Agir ou périr : l’UE face aux défis de l’évasion fiscale
Cette fois, ce n’est pas une, mais bien deux bombes, que le Consortium international des journalistes d’investigation (CIJI) a fait exploser mercredi soir, à travers les nouvelles révélations des » Bahamas Leaks « .
La première détonation est venue creuser encore un peu plus la brèche dans l’opacité des centres financiers offshore que les précédents scandales fiscaux (« Offshoreleaks », « Luxleaks », « Swissleaks », et « Panama Papers ») avaient contribué à ouvrir. Les nouveaux documents révélés portent en effet sur 175 480 structures offshore enregistrées aux Bahamas entre 1959 et 2016. Ils lèvent notamment le voile sur l’identité des administrateurs de certaines de ces sociétés écrans, qui sont généralement utilisées pour dissimuler les transactions financières d’une ou de plusieurs autres sociétés à des fins de blanchiment d’argent ou d’évasion fiscale.
La deuxième déflagration provoquée par le scandale des « Bahamas Leaks » est, quant à elle, venue fissurer encore un peu plus la légitimité de l’Union européenne (UE). Cette nouvelle fuite révèle en effet que Neelie Kroes, ex-Commissaire européenne à la concurrence (2004-2009) de la Commission Barroso, a été directrice, entre 2000 et 2009, de Mint Holdings Limited, une société enregistrée aux Bahamas. Bien qu’il ne soit pas illégal en soi d’être administrateur d’une société offshore (tout dépend de l’usage qu’il en est fait), Mme Kroes a néanmoins enfreint un point crucial du règlement de la Commission : elle a omis de mentionner l’existence de cette société dans sa déclaration d’intérêts à son entrée en poste. Elle y affirmait pourtant avoir abandonné tous ses mandats avant sa nomination au sein de l’organe exécutif de l’Union.
Cette révélation sur l’ancienne Commissaire est d’autant plus fâcheuse qu’elle tombe à un moment où la Commission européenne tente laborieusement de contenir la vague d’indignation provoquée par le recrutement de son ex-président, José Manuel Barroso, au sein la banque américaine Goldman Sachs. Tout cela dans un contexte marqué par le séisme du référendum britannique.
L’Union à la croisée des chemins
Le crédit dont jouit l’UE auprès des citoyens européens est largement entamé : d’après le sondage Eurobaromètre du printemps dernier, seulement 33% des Européens auraient encore confiance dans celle-ci (alors qu’ils étaient près de 50% avant la crise de 2008). A défaut d’un changement de cap radical – qui la remettrait au service de l’intérêt général, plutôt que de celui du lobby pro-business – l’Union risque bien de courir à sa propre perte.
Les révélations des « Bahamas Leaks » soulignent à nouveau l’urgence de la situation. Elles offrent néanmoins l’opportunité – pour peu que les décideurs européens aient la volonté de s’en saisir – de marquer les inflexions nécessaires dans deux domaines qui préoccupent particulièrement les citoyens européens.
Le premier concerne les règles en matière d’éthique et de conflits d’intérêts au sein de la Commission. Son président, Jean-Claude Juncker, serait en effet bien avisé de procéder rapidement à leur renforcement. Cela implique de réformer le code de conduite pour les Commissaires en procédant notamment à un examen beaucoup plus strict de leurs déclarations d’intérêts. En outre, Mr Juncker devrait sans tarder instituer une enquête sur les allégations concernant Neelie Kroes.
La deuxième source de préoccupation citoyenne concerne la lutte contre l’évasion fiscale.
Dans ce domaine, l’exemple à suivre – en terme de volontarisme politique – est indiscutablement Margrethe Vestager, l’actuelle Commissaire européenne à la concurrence. Depuis le début de son mandat, cette dernière fait preuve d’une réelle détermination à priver les États membres des armes redoutables (les fameux « rulings » fiscaux) dont ils abusent dans la guerre fiscale qu’ils se livrent actuellement. Elle constitue en ce sens l’antithèse d’une prédécesseure à la concurrence… Neelie Kroes. Pas étonnant d’ailleurs que cette dernière ait qualifié récemment la décision de Mme Vestager sur le ruling Apple d’ « injuste ».
Son action – qui se circonscrit à l’application du droit communautaire des aides d’État – n’est malheureusement pas complétée par l’adoption de législations européennes suffisamment ambitieuses pour supprimer les échappatoires fiscaux et assurer la transparence. La faute essentiellement aux États-Membres qui – pays du Benelux en tête – n’hésitent pas à freiner au maximum toute possibilité d’avancée dans ce domaine.
Dans l’immédiat, il serait pourtant vital de mettre en place un registre public des bénéficiaires réels des sociétés et des trusts. Une telle mesure serait d’autant plus nécessaire que les nouveaux documents dévoilés hier soir ne révèlent que rarement l’identité réelle des actionnaires et des bénéficiaires effectifs de ces sociétés. Ceux-ci sont en effet souvent différents des administrateurs qui figurent dans le registre du commerce, qui peuvent être utilisés comme simples prête-noms.
Dans le même ordre d’idée, il est plus que temps d’obliger les entreprises multinationales à rendre publics leurs profits pays par pays, afin de s’assurer que les impôts soient payés là où les bénéfices sont générés.
Si nos décideurs européens venaient cependant à préférer le statu quo à la transparence dans ces deux domaines, le projet européen continuerait inexorablement sa lente agonie.
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