Congo : «Européens, vous avez notre guerre dans vos smartphones. Prenez-en conscience»
Congo-Kinshasa
Présidente de la Synergie des femmes pour les victimes des violences sexuelles, Justine Masika Bihamba vient en aide depuis plus de 20 ans aux femmes abusées sexuellement au Nord-Kivu.
Par Gérald Papy
Du combat contre les violences faites aux femmes dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), on connaît surtout «celui qui les répare», le docteur Denis Mukwege, colauréat 2018 du prix Nobel de la paix. Une autre personnalité a beaucoup œuvré aussi pour leur venir en aide, au Nord-Kivu, à partir de Goma, et pour sortir ce fléau de l’indifférence qui l’accompagnait. Justine Masika Bihamba est la présidente de la Synergie des femmes pour les victimes des violences sexuelles , qu’elle a cofondée en février 2002. Cette coalition d’associations locales a secouru depuis lors plus de 20.000 victimes.
Dans le livre qu’elle consacre à cette œuvre, Femme debout face à la guerre (1), elle raconte que la rencontre avec Safi, 80 ans, «violée par plusieurs hommes» et décédée fin 2001 dans une salle commune de l’hôpital de Goma faute d’avoir eu les moyens de payer les examens médicaux qui l’auraient peut-être sauvée, lui fera prendre conscience de la nécessité d’une assistance spécifique pour les femmes abusées. En 20 ans, l’importance de ce combat s’est encore accrue. «Surtout, ce qui a changé au fil du temps, depuis le début du conflit (NDLR: né après le génocide au Rwanda, en 1994), souligne Justine Masika Bihamba dans son livre, c’est l’ampleur des atrocités qui accompagnent ces attaques contre le corps des femmes: des viols commis par plusieurs hommes à la suite, des sévices innommables, des lacérations, des outils pointus ou des armes introduites dans le vagin, des lèvres et clitoris sectionnés avec des lames de rasoir, des tirs à bout portant dans les organes génitaux… des enfants, parfois des bébés.» La reprise de combats intensifs, ces deux dernières années, remet la question des violences sexuelles au devant de l’actualité, dans une assez large indifférence de la communauté internationale. Mais Justine Masika Bihamba ne désespère pas de la réveiller.
Quelles sont les principales causes des violences perpétrées à l’encontre des femmes dans l’est du Congo?
La cause principale, c’est la guerre. La guerre occasionnée par l’exploitation illégale des ressources naturelles puisque le Congo, dans sa partie orientale, est «trop riche». Ces richesses suscitent la convoitise d’abord des pays voisins, ensuite de la communauté internationale. Les personnes qui les exploitent illégalement abusent aussi des femmes. Depuis 30 ans, des groupes armés étrangers et nationaux sont actifs dans la région, ce qui provoque des combats avec l’armée congolaise et a des conséquences effroyables pour la population.
Comment les violences des groupes armés n’ont-elles pas pu être réduites depuis trois décennies?
On n’a jamais réussi à les réduire véritablement parce qu’on se heurte d’abord aux intérêts des uns et des autres. Beaucoup de personnes profitent de la situation quand il y a des conflits et que sévit une multitude de groupes armés. C’est un premier problème. Mais se pose aussi la question de la gouvernance en République démocratique du Congo. Le pays est confronté à un grave problème d’impunité. On n’arrive pas à sanctionner ceux qui ont pris les armes, ceux qui ont tué les gens. Enfin, se greffe sur ce contexte la problématique de la corruption.
Vous racontez la difficulté que vous avez rencontrée pour faire adopter une loi sur la répression des violences sexuelles. Les choses s’améliorent-elles?
Une loi sur la répression des violences sexuelles a été promulguée par le chef de l’Etat en 2006 (NDLR : sous Joseph Kabila). Mais il est vrai que ce que nous avions préparé comme projet de loi a été vidé de son contenu. Là aussi, les intérêts des uns et des autres ont prévalu. Les lois sont taillées «sur mesure» pour servir ces intérêts. C’est tout sauf positif parce que cela ne permet pas de se protéger à l’avenir. Pour les violences sexuelles, nous sommes contraints de composer avec la loi qui existe.
Et encore, puisque vous pointez aussi le fait que les lois ne sont pas appliquées…
Nous avons des textes de loi. Mais on ne les met jamais en pratique. Jusqu’à aujourd’hui, l’application des lois reste en effet un défi majeur.
«Nous, nous sommes en train de mourir. Tout ce que nous demandons, c’est la paix.»
Par rapport aux Occidentaux, vous dénoncez une forme d’hypocrisie. «D’un côté, les dirigeants […] ne cessent de proclamer leur attachement sans faille aux droits humains, quitte à donner parfois des leçons. De l’autre, ils soutiennent des entreprises extractives qui violent ouvertement ces droits.» Comment l’expliquez-vous?
Peut-être les Européens croient-ils que la guerre en RDC est éloignée d’eux. Pourtant, ils ont notre guerre dans leurs mains via les smartphones. Ils ont notre guerre sous leurs doigts via leurs ordinateurs. Ils ont notre guerre dans leurs mains via leur voiture électrique et les batteries qui les alimentent. Quatre-vingts pour cent du coltan qu’on trouve dans les téléphones et les ordinateurs proviennent de la RDC, 70 % du cobalt et du lithium sont produits en RDC. Il faut que les Européens réfléchissent à cette situation. Nous, nous leur donnons la possibilité de communiquer avec le monde entier. Nous, nous leur offrons les facilités pour opérer un développement écologique. Et nous, nous sommes en train de mourir. Tout ce que nous demandons, c’est la paix.
Dans le traitement des femmes auxquelles vous venez en aide, pourquoi une approche globale est-elle si importante?
C’est essentiel parce que lorsque la femme victime de violences sexuelles arrive dans un de nos centres, elle est confrontée à plusieurs problèmes. Elle a subi de graves lésions physiques. Il faut donc une prise en charge médicale. Elle est aussi traumatisée au regard de ce qu’elle a vécu. Un accompagnement psychosocial est requis. Et quand elle est marquée de la sorte, c’est presque tout son entourage qui est affecté. Une action au plan socioéconomique s’avère souvent nécessaire. Enfin, certaines – peu nombreuses – connaissent leurs agresseurs. Elles ont besoin d’une assistance juridique pour, le cas échéant, ester en justice. Malgré qu’une réponse pécuniaire ne soit pas nécessairement suffisante pour «réparer» les dégâts subis, elles peuvent avoir besoin de cette réparation. L’approche holistique est la meilleure réponse pour redonner le sourire à ces femmes. C’est ainsi que nous sommes arrivées à sauver plusieurs vies.
Dans votre livre, vous parlez de 18.000 femmes sauvées. Le regard sur ces femmes a-t-il changé grâce à votre action?
Le chiffre de 18.000 femmes victimes d’agression sexuelle n’est plus d’actualité. Depuis la rédaction du livre, nous sommes à nouveau en guerre (NDLR: en raison des offensives du mouvement M-23, soutenu par le Rwanda). Cela fait deux ans que les combats ont repris. Des femmes continuent d’être abusées chaque jour. Il est exact que notre action est saluée par la population. Aujourd’hui, 50% des femmes qui travaillent dans les organisations composant la Synergie des femmes pour les victimes des violences sexuelles ont été abusées sexuellement. Grâce à notre accompagnement, elles sont décidées, elles aussi, à aider les autres. Elles expliquent comment elles ont été soutenues par l’association. C’est quelque chose que la communauté a accepté.
Constat terrible, vous écrivez que «la présence internationale augmente également la souffrance de la population du Kivu». De quelle façon?
Peut-être la phrase est-elle trop dure. Mais c’est une réalité. A Goma, il y a beaucoup d’employés internationaux issus des ONG… Le problème est que nous avons le même «marché». Or, ils ont des dollars. Et nous avons des francs congolais. Il est déjà difficile qu’un militaire ou un enseignant en RDC soit payé 100 dollars le mois. Les employés des ONG internationales ont des salaires à des milliers d’euros. Ce deux poids, deux mesures heurte les Congolais. Nous avons été confrontés à ce genre de problème à de nombreuses reprises. Nous formons un certain nombre de personnes. Mais nous n’avons pas assez de moyens pour donner des salaires élevés à nos employés. Il est arrivé que lorsque l’une d’elles avait acquis une compétence solide, elle soit sollicitée par une ONG internationale à la recherche de personnel compétent. Dans ce cas-là, on ne peut lui refuser l’opportunité de gagner 1.500 dollars. Autre genre de problème: si une employée locale d’ONG étrangère ose se plaindre, ses responsables lui rétorquent qu’elle peut partir, des dizaines d’autres sont prêtes à la remplacer. Donc, oui, cette présence internationale augmente notre souffrance.
«50% des femmes qui travaillent dans nos organisations sont des personnes qui ont été abusées sexuellement.»
Comment sensibliser les ONG internationales à cette problématique?
Qu’elles viennent, ok. Mais qu’elles fassent en sorte que nous puissions travailler ensemble. Nous connaissons beaucoup mieux le terrain. Elles ont l’argent. Et peut-être une expertise que nous n’avons pas. Mettons-nous ensemble et nous ferons du bon travail.
Le viol est une arme de guerre. Quel est l’objectif de cette arme?
Ce n’est pas pour assouvir un plaisir sexuel. C’est pour détruire. Dans le conflit que nous avons vécu, on cherche à anéantir les hommes à travers les femmes. On viole les femmes pour avoir le dessus sur son adversaire. J’ai eu la chance de discuter avec des chefs de groupe armé. Ils nous disaient qu’à leur estime, «la femme est sacrée. L’homme trouve sa dignité à travers son épouse. Si celle-ci est abusée, il se retrouve sans force. Il ne peut même pas combattre.»
«Leur épouse est leur dignité.» Mais ces chefs tolèrent que leurs hommes violent d’autres femmes…?
C’est compliqué. Je peux, en tout cas, affirmer que dans nos cultures, le viol était condamnable. Dans ma communauté (NDLR: les Nandé), si quelqu’un avait commis un viol et que le fait était connu, il était chassé du village. On estimait que ce qu’il avait fait relevait du comportement d’un animal. On l’obligeait alors à aller vivre dans la forêt avec… les animaux. Le viol est donc clairement punissable dans nos cultures. Mais le conflit, depuis 30 ans, a tout changé.
Comment devient-on une femme libre dans une société encore à ce point patriarcale?
Il faut savoir défendre ses convictions. Ce n’est pas simple parce qu’on ne partage pas tous les mêmes convictions. Moi, je me suis dit dès le plus jeune âge que j’aiderais les autres. C’est cette conviction qui m’anime encore aujourd’hui.
(1) Femme debout face à la guerre, par Justine Masika Bihamba, L’Aube, 224 p.
L’accord Union européenne-Rwanda dans le viseur
Des femmes congolaises ont manifesté, le 15 mars, devant le Parlement européen pour dénoncer le protocole d’accord «sur les chaînes de valeur durables pour les matières premières» conclu le 19 février entre l’Union européenne et le Rwanda. Un des objectifs de ce mémorandum vise «le renforcement (NDLR: dans le chef du gouvernement de Kigali) du devoir de diligence et de la traçabilité, la collaboration dans la lutte contre le trafic illicite de matières premières et l’alignement sur les normes internationales en matière environnementale, sociale et de gouvernance».
Cette entente a suscité de vives critiques à Kinshasa, même si un protocole semblable a été signé avec la RDC, le 26 octobre 2023. «C’est vraiment une provocation de très, très mauvais goût, a jugé le président Félix Tshisekedi. Tout le monde sait que le Rwanda n’a même pas un gramme de ces minerais dits « critiques » dans son sous-sol. Donc, quand on signe un mémorandum d’entente avec ce pays, ça veut dire qu’on va encourager le pillage ou la fraude […]. Le Rwanda ne les transforme même pas. Donc, il les exporte, et il touche des dividendes grâce à cela, sur le sang de nos compatriotes. Et ça, c’est inacceptable! Parce qu’avec le produit de ces ventes illicites, les Rwandais équiperont leur armée et continueront leur expédition aventureuse en RDC.»
Présidente de la Synergie des femmes pour les victimes des violences sexuelles, Justine Masika Bihamba dit aussi son incompréhension face à la décision des Européens. «Ne comprennent-ils pas que tout ce que le Rwanda a comme minerais, il le vole au Congo? Chaque jour, cette exploitation illégale de nos ressources cause des pertes humaines. Et malgré cela, les Européens signent un contrat avec un pays qui ne produit pas de minerais…» Elle appelle dès lors l’UE à revoir cet accord.
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