliste de l’extérieur est extrêmement efficace quand il s’agit de se saisir de la colère de certaines parties de la population. Cela fut en partie le cas en France avec les gilets jaunes. Ce n’est pas tant la pertinence du discours qui compte que le réflexe émotionnel. Dans le cas de la crise agricole, les agriculteurs en tant qu’électorat ne sont pas aussi marqués à droite que certaines personnes essaient de le dire dans le débat public. En France en 2022, ils ont davantage voté pour Emmanuel Macron que pour Marine Le Pen, et beaucoup se sont abstenus. En réalité, pour les agriculteurs, ce n’est pas l’Europe le problème, ce ne sont pas non plus les mesures environnementales. Ce sont plutôt des décennies de difficultés économiques, de captation des profits par des grandes chaînes industrielles, et de transformation des habitudes des citoyens qui, parce qu’ils veulent préserver leur pouvoir d’achat grevé par l’augmentation générale des prix, et notamment des logements, ont significativement réduit leur budget «alimentation». Il s’agit de problèmes structurels qui ne datent pas du mois dernier ou du lancement du Greeen Deal européen. Simplement, les partis populistes, en déployant un discours binaire sur le mode «j’ai compris vos problèmes qui sont dus à l’écologie et à l’Europe», espèrent capitaliser sur le mécontentement des agriculteurs. Cependant, il ne faut pas croire que les agriculteurs français seraient tous plutôt sensibles au discours d’extrême droite et qu’ils tomberont dans l’escarcelle du Rassemblement national (RN). De nombreux agriculteurs perçoivent bien la tentative de manipulation de la crise agricole par le RN. Le problème, ce n’est pas tant les agriculteurs que le public qui gravite autour et qui soutient leur mouvement. Selon un sondage Elabe, publié le 24 janvier, le mouvement de contestation des agriculteurs recueille un soutien quasi unanime de la part des Français. Autres enseignements: trois quarts des répondants pensent que l’Union européenne est un handicap pour les agriculteurs, et deux tiers jugent que les agriculteurs doivent respecter trop de normes. Il est significatif de voir que le discours, vrai ou pas, porté par la droite populiste, la droite conservatrice et les industriels de l’agroalimentaire pendant des années a percé dans l’opinion.
N’est-ce pas un paradoxe en regard de l’importance de l’aide apportée par l’UE à l’agriculture depuis des années?
C’est l’état d’incrédulité dans lequel se trouvent l’Union européenne et probablement les gouvernements nationaux. Comment en est-on arrivé à cette situation où un euro sur trois de l’UE bénéficie à l’agriculture et où, malgré cela, trois quarts des citoyens français pensent qu’elle est un handicap pour les agriculteurs? On sait très bien que sans l’Union européenne, il n’y a pas d’agriculture en Europe. Or, le sentiment prévaut dans l’opinion qu’elle est une institution très distante, déconnectée du terrain et qui ne fait que mettre des bâtons dans les roues des agriculteurs. Cette perception a été renforcée par des partis politiques qui ont toujours eu à cœur de blâmer l’UE pour à peu près tout et n’importe quoi, mais aussi par certains gros syndicats agricoles qui s’empressent à chaque fois de la critiquer comme une institution imposant des contraintes intenables. C’est absolument paradoxal, mais cela prouve que quelque chose ne fonctionne pas. Si l’UE ne propose pas un véritable discours allant au-delà des enjeux «techniques» comme les normes environnementales, dont on a urgemment besoin, et les aides aux agriculteurs, elle se fera dépasser par tous ceux qui développent un contre-discours antiécologique et anti- européen. Il va falloir structurer des politiques économiques et financières en soutien aux agriculteurs et expliquer l’impact que les politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre auront sur l’agriculture en 2030, 2040, 2050… Pour l’instant, ce n’est pas clair pour grand monde et encore moins pour les agriculteurs. L’Union européenne a bon dos. Mais la clouer au pilori permet de ne pas interroger nos modes de consommation et le rôle des industriels qui mangent les marges des agriculteurs. Et elle ne peut pas vraiment se défendre, dans la mesure où c’est une institution composée de 27 pays.
Vos craintes sur la récupération des partis de droite populiste portent-elles principalement sur la France et l’Allemagne avec le Rassemblement national et l’Alternative pour l’Allemagne?
Le mouvement de contestation des agriculteurs est présent dans de nombreux pays européens: en France, en Belgique, en Allemagne et peut-être encore plus aux Pays-Bas… Il ne faut cependant pas se tromper, ce n’est pas l’irruption de la question agricole dans l’actualité qui fait que les partis d’extrême droite sont haut dans les sondages. Simplement, eux qui ont besoin de franchir une étape pour pouvoir être encore plus influents, notamment au Parlement européen, considèrent que la question écologiste – et donc la question agricole actuelle – est une manière de franchir ce palier. L’Alternative pour l’Allemagne (AfD), dont les intentions de vote avoisinent les 22%, s’est saisie, de façon extrêmement agressive et avant même la crise, de la question écologique pour opposer les Allemands. Cela a fonctionné aux Pays-Bas à l’occasion des dernières élections avec les succès du Parti pour la liberté (PVV) de Geert Wilders et du Mouvement agriculteur-citoyen (BBB). En France, le Rassemblement national atteint des scores d’intentions de vote rarement vus. Il faudra réussir à construire un contre-discours sinon les partis populistes à travers toute l’Europe engrangeront des scores record. Et le Parlement européen de demain en sera considérablement transformé. Déjà aujourd’hui, il est assez difficile pour lui de s’accorder sur les questions environnementales. Pour y arriver, il lui faut à chaque fois trouver des coalitions un peu hétéroclites qui vont soit de la gauche radicale au centre, soit de la gauche au centre-droit. Si la droite populiste arrive au Parlement européen avec 30% de députés, il y a un vrai risque qu’une majorité absolue se forme, des conservateurs à l’extrême droite, pour bloquer les textes en faveur de la lutte contre le dérèglement climatique. Il faut être clair. Si jamais le résultat est celui-là, cela signifie la fin du Green Deal, et la fin de la transition écologique pilotée à Bruxelles. Il faudra renationaliser les politiques environnementales avec toute l’inefficacité que l’on connaît.
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