RD Congo: toujours l’impunité, malgré la purge au sommet de l’armée
Douze ans après la sortie du rapport Mapping sur les crimes de guerre au Congo-Kinshasa, les principaux instigateurs de ces violences courent toujours. Le remplacement actuel de chefs de l’armée ne va pas dans le sens de la lutte contre l’impunité.
Les coups de torchon se succèdent au sommet de la hiérarchie militaire congolaise. Le 19 septembre, le lieutenant-général Philémon Yav, commandant des opérations contre les groupes armés dans cinq provinces de l’est de la RDC, a été arrêté et placé en détention à Makala, la prison centrale de Kinshasa. Il est soupçonné d’«intelligence avec une puissance étrangère».
Le 23 septembre, lors d’un entretien avec RFI et France 24, Félix Tshisekedi a parlé de «trahison» et déclaré que le général Yav est accusé d’avoir «contacté certains de ses collègues au nom du Rwanda pour qu’ils laissent les rebelles du M23 prendre la ville de Goma». Trois jours plus tôt, à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies, le président congolais avait accusé le Rwanda d’«incursions directes» dans l’est de la RDC. Il avait ajouté que Kigali soutient «en hommes et matériel» le M23, qui occupe depuis juin la ville frontalière de Bunagana, point de passage commercial stratégique entre le Nord-Kivu et l’Ouganda.
La chute du «Tigre»
Philémon Yav, dit «le Tigre», était l’un des hommes de confiance des anciens présidents Laurent-Désiré et Joseph Kabila. L’ officier originaire du Katanga et Kabila fils se sont connus à l’époque de l’AFDL, l’alliance rebelle qui a conquis le Zaïre et fait tomber le régime de Mobutu. Leurs unités auraient combattu côte à côte lors de la bataille de Kisangani, en mars 1997.
Selon certains analystes, Félix Tshisekedi soupçonne le général Yav d’avoir contribué à créer de «faux rebelles rwandais FDLR» pour fournir à Kigali un alibi aux incursions répétées de l’armée rwandaise au Congo. Pour d’autres sources à Kinshasa, son arrestation et la mise à l’écart d’autres officiers supérieurs traduisent la volonté du président d’affaiblir le «réseau katangais», tout puissant sous le règne de Joseph Kabila. Dans son interview du 23 septembre, Tshisekedi met l’accent sur la nécessité de «séparer le bon grain de l’ivraie», d’«extirper les brebis galeuses», ces «officiers qui continuent à obéir à leurs autorités anciennes».
Un ex-chef de milice promu
Le limogeage de hauts gradés des FARDC, armée minée par la déloyauté, la corruption, les détournements de soldes et rations militaires, s’est poursuivi les 3 et 17 octobre. Le grand nettoyage vise-t-il notamment des officiers sur lesquels pèsent des soupçons de crimes de guerre, ce qui traduirait une volonté présidentielle de s’engager dans la lutte contre l’impunité? Ce n’est pas le cas: un général major au sombre passé, Jacques Ishale Gonza, est promu au poste clé de chef d’état-major général adjoint chargé des opérations militaires et du renseignement.
Le parcours de cet officier a été patiemment reconstitué en octobre 2019 par Jean-Jacques Wondo, expert du bureau d’analyses stratégiques Afridesk. Il y a une vingtaine d’années, le militaire originaire de l’Ituri a commandé l’une des brigades de l’UPC, la milice dirigée par Thomas Lubanga et Bosco Ntaganda (surnommé «Terminator»), deux chefs de guerre condamnés par la Cour pénale internationale (CPI). L’UPC s’est distingué dans les années 2002-2003 par des attaques de villages à l’arme lourde, des tueries, viols, pillages, déportations… Le nom du commandant, orthographié «Nduru Tchaligonza» par la CPI, revient plus de vingt fois dans le jugement de la Cour qui, en 2019, a reconnu Bosco Ntaganda coupable de crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Il apparaît seize fois dans le jugement qui, en 2012, a déclaré Thomas Lubanga coauteur de crimes de guerre pour «enrôlement d’enfants».
Comment croire à la volonté réelle de Tshisekedi de ‘‘purger’’ l’armée quand il continue de nommer aux plus hautes fonctions des auteurs présumés de crimes de guerre?
Des «infiltrés» dans l’ armée
L’ ancien commandant de brigade de l’UPC a pu faire carrière dans l’armée nationale grâce au processus de «brassage». Cette intégration de miliciens et rebelles au sein des forces de sécurité congolaises lui a permis d’exercer divers commandements dans l’est du pays. Le caractère «hétéroclite» des FARDC est aujourd’hui vu par le président Tshisekedi comme la cause de leur faiblesse, ce qui n’a pas empêché la récente promotion spectaculaire de Jacques Ishale Gonza.
«Comment mener des opérations militaires avec succès contre les rebelles du M23 et d’autres groupes armés avec une armée truffée de militaires considérés par les Congolais comme des ‘‘infiltrés’’ et soupçonnés d’intelligence avec l’ennemi? interroge un juriste engagé dans la lutte contre l’impunité. Et comment croire à la volonté réelle de Tshisekedi de ‘‘purger’’ l’armée quand il continue de nommer aux plus hautes fonctions des auteurs présumés de crimes de guerre?»
L’intouchable «Tango Four»
Le cas de Gabriel Amisi Kumba, surnommé «Tango Four», interpelle de longue date les défenseurs des droits de l’homme en RDC. En juillet 2020, le président Tshisekedi l’a promu général d’armée et nommé inspecteur général des FARDC. A ce titre, il contrôle les dotations budgétaires allouées aux forces armées. Pendant la seconde guerre du Congo, Amisi était chef d’état-major adjoint du RCD-Goma, chargé de la logistique («T-4», d’où son surnom). Selon Human Rights Watch, il est impliqué dans la répression de la mutinerie de Kisangani, en mai 2002, et dans les exécutions sommaires, viols et pillages qui ont suivi. Le chef rebelle est aussi accusé d’avoir dirigé une troupe qui, en septembre 2002, a massacré à Kindu au moins 56 civils lors d’une offensive de l’armée rwandaise contre une milice maï-maï alliée au pouvoir congolais.
Intégré en 2005 dans les FARDC, Gabriel Amisi a été, entre 2006 et 2012, chef d’état-major des Forces terrestres. Selon la BBC, sa position lui aurait permis de tirer profit de l’exploitation minière dans l’est du pays. Un rapport de 2012 rédigé pour l’ONU l’accuse d’avoir supervisé un réseau fournissant des armes et munitions à des groupes rebelles. En 2017, un autre rapport onusien signale qu’il extrait illégalement de l’or dans la province de la Tshopo.
Du côté rwandais aussi…
Au Rwanda également, des chefs militaires au passé controversé occupent encore les plus hautes fonctions et n’ont pas été inquiétés par la justice. James Kabarebe a été, de 2010 à 2018, ministre de la Défense du Rwanda et est, depuis 2019, conseiller sécurité du président Paul Kagame. Le «commandant James» a fait partie des officiers qui, en 1996, ont dirigé les attaques contre les camps de réfugiés hutus rwandais de l’ex-Zaïre et ont traqué les fuyards à travers le pays-continent, rappelle le cinéaste Thierry Michel dans son film L’Empire du silence (1). Lors de la seconde guerre du Congo, Kabarebe a mené les opérations de la coalition rwando-ougando-congolaise qui, sous la bannière du RCD, a tenté de renverser le président Laurent-Désiré Kabila, son ex-allié. Selon les experts de l’ONU, les troupes qu’il dirige en août-septembre 1998 sur l’axe Moanda-Boma-Matadi, au Bas-Congo, ont commis des tueries, viols et pillages.
L’actuel chef d’état-major de l’armée rwandaise, Jean Bosco Kazura, est lui aussi ciblé par des enquêtes. La première, publiée en décembre 2013 par le journal Foreign Policy, l’accuse de crimes de guerre durant la phase finale du conflit qui a mis fin au génocide des Tutsis. Commandant du «bataillon Oscar», il aurait, selon certains témoignages, organisé des tueries de civils hutus en juin-juillet 1994, auxquelles il aurait assisté. En mars dernier, le général a été reçu en grande pompe en France, à l’invitation du chef d’état-major français des armées.
Contre l’impunité
«La culture de l’impunité pour les crimes les plus graves alimente la répétition des conflits et représente donc un obstacle sérieux à toute tentative de paix durable», martèle le Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la paix 2018.
Marc Schmitz, coordinateur et coauteur de l’ouvrage Le Cri muet des collines (Couleur livres, 2022), relève que «la guerre tourne en boucle dans l’est du Congo, et même quand les conflits cessent, les armes continuent de terroriser. Les témoignages sur les massacres perpétrés s’accumulent, des enquêtes ont été menées, mais quasi personne n’a été jugé à ce jour.»
Le rapport de l’ONU est rempli de conditionnels, d’affirmations partiales, de témoignages non vérifiables, ce qui le rend peu utilisable.
En octobre 2010 a été publié le rapport Mapping, qui inventorie et documente les violations des droits de l’homme les plus graves commises au Congo entre 1993 et 2003. Le docteur Mukwege cite ce rapport de l’ONU à chacune de ses interventions pour tenter de le sortir des tiroirs. Toutefois, le document n’est pas d’une rigueur à toute épreuve: «Il est rempli de conditionnels, d’affirmations partiales, de témoignages non vérifiables, ce qui le rend peu utilisable sur le plan judiciaire», signale Marc Schmitz. Le rapport préconise un mécanisme judiciaire mixte, composé de personnel international et national, pour rendre justice aux victimes. Mais le système judiciaire congolais manque de moyens, de crédibilité et d’indépendance.
(1) Le 2 novembre à 20 h 20, la RTBF diffuse sur la 1 le documentaire de Thierry Michel L’Empire du silence, suivi d’un débat sur les crimes de guerre au Congo et la lutte contre l’impunité.
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