Agriculteurs : les 3 raisons de leur combat contre le traité Mercosur
L’accord de libre-échange négocié par l’UE avec de grands pays d’Amérique latine est perçu, par les éleveurs wallons en particulier, comme une menace pour l’agriculture et pour la santé des consommateurs européens. Voici pourquoi.
C’est le diable habillé en soja. Ou en steak de bœuf. Non, décidément, les agriculteurs européens ne digèrent pas cet accord de libre échange que l’Union européenne voudrait finaliser avec les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay). Ils savent qu’ils seront perdants, à tous les coups. Concurrence déloyale, laxisme phytosanitaire, incohérence environnementale…
A leurs yeux, cet accord douanier n’a aucune vertu. Le ratifier aurait l’effet d’un bâton de dynamite lancé dans une poudrière, dans le contexte de révolte actuel. Pourtant, le 23 janvier, alors que les manifs d’agriculteurs français avaient déjà fait le tour des médias européens, le vice-président de la Commission, Valdis Bombrovskis, a annoncé que la conclusion des négociations avec le Mercosur était « à portée de main ». Déclaration inconsciente ? Pour calmer les esprits, le président Macron a rapidement répété que la France s’opposait à la signature du traité qui doit être adopté à l’unanimité. Mais pourquoi les agriculteurs de Belgique, de France ou d’Allemagne sont-ils tellement opposés au traité Mercosur ?
1. Concurrence déloyale
C’est le volet alimentaire de cet accord qui crispe surtout les agriculteurs. Et pour cause. Ce chapitre « commerce des marchandises » du texte prévoit que l’Union européenne libéralise 92 % des importations provenant des pays du Mercosur. En clair, les droits de douanes seront supprimés ou considérablement abaissés pour un quota annuel de produits agricoles, soit 99 000 tonnes de viande bovine (en équivalent carcasse), 180 000 tonnes de poulet, 25 000 tonnes de porc, 180 000 tonnes de sucre, 60 000 tonnes de riz, 45 000 tonnes de miel…
Laisser davantage de produits agricoles arriver du Mercosur vers l’Europe, c’est permettre l’intensification d’un modèle agricole que l’Union Europe voudrait justement restreindre dans le cadre du Green Deal. C’est pour cela d’ailleurs qu’elle impose des normes de plus en plus contraignantes aux exploitants de notre continent.
A priori, 99 000 tonnes de viande bovine, cela paraît peu par rapport aux près de 8 millions de tonnes de viande de bœuf qui est produite au sein de l’UE. Mais, comme le répète la Fugea (la Fédération d’éleveurs et d’agriculteurs pour une agriculture durable), il existe d’autres accords de libre-échange et lorsqu’on additionne tous ces quotas, le chiffre devient impressionnant. Exemple : le fameux traité CETA avec le Canada, à la signature duquel la Wallonie a résisté en 2016 et qui est patiellement entré en vigueur en 2017, prévoyait plus de 45 000 tonnes de viande bovine exemptée de droits de douane. Il existe aussi des accords avec d’autres pays, comme la Nouvelle Zélande.
La conséquence de ces accords est que la pression sur les prix ne peut que devenir plus forte, alors que les agriculteurs européens revendiquent justement de pouvoir négocier de meilleurs prix avec l’industrie agroalimentaire et la grande distribution.
La Belgique et surtout la Wallonie sont particulièrement concernées par les importations de viande bovine : ce secteur représente plus de 15 % de la valeur totale de la production belge et près de 30 % en Wallonie où les exploitations sont souvent de type familiale. Au Brésil, dont provient 1 steak sur 5 consommé dans le monde, l’élevage bovin compte 220 millions de têtes de bétail. Les éleveurs, dont les exploitations sont déjà XXL, comptent doubler ce chiffre dans les années à venir. Ils travaillent avec des scientifiques pour engendrer des bêtes plus grasses, qui arrivent plus rapidement à maturité. Et, comme l’a montré un reportage de National Geographic en juillet dernier, ils sélectionnent les races qui sont capables de résister aux fortes tempêtes comme aux périodes de grande sécheresse.
Pour rassurer les agriculteurs européens, la Commission UE invoque la clause de sauvegarde, prévue dans l’accord, qui peut être activée si l’on constate une dérégulation du marché. Mais sa porté est faible et ses conditions d’application très restrictives.
2. Laxisme phytosanitaire
C’est peut-être le plus inquiétant, pour les agriculteurs comme pour les consommateurs. Les règles phytosanitaires ne sont pas les mêmes des deux côtés de l’Atlantique, loin de là. Cela désavantage évidemment les exploitants européens, mais c’est aussi un risque sanitaire pour les consommateurs. Exemple : au Brésil, 75 % des produits phytosanitaires utilisés sont interdits en Europe.
C’est le cas notamment de l’atrazine, un herbicide tellement dangereux qu’on ne peut plus en faire usage au sein de l’UE depuis vingt ans. C’est le cas aussi du Paraquat qui, interdit chez depuis 2007, est suspecté de provoquer la maladie de Parkinson. Le Brésil est le plus grand consommateur de pesticides : il représente à lui seul 18 % du marché mondial. Chaque année, le ministre de la Santé recense des dizaines de milliers d’empoisonnements à ces substances chimiques, dans certains cas mortels.
Les géants européens de la production de pesticides, eux, se frottent les mains, car l’accord avec le Mercosur leur ouvrira les portes encore plus grand pour exporter vers ces pays leurs produits interdits en Europe. Comme le rappelle la Fugea, si les coûts d’importation diminuent, le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay risquent d’augmenter considérablement leur consommation de ces produits pourtant nocifs. Aujourd’hui déjà, les géants européens de l’agrochimie exportent de l’atrazine ou du paraquat vers ces pays dont on importe et mange ensuite les produits agricoles (viande, céréales).
L’UE affirme que les normes sanitaires seront les mêmes pour tout le monde. La France a plusieurs fois plaidé, lors des négociations du Mercosur, pour la mise en place de « mesures miroirs », pour que les produits importés répondent aux mêmes règles que les produits européens. Un système de contrôle serait prévu, mais les partis au traité ont convenu de le simplifier. En l’état actuel, il semble donc peu fiable.
3. Incohérence environnementale
Les secteurs agricoles des pays du Mercosur, en particulier le Brésil et l’Argentine, sont connus pour développer des modes de production agricole très intensifs, avec l’objectifs de consacrer une bonne part de leur production à l’exportation. Il est clair que, si ces productions agricoles augmentent grâce à l’accord de libre-échange, cela aura un impact environnemental énorme en complète contradiction avec ce que l’UE met en place dans le cadre du Green Deal. Les émissions importées de gaz à effet de serre, liées à la production et au transport, vont logiquement augmenté. On sait que les émissions de méthane, un gaz très destructeur de la couche d’ozone, sont particulièrement importantes dans les élevages bovins.
Le risque est aussi énorme de voir s’accroître la déforestation pour permettre aux cultures agricoles de s’étendre, en particulier au Brésil déjà très touché par le phénomène. Un rapport commandé par le gouvernement français, en 2020, indique l’augmentation de la production de viande bovine dans les pays du Mercosur, y entraînerait la disparition de 36 000 km2 de forêt chaque année, soit la superficie des Pays-Bas. Cela revient à mettre de l’huile sur le feu de la crise climatique. Ici aussi, les agriculteurs européens craignent une concurrence déloyale. En effet, ils sont soumis à des normes de plus en plus strictes, dans le cadre de la stratégie « From Farm to Fork » de la Commission UE, notamment pour privilégier le développement de systèmes d’élevage à faible impact sur l’environnement. Ils devront à la fois être plus compétitifs et plus agroécologiques. Une incohérence fatale pour eux.
Pour l’instant, le projet d’accord avec le Mercosur va sans doute être provisoirement gelé, pour calmer la colère des agriculteurs des pays les plus opposés au traité, comme la France, la Belgique, l’Autriche ou l’Irlande. Ce texte est décidément un serpent de mer. Les premières négociations datent de 1999. Un pré-accord de principe a été signé vingt ans plus tard. Il a failli être validé définitivement en décembre dernier. Mais l’élection du bouillant libertarien Javier Milei en Argentine, qui avait annoncé vouloir quitter l’alliance du Mercosur avant de se raviser une fois élu, a un peu retardé les choses. En Belgique, l’accord de la Vivaldi stipule que le gouvernement n’approuvera plus d’accords commerciaux sauf s’ils contiennent un chapitre sur le développement durable avec des normes claires. Par ailleurs, le dernier sondage CNCD-LeVif a révélé que 61 % des Belges étaient favorables à l’accord du Mercosur à conditions que les normes sociales et environnementales soient contraignantes. Près de 30 % y étaient opposés.
Au niveau européen, les pays du sud, Espagne en tête, défendent le traité. L’Allemagne et les pays scandinave sont également de fervents partisans de l’accord de libre-échange souvent baptisé « cows for cars ». Si les agriculteurs du Mercosur en sortiraient gagnants, ce serait, de l’autre côté de l’océan, le cas pour les industriels européens, de l’automobile surtout. Par ailleurs, selon l’Institut Jacques Delors, le marché européen n’a pas été envahi de boeuf aux hormones canadien depuis la signature du CETA, comme le craignaient les agriculteurs. Le pays du caribou n’a pas encore réussi à remplir son quota d’exportation, quelques dizaines de fermes seulement étant capables de respecter les normes UE. Cela n’empêche pas les experts des marchés agricoles et alimentaires de relever l’anachronisme et les contradictions de tels accords, comme le fait régulièrement le CNCD pour le Mercosur.
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