Afghanistan : «Plus les Afghans sont affamés, plus les femmes en subissent les conséquences»
Pour la journaliste et réalisatrice Solène Chalvon-Fioritti, auteure de La femme qui s’est éveillée Une histoire afghane, il faut maintenir l’aide humanitaire à l’Afghanistan même si le régime taliban a réduit les droits des femmes. L’arrêter les pénaliserait davantage encore : « Les femmes sont nourries après les hommes dans les foyers. »
Correspondante de presse en Afghanistan pendant dix ans, réalisatrice de documentaires, dont Vivre en pays taliban diffusé en 2021, la journaliste Solène Chalvon-Fioriti publie La femme qui s’est éveillée (1), le récit beau et bouleversant du parcours de son amie Layle, engagée dans le réseau Pill Force de distribution de pilules abortives et du lendemain à travers le pays, éprise de liberté malgré le machisme et le diktat religieux, et «accidentellement» tuée par son frère parce qu’elle refusait de se marier comme le lui enjoignait sa famille, pourtant libérale. Revenue d’un nouveau séjour en terre afghane au mois de juin, Solène Chalvon-Fioriti dresse l’état des lieux de la société et de la condition des femmes sous les «nouveaux» talibans.
Même le système médical, les “professionnels du développement” n’ont pas été foutus de le maintenir en état.
Pourquoi les talibans sont-ils revenus sur les droits des femmes malgré leurs promesses?
C’est une mauvaise surprise. Je fais partie des personnes qui pensaient naïvement, parce que j’avais beaucoup travaillé dans les territoires qu’ils contrôlaient, que les talibans avaient changé. Sur deux questions majeures: l’éducation et l’accès aux soins, a minima pour les femmes. Force est de constater que ce n’est pas du tout le cas. On a affaire à la pire version des talibans, concoctée par l’aile dure du mouvement qui siège à Kandahar, qui vit en retrait du monde, qui n’apprécie pas la modernité comme ceux qui y ont goûté en résidant au Qatar ou au Pakistan. Les talibans «modernes» n’ont plus aucun pouvoir et suivent les commandements édictés par le chef spirituel du mouvement, Hibatullah Akhundzada. C’est une très grande catastrophe. On a vu la réalité de ces dissensions à l’intérieur du mouvement. Avant qu’elles soient arrachées aux établissements où elles se trouvaient après deux heures de cours, les petites Afghanes ont bien été autorisées à retourner à l’école. Quand j’allais dans les territoires sous le contrôle des talibans il y a quelques années, je voyais des fillettes de 13 ans aller à l’école. Aujourd’hui, les talibans au pouvoir à Kaboul sont porteurs d’une idéologie extrêmement rigide et mortifère.
Le respect des droits des femmes étant une condition de leur reconnaissance internationale, ont-ils renoncé, selon vous, à l’obtenir?
Les talibans n’ont pas choisi l’isolement. Ils ont toujours besoin d’entretenir de bonnes relations avec le monde, du moins avec leurs voisins géographiques directs comme la Chine, qui a beaucoup travaillé dans le secteur minier, ou le Pakistan. Etre isolés n’est pas dans leur intérêt puisque leur économie s’effondre, la famine guette… Mais ils ne sont pas prêts à faire de concessions sur la question du corps des Afghanes, un point d’hystérie absolu. Il est presque suicidaire d’avoir adopté des décrets contre les libertés des femmes alors même que le pays est au bord de l’effondrement et qu’il compte sur une aide humanitaire qui est arrivée l’hiver dernier. Comment savoir si elle arrivera l’hiver prochain? De très nombreuses institutions et chancelleries ont annoncé qu’elles conditionneraient une partie de leur aide à la question du respect des personnes humaines et donc des femmes. Les talibans s’en moquent.
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Quelle attitude les Occidentaux doivent-ils adopter? Couper l’aide malgré le risque de famine ou la maintenir au risque d’apparaître céder aux talibans?
C’est une position qui nous appartient tous en tant qu’individus. Laisse-t-on les gens mourir de faim au nom de la défense des droits des femmes? Ou considère-t-on que ne pas aider les Afghans et les Afghanes à s’alimenter, c’est potentiellement mettre les Afghanes encore plus en danger? C’est ce que je crois. De très nombreuses études démontrent que plus les Afghans sont affamés, plus les femmes en subissent les conséquences. Pourquoi? Traditionnellement en Afghanistan, a fortiori dans les zones rurales, les femmes sont nourries après les hommes au sein des foyers. Quand vous n’avez que du pain à tremper dans du thé vert, il est sûr que la femme n’aura que le quignon. Même chose pour les filles, qui sont nourries après leurs frères. Ensuite, il y a plus de deux millions de veuves en Afghanistan. Un grand nombre d’entre elles ne vont pas aux distributions de nourriture d’urgence organisées par le Programme alimentaire mondial parce qu’elle n’ont pas de chaperon pour les accompagner. La théorie qui consiste à penser qu’on doit tout arrêter parce que les talibans ne respectent pas leurs engagements inclusifs est contre-productive puisqu’elle conduit à fragiliser encore davantage les femmes. Et puis, il ne faut pas oublier que l’économie s’écroule parce que nous, Occidentaux, avons quitté le pays avec une brutalité folle après l’avoir inondé de milliards de dollars pour une économie factice, sous perfusion. Nous sommes en grande partie responsables. Et je ne parle même pas des actifs de la Banque centrale afghane bloqués à Washington. Il me semble que regarder l’ Afghanistan s’enfoncer et les Afghanes se laisser enfermer sans agir n’est pas une posture morale tout à fait défendable.
Les «professionnels du développement» ont-ils fait plus de mal que de bien en Afghanistan?
Je ne peux pas dire cela parce qu’au cours des vingt dernières années, des progrès incontestables ont quand même été réalisés en matière d’accès à l’éducation et au travail des filles des villes. Résultat: elles sont mieux outillées aujourd’hui pour résister, aller en classe, même si elles n’en ont pas le droit, suivre un enseignement en ligne pour celles qui ont Internet, utiliser les réseaux sociaux et se retrouver dans des manifestations quand elles veulent se battre pour leurs droits. L’industrie du développement a quand même contribué à donner des armes aux Afghanes pour pouvoir lutter. C’est pourquoi il était d’autant plus cynique de partir de la façon dont les Occidentaux l’ont fait. Mais globalement, l’industrie du développement en Afghanistan a été indéniablement un échec. L’ONU, en particulier, a pâti d’une image épouvantable. Un exemple: une cinquantaine de boîtes de conseil employant des Américains et des Européens très diplômés âgés entre 25 et 35 ans répondaient en permanence à des appels d’offres de l’ONU et dirigeaient des études un peu partout dans le pays. Cela a coûté un fric fou, pour des effets mineurs. Même le système médical, ils n’ont pas été foutus de le maintenir en état. Aujourd’hui, il s’écroule complètement. C’est dramatique parce que, de surcroît, aucune autocritique n’a été faite. Or, l’ONU, c’est aussi l’argent de nos Etats, et on trouve normal de ne pas expliquer aux citoyens que cet argent a servi, en fait, à enrichir les cabinets de conseil et l’élite afghane corrompue qui s’est acheté des palais à Dubaï et aux Seychelles pendant toutes ces années.
L’ atout des talibans n’est-il pas d’avoir apporté la sécurité et la justice qui faisaient défaut?
Non. C’était leur argument de vente. Mais en réalité, la sécurité n’est pas du tout rétablie. Des attentats sont perpétrés régulièrement par l’Etat islamique au Khorasan. Ils touchent particulièrement la communauté chiite. Et la justice? Ils rendaient la justice dans des localités qu’ils contrôlaient avec une certaine dextérité. C’était une justice de proximité, compréhensible par les gens. Mais que voulez-vous qu’ils fassent en ville? Ils sont complètement dépassés parce qu’ils ont viré tout le monde et qu’ils ne veulent plus faire travailler les juges et les avocats qui exerçaient auparavant, alors qu’ils sont formés en droit islamique. Il ne faut pas imaginer que l’ Afghanistan n’était pas un pays ultra-islamique avant les talibans. Par conséquent, la justice dans les villes n’est pas rendue ; les affaires traînent. Des Afghans qui ne sont pas spécialement anti- talibans n’hésitent pas à affirmer désormais qu’ils sont incompétents et qu’ils n’ont aucune idée de la façon de gérer des villes dont la population a décuplé depuis 1996 et leur première prise de pouvoir.
La vie des femmes des campagnes n’est pas plus enviable. Mais elles tombent de moins haut puisqu’elles n’ont pas connu les effets du développement de ces vingt dernières années.
La vie de votre amie Layle, racontée dans La Femme qui s’est éveillée, est-elle emblématique de la situation des femmes en Afghanistan?
Sa vie ne l’était pas, sa trajectoire oui. La trajectoire de Layle, issue de la classe moyenne supérieure et d’une famille assez ouverte et libérale, est emblématique d’un effondrement qui peut toucher n’importe quelle destinée de n’importe quelle Afghane aujourd’hui. Un tiers des Afghans et des Afghanes habitent en ville. Les femmes des villes sont en train de vivre un cauchemar éveillé. Elles ne peuvent plus voyager, travailler, sortir dans la rue sans être couvertes. Elles sont prises dans une destinée collective qui est, en ce moment, extrêmement sombre. La vie des femmes des campagnes n’est pas plus enviable. Mais elles tombent de moins haut puisqu’elles n’ont pas du tout connu les effets du développement de ces vingt dernières années. La condition féminine afghane apparaît comme une malédiction où que vous soyez, quelle que soit votre classe sociale. D’ailleurs, ce ne sont pas les talibans et les attentats qui ont eu raison de Layle, c’est sa famille, son frère. Le sens de la tribu prime toujours sur l’individu, qui que vous soyez, Afghane des villes ou des campagnes.
Vous expliquez le rôle de Layle au sein d’un réseau de distribution clandestine de pilules abortives. Les femmes afghanes ne peuvent-elles compter que sur elles-mêmes?
Il y a aussi des raisons psycho- logiques à cela. Les hommes et les femmes vivent de toute façon dans des espaces complètement compartimentés et mâtinés d’une très grande pudeur entre les deux sexes. Dès lors, les femmes afghanes, a fortiori pour des questions qui sont relatives à leur corps, à leur fertilité, à la contraception, travaillent principalement entre elles. C’est une tradition qui remonte en partie à la guerre et aux réseaux de solidarité qui ont émergé dans les camps afghans au Pakistan où, pendant des années, plus de quatre millions d’ Afghans ont vécu ensemble sur des espaces très restreints. C’est là qu’on a vu émerger des cliniques itinérantes, des écoles mobiles, principalement mises en place par des réseaux de femmes qui travaillaient sans hommes.
Que voulait dire Layle quand elle affirmait que «la burqa est davantage le produit de la guerre et de la dislocation des communautés que celui de la cruauté organique du peuple afghan»?
Par là, elle voulait dire que la burqa était un «logo» qui a nourri la propagande de l’Occident et qui, d’une certaine manière, a servi d’étendard à son intervention en Afghanistan. Je pense qu’elle était gênée de l’utilisation très misérabiliste de cet étendard. Pour elle, c’était devenu l’objet de toutes les projections et de tous les fantasmes qui, in fine, avaient confisqué la parole des femmes afghanes. Dans les campagnes, elles ne portent pas la burqa quand elles travaillent dans les champs. Layle réprouvait cette image réductrice de la femme parce qu’elle était elle-même très patriote. Elle se sentait victimisée, infantilisée.
Gardez-vous malgré tout un certain optimisme sur l’avenir de l’Afghanistan?
La situation est monstrueusement sombre, hélas. Je reste néanmoins optimiste parce que, même si les talibans nous montrent le pire d’eux-mêmes, je sens chez les Afghans une résistance qui paraît passive mais qui est une résistance du quotidien. Elle montre qu’ils ne se laisseront pas faire. Vous pouvez voir des colonnes et des colonnes de filles devant la faculté de Kaboul qui vont étudier. Vous pouvez voir en fin de journée une jeune nana passer en rue le visage non couvert. Des Afghanes n’hésitent pas à défier les talibans. Ce n’est même pas du courage, c’est autre chose, l’attachement des Afghanes des villes à une définition de la dignité humaine. C’est aussi une surprise pour moi et la source d’une grande émotion. Les talibans peuvent faire ce qu’ils veulent. Mais dans les villes, il y a une dynamique qu’ils ne pourront pas écraser complètement.
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