« La mort de Prigojine ne réduira pas l’efficacité de Wagner en Afrique »
Le renversement du régime tchadien, très lié à la France, pourrait être la prochaine cible des mercenaires russes, estime Luis Martinez, de Sciences Po-Ceri.
La mort d’Evgueni Prigojine, le 23 août, interroge sur l’avenir de son groupe paramilitaire en Afrique. Wagner y a développé une myriade d’activités lucratives. Fondée en 2014, la société s’est implantée en Libye, où ses mercenaires ont combattu avec le maréchal Haftar, homme fort de l’est du pays. Au Soudan, Wagner soutient militairement le général rebelle Hemetti, en lutte contre l’armée régulière, et participe avec lui au pillage de ressources aurifères. Depuis 2017, le groupe assure la protection et le maintien au pouvoir du président centrafricain Touadéra, en échange d’une prise de contrôle du secteur diamantaire. Au Mali, les militaires putschistes ont fait appel à Wagner fin 2021. Quelque 1 600 «instructeurs» russes se sont installés dans les bases abandonnées par les militaires français, à Gao, Ménaka, Tombouctou… Le groupe a monté deux sociétés minières et tente de récupérer des permis miniers avec l’appui d’hommes d’affaires maliens. Il se serait lancé dans l’orpaillage artisanal au sud de Bamako et l’exportation d’or via Dubaï, hub de ce trafic illicite.
Une fois démobilisés, de nombreux Russes formés au combat en Ukraine rejoindront des groupes paramilitaires en Afrique.» Luis Martinez, directeur de recherche à Sciences Po Ceri.
La dernière vidéo d’Evgueni Prigojine, diffusée le 21 août, deux jours avant le crash de son jet privé près de Moscou, aurait été prise au Mali, selon plusieurs analystes. Sur fond de paysage sahélien, l’homme d’affaires russe apparaît en treillis, fusil d’assaut en bandoulière. Quelques jours plus tôt, le patron de Wagner, auteur de la mutinerie des 23 et 24 juin derniers , s’est rendu à Bangui. Selon certaines sources, il voulait empêcher que les activités de son groupe en Centrafrique soient récupérées par le ministère russe de la Défense. Sur place, il aurait été reçu par le président Touadéra, auquel il aurait promis de renforcer la présence et les investissements de sa société dans le pays. Le lendemain, il aurait rencontré des émissaires des Forces de soutien rapide (FSR), les paramilitaires soudanais du général Hemetti, qui lui auraient remis de l’or.
Faut-il s’attendre à une reprise en main par le pouvoir russe de la nébuleuse africaine de Wagner? A Bangui et Bamako, diplomates russes et agents de la société paramilitaire ont toujours marché main dans la main. Fin juin, Sergueï Lavrov, chef de la diplomatie russe, avait assuré que le groupe continuerait à opérer au Mali et en Centrafrique. Pour autant, un changement de nom, voire un démantèlement de l’organisation n’est pas exclu. Des sociétés militaires privées (SMP) russes, telles Redut ou Convoy, sont sur les rangs pour recueillir l’héritage. Certaines ont déjà intégré dans leurs rangs des transfuges de Wagner et recruteraient pour le continent africain. Ces structures dépendent directement du ministère de la Défense russe et du GRU, le service de renseignement militaire russe.
Décodage avec Luis Martinez, directeur de recherche à Sciences Po Ceri (Centre de recherches internationales), consultant pour l’Union européenne en Afrique subsaharienne et auteur de L’Afrique, le prochain califat? (1).
Principal artisan de l’expansion russe en Afrique, le groupe Wagner continuera-t-il à étendre sa toile sur le continent après la mort de son patron?
Dans la durée, cette disparition n’affaiblira pas les activités africaines du groupe. Wagner fonctionne de manière décentralisée et sans réelle structure hiérarchique. Sa présence en Afrique repose sur des contrats avec les élites au pouvoir et l’accompagnement des ambassades russes. La mort de Prigojine, personnalité charismatique, réduira la visibilité médiatique du groupe, pas son efficacité. Ses offres de services séduisent des pays africains confrontés à un contexte politique et sécuritaire délicat. Ses activités et celles d’autres SMP russes seront désormais plus discrètes, mais pas moins redoutables. Wagner est clairement le bras armé informel du pouvoir russe en Afrique et au-delà. Au Mali et en Centrafrique, le groupe dépend de la logistique aérienne de l’armée russe, notamment pour assurer la relève des effectifs.
Sur le terrain africain, les paramilitaires de Wagner se révèlent-ils plus efficaces que les troupes françaises et onusiennes?
Les missions ne sont pas comparables. Au Mali, Wagner apporte une aide militaire dans les combats contre les groupes djihadistes, mais les mercenaires russes ne prétendent pas se substituer à l’armée malienne pour restaurer la sécurité et la souveraineté de l’Etat dans le nord du pays. Wagner ne se charge pas non plus de former les officiers et soldats africains, tâche essentielle des interventions classiques européennes et américaines. Parallèlement, la Russie livre des armes légères et des hélicoptères aux forces maliennes, sans être très regardante sur leur utilisation. La France, en revanche, rechignait à fournir des armes à Bamako, de crainte qu’on l’accuse d’être impliquée dans les exactions des militaires maliens contre des civils.
L’image du groupe Wagner reste-t-elle positive dans la population malienne?
Très remontée contre la présence militaire française, une partie de l’opinion malienne a salué l’arrivée des mercenaires russes. Sur le long terme, Wagner sera jugée en fonction des résultats obtenus. Si, d’ici à cinq ans, le groupe n’a pas fait mieux que l’opération française Barkhane pour restaurer la sécurité au Sahel, de nombreux citoyens auront le sentiment que cette nouvelle intervention étrangère n’aura servi à rien, qu’elle visait seulement à protéger la junte et à piller les ressources naturelles du pays. Or, le but de Wagner n’est pas d’éradiquer la menace djihadiste, mais de renforcer ses liens avec les pouvoirs en place, afin de capter une part de la rente minière.
Comme le Mali et le Burkina Faso, le Niger est confronté à des violences djihadistes récurrentes et est désormais dirigé par des putschistes. Ces militaires appelleront-ils à l’aide les mercenaires de Wagner?
Selon le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, le coup d’Etat militaire de juillet au Niger n’a pas été orchestré par Wagner, mais Washington craint que le groupe tire profit de l’instabilité locale. A ce stade, la présence de mercenaires russes au Niger n’est pas confirmée. Mais tout laisse à penser qu’ils y seront avant Noël. Ce sera certainement le cas si la Cedeao, la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, se décide à recourir à la force pour mettre fin au coup d’Etat. Le Mali d’Assimi Goïta et le Burkina Faso d’Ibrahim Traoré, qui soutiennent le nouvel homme fort du Niger, le général Abdourahamane Tiani, lui ont proposé leur soutien militaire. Le régime nigérien a annoncé qu’il autoriserait les forces armées de leurs voisins malien et burkinabé à intervenir sur leur sol en cas d’«agression». Derrière l’aide de Bamako et Ouagadougou, il y a le groupe Wagner.
Après le Niger, quel pourrait être le futur terrain d’action de Wagner en zone sahélienne?
Les experts estiment que le bouquet final sera le renversement du régime tchadien, très lié à la France. Selon The Wall Street Journal, Washington a prévenu les autorités tchadiennes d’un appui de Wagner aux rebelles tchadiens en vue de déstabiliser le gouvernement de transition. Le groupe paramilitaire aurait offert à ces mouvements rebelles un soutien matériel et opérationnel. De son côté, le président tchadien de transition Mahamat Idriss Déby ne veut pas d’une intervention armée de la Cedeao au Niger. Il pressent qu’elle aurait pour résultat de rapprocher physiquement les mercenaires russes de N’Djamena. Le Tchad est un lieu majeur de déploiement des troupes françaises en Afrique et le seul pays de la région où ces forces conservent une liberté d’action, depuis leurs bases de N’Djamena, Abéché et Faya. Paris est intervenu militairement au moins à deux reprises, en 2008 et 2019, pour sauver le pouvoir tchadien. Des colonnes de rebelles venues de Libye ont été stoppées. Il ne fait guère de doute que Wagner et la Russie ont des plans stratégiques en vue d’étendre l’influence russe au Tchad.
A ce stade, les mercenaires russes déployés en Afrique ne sont que quelques milliers. En quoi représentent-ils une menace stratégique pour les Occidentaux?
Un défi de grande ampleur se profile pour l’Europe une fois la guerre en Ukraine terminée. Des centaines de milliers de jeunes Russes formés au combat se retrouveront démobilisés. Beaucoup se recycleront dans les sociétés paramilitaires russes actives en Afrique, où ils pourront gagner plusieurs milliers de dollars par mois, bien plus que ce qu’ils recevraient en restant en Russie. Ce transfert de militaires aguerris pourrait déstabiliser l’Afrique à l’échelle continentale. Des firmes russes de mercenariat sont prêtes à les accueillir et à les insérer dans les réseaux qu’elles sont en train de créer en Centrafrique, au Mali, au Burkina Faso, au Niger et ailleurs.
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