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Conflit dans l’est du Congo: à Goma, la crainte d’une misère accrue
Les habitants portent des jugements mitigés sur les nouveaux maîtres de la ville, le M23. Après des décennies de conflits, la priorité est à la survie matérielle.
«La sécurité à l’Est, c’est une chanson, confie Gratienne, 35 ans, alors qu’elle vient de faire un don de sang au Centre provincial de transfusion sanguine du Nord-Kivu, à Goma. Mon père a été blessé par balle en 2002, alors qu’il rentrait du travail. Il est tombé dans une embuscade. Il a été sauvé par transfusion. Alors, je donne mon sang depuis plus de dix ans. Dans cette région, il faut rester optimiste. Si on est en vie, c’est le plus important.» Le discours de Gratienne n’en est qu’un parmi des milliers d’autres dans la ville de Goma, tombée aux mains des rebelles du M23 (Mouvement du 23 mars), le 30 janvier. Pour les habitants de la capitale provinciale du Nord-Kivu, l’insécurité est devenue routinière.
D’après le bureau humanitaire de l’ONU à Goma, cette offensive aurait entraîné le déplacement de 700.000 à un million de personnes, et causé au moins 2.900 morts. La République démocratique du Congo (RDC) est en proie à des conflits depuis plus de 30 ans, avec un bilan de plus de six millions de victimes. Dans la province du Nord-Kivu, plus d’une centaine de groupes armés sont actifs, parmi lesquels le M23, apparu en 2012 à la suite d’une mutinerie d’anciens membres du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) contre le gouvernement de Kinshasa. Son nom fait référence à l’accord de paix du 23 mars 2009, dont il accuse les autorités de ne pas avoir respecté les engagements.
A la fin du discours, la multitude de Gomatraciens hurlent à tue-tête: «Baissez les dollars!»
Appel à la mobilisation
L’offensive sur Goma est une des plus violentes dans l’histoire des conflits à l’est du Congo, selon plusieurs ONG présentes sur place. Pour freiner l’avancée rebelle, Kinshasa aurait fait appel à des mercenaires étrangers, notamment roumains, et à des soldats sud-africains, déployés dans le cadre de la force régionale de la SADC, la Communauté de développement de l’Afrique australe, et de la Monusco, la Mission de l’ONU pour la stabilisation en RDC. Ces combattants auraient tenté de sécuriser les infrastructures clés de Goma, mais leur intervention n’a pas suffi à stopper la progression du M23, qui a rapidement pris le contrôle des principaux axes de la ville.
Face à la pression du M23, les Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) ont progressivement reculé. Dans les dernières heures avant la prise de la ville, des scènes de panique ont été observées: certains soldats congolais en déroute se sont débarrassés de leur uniforme pour se fondre parmi la population civile, tandis que d’autres tentaient de rallier Minova, plus au sud, pour organiser une éventuelle contre-offensive. Treize soldats sud-africains ont perdu la vie lors des affrontements, leurs dépouilles n’ayant été rapatriées que le 7 février. Human Rights Watch a estimé que ces heurts avaient eu des «conséquences catastrophiques sur la situation humanitaire», soulignant le danger croissant encouru par les civils du fait de l’avancée du M23 soutenu par les forces rwandaises. Face à cette escalade de violence et à l’aggravation de la crise déjà bien ancrée, le président de la RDC, Félix Tshisekedi, appelle à une mobilisation générale et réclame une intervention internationale. Les troupes congolaises et leurs alliés tentent de se réorganiser dans les environs. Kigali, de son côté, continue de nier son soutien au M23, et affirme avoir uniquement «défendu ses frontières».
Pauvreté endémique
Ce n’est pas la première fois que Goma se retrouve sous la menace du M23. En 2012, le groupe rebelle avait déjà pris la capitale provinciale du Nord-Kivu, mais pour une dizaine de jours seulement. Et si la situation semble imprévisible pour les jours, les semaines voire les mois à venir, le groupe armé est bien décidé à rester. Le 6 février, un premier rassemblement a été organisé au stade de l’Unité à 10 heures du matin. Les habitants ont été convoqués, et les commerces fermés jusqu’à 13 heures.
Sous un soleil cuisant, des milliers de personnes attendent Corneille Nangaa, le chef de la branche politique du M23, l’Alliance fleuve Congo (AFC). La foule semble nerveuse, et les grilles qui entourent le stade de football tremblent un peu plus à chaque prise de parole d’un des membres du M23. Les basses de la sono installée pour l’occasion grésillent et de nombreux chants congolais sont diffusés entre les discours. Muni d’un micro, Corneille Nangaa tient un discours digne de Che Guevara: «L’armée révolutionnaire est là» et le M23 est prêt à aller «jusqu’à Kinshasa». La grille finit par céder.
Alors que le chef politique du M23 exprime des ambitions expansionnistes, le M23 passe à l’action en consolidant son pouvoir local. Le groupe rebelle a ainsi établi une partie de son administration dans le Nord-Kivu en nommant, le 5 février, un gouverneur, un vice-gouverneur et des administrateurs de territoires. A la fin de son discours, la multitude de Gomatraciens hurlent à tue-tête: «Baissez les dollars!»
Ahmad, bagagiste, est assis sur un des gradins. Le garçon de 15 ans, muni d’un skateboard à la main, se plaint de la chaleur, mais aussi de la faim. «Mon travail ne me rapporte que quelques francs congolais par mois, soupire-t-il. Je n’ai rien pour me nourrir. J’espère que les choses vont changer dans le pays.» La réalité économique y reste en effet affligeante. En 2024, quelque 73,5% de la population congolaise vivaient avec moins de 2,15 dollars par jour, plaçant le pays parmi les cinq nations les plus pauvres du monde, selon les données de la Banque mondiale. Les chiffres récents sur la situation à Goma font défaut mais une enquête menée par l’ULB en 2018 a révélé que 65% des habitants vivaient avec moins d’un dollar par jour, bien en dessous du seuil de pauvreté international fixé à 1,90 dollar. Et c’est sans mentionner l’insécurité constante liée aux attaques et à l’absence des services essentiels, notamment aux soins de santé.
Service de santé sous pression
«Ces derniers jours, il y a eu énormément de blessés. Nous avons dû les répartir dans tous les hôpitaux de Goma», relate Thierry Allafort-Duverger, 58 ans, coordinateur des urgences et ancien directeur général de Médecins sans frontières France. «Ici, à l’hôpital de Kyeshero, le nombre de patients diminue mais les hôpitaux du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) sont encore surchargés. Il y a environ 1.000 blessés couchés dans des lits ou sur des nattes, faute de place.» Dans ce contexte de crise sanitaire et de pénurie, l’hôpital de Kyeshero s’adapte tant bien que mal aux circonstances.
A l’intérieur de l’établissement, de grandes tentes blanches ont été installées, chacune abritant une vingtaine de lits, occupés par des blessés de guerre. Jules (1), 22 ans, est allongé sous une couverture. Ce militaire des FARDC scrute le haut de sa tente. Un éclat de bombe l’a touché à l’abdomen le 27 janvier, alors qu’il était au port de Kituku. Habillé en civil, il a été secouru par une passante qui l’a porté jusqu’à l’hôpital. Originaire d’une autre province de la RDC, il était déployé dans le Nord-Kivu, mais lorsque les affrontements ont pris de l’ampleur, il a décidé d’enlever sa tenue militaire.
Malgré ce qu’il a vécu, il veut continuer à se battre dans l’armée, et «partir de Goma le plus vite possible». Interrogé sur la situation politique, il ajoute: «Je veux juste rentrer chez moi», avant de se murer dans le silence. A quelques mètres de sa tente, réservée aux hommes, se trouve Muyovu. Agée de 45 ans, elle a été blessée à Minova, dans des camps de déplacés alors qu’elle fuyait Bitonga, dans le territoire du Masisi. Alors que le camp était un champ de bataille, Muyovu a pris la fuite, est tombée dans un trou, et s’est fissurée des os de la jambe. Ses huit enfants sont rentrés à Bitonga, seuls, car son mari était également blessé. «J’ai peur quand j’entends des tirs», confie-t-elle, allongée sur son lit. Sa blessure l’empêche de marcher et même de s’asseoir. Elle n’est pas habituée «aux nouveaux occupants» et s’interroge sur le futur. Alors que Muyovu endure sa souffrance et ses incertitudes à l’hôpital, à Goma, la ville a basculé dans une nouvelle réalité.
Parole contenue
Dans les rues, la police a disparu. Seuls les membres du M23 s’affichent armés sur les boulevards, conduisant des pick-up pris aux FARDC. Les séquelles des combats hantent encore les rues. A de nombreux endroits, il est possible d’apercevoir des traces d’impacts de balles et de retrouver des munitions par terre. Grenades, lance-roquettes, gilets pare-balles à tout va, la ville ressemble à un immense dépotoir militaire. Placide, 45 ans, est gérant d’un restaurant dans le quartier de Murara, proche de l’aéroport de Goma. Lors de l’offensive, une bombe a détruit son établissement. Il estime le total de ses pertes à «trois millions de francs congolais», un peu plus de 1.000 euros, car il a aussi «été pillé» par la suite. Alors qu’il raconte son histoire, des hommes s’affairent pour tenter de reconstruire la devanture du restaurant. Derrière lui trône une affiche à l’effigie de Félix Tshisekedi encore intacte, et à la moindre mention de politique, Placide fait la moue. Il n’est pas à l’aise, et refuse «de discuter de la situation actuelle».
Assises sur les marches d’un perron dans le quartier de Mapendo, proche de Murara et touché par les combats, Caroline (1) et Thérèse (1) sont en désaccord. La seconde affirme que le M23 n’a pas pillé la ville et que ce sont les habitants et les FARDC qui l’ont fait, alors que la seconde secoue la tête d’une manière désapprobatrice, en hurlant «on est pris en otage à Goma». Thérèse, policière, a été blessée par un éclat d’obus et a perdu un œil. Les cheveux bien enfouis dans un foulard, la quinquagénaire regarde Caroline et s’agace. «Le M23 est entré dans la ville à 2 heures du matin le 27 janvier, la population dormait. Il y avait des tirs partout, et personne ne savait qui tirait où. Des miliciens du M23 sont venus chez moi. Comme j’appartenais à la police, ils ont pris mes armes et m’ont dit que bientôt, je pourrais revenir travailler sous leur administration.»
Grenades, lance-roquettes, gilets pare-balles à tout va, Goma ressemble à un immense dépotoir militaire.
La hausse des prix
A ce stade de la conversation, Caroline continue d’agiter sa tête et de répéter en boucle: «Non, nous sommes pris en otage.» Elle n’est pas convaincue de la bonne foi, ni des bonnes intentions du M23. Mais ce qui la dérange le plus à l’heure actuelle, c’est l’augmentation des prix des denrées. «Un kilo de viande, c’était 16.000 francs congolais; aujourd’hui, c’est 21.000.» Caroline s’offusque et continue: «Un dollar, c’était 2.000 francs, aujourd’hui, c’est 2.500. Je peux continuer comme cela longtemps: un bidon d’eau coûte aujourd’hui 500 francs, une fortune.» Avec Goma coupée du reste de la RDC, le ravitaillement en produits quotidiens devient de plus en plus complexe. Une partie de la ville est toujours privée d’électricité et n’a pas accès à l’eau.
Si la crainte du M23 et de la reprise des combats règne dans les rues, la plus grande peur à Goma, c’est de rester dans la misère dans laquelle la ville est plongée depuis des décennies par les conflits armés.
(1) Les prénoms ont été modifiés pour la sécurité des personnes interviewées.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici