Entre Ukraine et Gaza, la guerre «oubliée» du Soudan et sa litanie des horreurs
MSF, Human Rights Watch, Amnesty et l’ONU alertent sur la dégradation de la situation de la population alors que l’espoir de la reprise de négociations est très ténu.
Elles veulent alerter sur le sort des populations victimes de la guerre oubliée du Soudan. Mais leur cri d’alarme sera-t-il entendu? Trois organisations non gouvernementales ont publié des rapports particulièrement inquiétants sur le conflit dans ce pays du nord-est de l’Afrique où, par soif de pouvoir, deux généraux et leurs troupes s’affrontent depuis le 15 avril 2023, Abdel Fattah Al-Bourhane à la tête de l’armée régulière (FAS), et Mohammed Hamdan Daglo, dit Hemetti, qui dirige les Forces de soutien rapide (FSR). Le 22 juillet, Médecins sans frontières a mis en évidence dans son étude intitulée «Une guerre contre la population» le tribut payé par les Soudanais à ce conflit d’un autre âge. Le 25 juillet, Amnesty International a révélé, au terme de son enquête «De nouvelles armes alimentent la guerre au Soudan», comment les belligérants réussissaient à maintenir les moyens de poursuivre les combats (lire par ailleurs). Et le 29 juillet, Human Rights Watch, dans son rapport «Khartoum is not safe for Women!» («Khartoum n’est pas sûre pour les femmes!»), a documenté les violences sexuelles dans la capitale, épicentre des affrontements.
Ces alertes, fruits d’enquêtes menées ces derniers mois, s’inscrivent dans la droite ligne du tableau de dévastation que d’autres experts dessinent sur la situation au Soudan. Ainsi, le 1er août, ceux de l’ONU ont déclaré une situation de famine dans le camp de déplacés de Zamzam, à quinze kilomètres de El-Fasher, la capitale de la province du Nord-Darfour à l’ouest du pays. On évalue à plus de dix millions le nombre de Soudanais ayant fui leur habitation depuis le début de la guerre, dont un cinquième aurait trouvé refuge dans les pays voisins.
Suspicion de génocide
L’accès de l’aide humanitaire dans la région de El-Fasher est rendu particulièrement difficile parce qu’elle constitue à l’heure actuelle un foyer important de combats entre les Forces de soutien rapide et des adversaires qui ne seraient pas tant issus de l’armée, mais plutôt constitués de rebelles locaux et de civils armés non arabes. Le Darfour a été le principal théâtre de violences ethniques depuis le début de la guerre. Entre juin et novembre 2023, les troupes des FSR y ont tué, selon un rapport de l’ONU publié en janvier de cette année, de 10.000 à 15.000 personnes, principalement de la communauté massalit, non arabe. «Ces attaques pourraient constituer des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité», soulignait le rapport onusien. De retour d’une mission au Tchad où vivent de nombreux réfugiés soudanais, la conseillère spéciale de l’ONU pour la prévention du génocide, Alice Wairimu Nderitu, a prévenu, fin mai, que «la situation (NDLR: au Darfour) porterait toutes les marques d’un risque de génocide avec de fortes suspicions que ce crime ait déjà été commis».
«Ces attaques pourraient constituer des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.»
Les violences communautaires ne sont qu’un des aspects de la guerre au Soudan. Le rapport de Médecins sans frontières rappelle «les hôpitaux attaqués, les marchés bombardés, les maisons visées» par les belligérants. A côté de la région du Darfour et de l’Etat d’Al-Jazira, au centre-est du pays, la capitale Khartoum a été particulièrement meurtrie par les combats. MSF en donne plusieurs illustrations. «Les combats ont commencé alors que nous étions au souk Al-Arabi (NDLR: un marché à Khartoum) vers ou 8 heures du matin. Les miliciens des Forces de soutien rapide ont commencé à fermer les rues, les banques, à arrêter les bus, puis il y a eu le bruit, les détonations, les tirs. Les obus ont commencé à tomber sur le marché et sur la population. Le marché a été complètement détruit, il n’en reste plus rien. Nous nous y sommes cachés pendant trois jours», a notamment témoigné un patient interrogé par l’organisation sur les premiers jours de combats dans la capitale.
Violences sexuelles
Médecins sans frontières pointe aussi la traque des combattants et les abus qui peuvent en découler. Une femme interrogée en mars 2024 a livré son expérience sur un lieu de rassemblement de personnes déplacées, dans la localité de Al-Qadarif, au sud-est de Khartoum. «Ils ont emmené mon mari hors du bus avec d’autres hommes. Ils leur ont demandé de montrer leurs épaules et leurs coudes. Habituellement, les soldats ont la trace de la ceinture transversale de la Kalachnikov qu’ils portent, ou des marques sur les coudes après avoir été au sol lors de combats ou d’entraînements. Si ceux qui vous contrôlent repèrent ces indices et pensent que vous êtes affilié à l’armée, ils vous emmènent ou vous tirent directement dans les jambes pour vous punir», a-t-elle expliqué.
Le rapport de MSF fait état de «violences sexuelles et sexistes» dans les zones de combats comme Khartoum et des régions du Darfour. Un constat largement étayé en ce qui concerne la capitale par l’enquête de Human Rights Watch «Khartoum is not safe for Women!» basée sur les témoignages de 42 soignants et acteurs de terrain. Ils ont répertorié 262 cas de violences sexuelles entre avril 2023 et février 2024, une partie seulement des crimes effectivement commis, ce qui les amène à conclure que «les paramilitaires (NDLR: des Forces de soutien rapide) et l’armée se sont livrés à des violences sexuelles généralisées à Khartoum et dans ses banlieues».
«Les paramilitaires et l’armée se sont livrés à des violences sexuelles généralisées à Khartoum et dans ses banlieues.»
Les violences ont touché des Soudanaises âgées de 9 à 60 ans, «au moins quatre femmes sont décédées de leurs blessures», précise le rapport. Il mentionne de multiples cas de viols collectifs à l’intérieur de maisons, pratiques attribuées principalement aux combattants des Forces de soutien rapide du général Hemetti. Un travailleur de santé à Karthoum a ainsi expliqué avoir «recueilli le cas d’une mère et de ses quatre filles qui ont été violées devant leur père et leurs frères. Elles n’ont pas pu quitter leur domicile car les FSR les avaient en quelque sorte assignées à résidence. Ces femmes ont été violées à plusieurs reprises pendant des jours. Une des filles était enceinte lorsqu’elles ont pu nous joindre à notre centre.»
Négociations en suspens
La catalogue des horreurs de la guerre du Soudan est large, on le voit. Tout indique qu’elles perdurent, et qu’elles sont probablement appelées à durer. Pourtant, la communauté internationale semble réserver une grande indifférence à ce conflit. Une lueur d’espoir malgré tout? Les Etats-Unis et l’Arabie saoudite ont convoqué une nouvelle session de négociations en Suisse pour la mi-août. Mais même cette timide relance diplomatique après des discussions ouvertes à Djeddah, en octobre 2023, est menacée. Victime d’une tentative d’assassinat, le 31 juillet, au moyen d’un drone, le général Al-Bourhane menace de les boycotter ou de soumettre sa participation à des conditions (retrait des FSR des villes qu’elles ont conquises, accès illimité de l’aide humanitaire…) inacceptables par son adversaire.
Le chiffre «officiel» des pertes humaines, 16.650 personnes (alors que l’envoyé spécial américain au Soudan, Tom Perriello, a évoqué un bilan de 150.000 tués) n’est sans doute pas encore assez élevé pour, en regard des guerres en Ukraine et à Gaza, contraindre les grandes puissances à ramener à la raison deux généraux aux ambitions mortifères.
Des armes aisément accessibles
Les armes franchissent plus aisément les frontières du Soudan que l’aide humanitaire, peut-on constater à la lecture du rapport d’Amnesty International «De nouvelles armes alimentent la guerre au Soudan». Leur acheminement s’effectue par la Libye, le Tchad, la République centrafricaine, l’est du Soudan, via la ville de Kassala proche des frontières de l’Erythrée et de l’Ethiopie, aboutissant à «un afflux constant d’armes dans le pays», selon les chercheurs de l’organisation.
Les Etats de provenance sont souvent des producteurs d’armes reconnus, la Chine, la Russie, la Turquie, la Serbie, ou plus inédits, comme les Emirats arabes unis, qui appuient ouvertement les Forces de soutien rapide, un des acteurs du conflit, et le Yémen, lui-même théâtre d’un conflit et protagoniste actif de l’axe de la résistance iranien contre Israël.
Amnesty International épingle aussi deux filières particulières d’alimentation du marché soudanais: des armes destinées au commerce civil sont détournées; d’autres à blanc sont converties en armes létales. Dans la première, l’organisation de défense des droits humains souligne le rôle important joué par des entreprises de taille moyenne installées en Turquie.
Etonnament, seule la région du Darfour est concernée par un embargo de l’ONU sur les livraisons d’armes au Soudan. Amnesty International appelle à ce qu’il soit étendu à l’ensemble du pays. Mais la Chine et la Russie étant membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU avec droit de veto, il est illusoire de penser qu’il puisse être un jour adopté.
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