Emmanuel Macron au secours de Gérard Depardieu: la parole des plaignantes a été occultée. © getty images

Affaire Depardieu: «Des fautes graves contre la démocratie de la part de Macron»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le soutien apporté par le président Macron à l’acteur Gérard Depardieu mis en examen pour agression sexuelle questionne son rapport à l’exercice de la justice et à la liberté de la presse.

Gérard Depardieu a été mis en examen le 16 décembre 2020 dans le cadre d’une enquête pour viols et agressions sexuelles après la plainte déposée par la comédienne Charlotte Arnould à propos de faits s’étant déroulés au domicile parisien de l’acteur en 2018. Cette décision de justice (suivie de deux autres plaintes), beaucoup semblent l’avoir oubliée dans les commentaires qu’ils ont pu formuler après la diffusion, le 7 décembre par France 2 dans l’émission Complément d’enquête, d’un documentaire sur la star du cinéma français, au cours duquel ses commentaires misogynes, tirés des rushs d’un film du réalisateur Yann Moix lors d’une visite en Corée du Nord, ont légitimement scandalisé.

La présomption d’innocence devrait avoir pour équivalence la présomption de fiabilité des plaignantes.

Le 20 décembre, le président Emmanuel Macron, invité de l’émission de C à Vous, sur France 5, pour évoquer surtout l’adoption, la veille, d’une législation durcissant les dispositions en matière d’immigration, a ajouté du scandale au scandale en prenant la défense de l’acteur qui «rend fière la France», en dénonçant une supposée chasse à l’homme, et en mettant en doute la probité du reportage de France 2. Sans prononcer le moindre mot à l’adresse des victimes.

Parallèlement, une «guerre des tribunes» s’est déployée dans les médias. Le 26 décembre, cinquante personnalités du monde de la culture, passées à soixante par la suite, appelaient dans le quotidien Le Figaro à «ne pas effacer Gérard Depardieu». «Nous ne pouvons plus rester muet face au lynchage qui s’abat sur lui», affirmaient des personnalités comme Nathalie Baye, Carole Bouquet, Carla Bruni, Benoît Poelvoorde, Patrice Leconte ou Yvan Attal. «Lorsque l’on s’en prend ainsi à Gérard Depardieu, c’est l’art que l’on attaque», osaient même les signataires. En réaction, une contre-tribune était publiée sur le site cerveauxnondisponibles.net. «Comme toujours dans les affaires de violences sexistes et sexuelles à l’égard des femmes, la “présomption d’innocence” pour l’agresseur sonne comme une “présomption de mensonge” pour les femmes qui témoignent contre lui», dénonçaient les… 8 500 personnes ayant signé le texte (liste clôturée le 31 décembre), parmi lesquelles Angèle, Clara Luciani ou encore Corinne Masiero.

Reine Prat
Reine Prat © National

Le commentaire d’Emmanuel Macron, qui n’a pas relevé de l’improvisation puisqu’il a souhaité aborder la problématique comme en ont témoigné les préparatifs de l’émission, a transformé cette affaire en sujet politique. D’autant que les milieux d’extrême droite se sont eux aussi mobilisés pour voler au secours de l’acteur, à travers l’ex-compère d’Eric Zemmour dans l’émission On n’est pas couché, Eric Naulleau, qui a jeté la suspicion sur le Complément d’enquête, ou le comédien et éditorialiste au magazine conservateur Causeur, Yannis Ezziadi, qui a rédigé la tribune pro-Depardieu. Ce qui a fait écrire à l’ancienne ministre de la Culture Aurélie Filippetti, dans Le Monde du 31 décembre, que «c’est la première fois que l’extrême droite se tapit derrière ce genre d’offensive pour en faire un véritable combat politique».

Pourquoi Emmanuel Macron s’est-il embarqué dans cette galère? Ancienne inspectrice générale de la création, des enseignements artistiques et de l’action culturelle au ministère français de la Culture, Reine Prat a rédigé deux rapports, en 2006 et 2009, pour l’égalité femmes-hommes dans le secteur des arts et de la culture. Elle est aussi l’autrice de Exploser le plafond. Précis de féminisme à l’usage du monde de la culture (éd. Rue de l’échiquier, 2021). Par son parcours dans les milieux culturels et politiques, elle est bien placée pour analyser l’«affaire Depardieu» et sa dimension politique.

Maquilleuses, figurantes, jeunes actrices, tel est le profil des victimes de Gérard Depardieu. Met-il en exergue un système de domination?

Oui, bien évidemment. D’ailleurs, la tribune publiée pour voler au secours de ce monsieur a été signée par des actrices, des acteurs, des artistes, des écrivains qui ne risquent rien parce qu’ils ont une notoriété qui les protège, comme sa célébrité protège Depardieu. Ces comportements sont des comportements de domination qui, comme d’habitude, s’appliquent à plus faible que soi.

Une contre-tribune, elle, a été signée par des artistes plus jeunes. Faut-il voir dans cette confrontation un clivage générationnel?

Il y a peut-être une question de génération. On peut l’espérer. Maintenant, c’est un système bien connu avec un fonctionnement qui est très habituel en France. La société française, et en particulier le domaine des arts et de la culture, fonctionne encore à l’image d’un système aristocratique. Donc, les puissants se serrent les coudes… Ce qui est plus nouveau, c’est que ces personnes se voient mises en cause pour des comportements qu’elles jugent légitimes compte tenu de la place qui leur est faite dans la société. Les dominants s’étonnent que leur domination soit soudain remise en cause. Mais ce qui me paraît plus grave aujourd’hui, c’est que le président de la République mêle sa voix aux soutiens apportés à cet acteur sur le déclin. C’est plus grave parce que cela vient en opposition absolue avec la politique qu’il a affichée dès son premier mandat, une politique faisant de l’égalité entre les femmes et les hommes une grande cause nationale. On n’a jamais vu que cet affichage soit suivi réellement d’effets. Aujourd’hui, on sait que ce n’est que de l’affichage et que la parole d’Emmanuel Macron va à l’encontre de la politique qu’il présente depuis sa première élection. Cette stratégie se double d’une autre grave atteinte au respect d’un fonctionnement démocratique: l’attaque portée contre la véracité des faits révélés par des journalistes.

Les dominants s’étonnent que leur domination soit soudain remise en cause.» – Reine Prat, ancienne haut fonctionnaire du ministère français de la Culture.

Est-ce une faute politique de la part d’Emmanuel Macron?

En une déclaration, ce sont en tout cas plusieurs fautes graves contre la démocratie. D’une part, cela permet de faire oublier les plaignantes parce que quand même, on ne parle que de Depardieu. On est en plein dans le système de ce qu’on appelle la cancel culture qui prétend vouloir effacer les puissants alors qu’ici, on efface les victimes en mettant l’accent uniquement sur l’accusé. Il n’est pas question de remettre en cause la présomption d’innocence. Mais elle devrait avoir pour équivalence la présomption de fiabilité des plaignantes. Car on sait – et je me base là sur un article du Monde de 2019 – que dans les cas de plaintes de femmes pour violences à leur encontre, seul 0,8% relève de dénonciations calomnieuses. Donc, a priori, une femme qui a le courage de porter plainte, c’est qu’elle dit la vérité.

En février 2020, l’attribution du César du Meilleur réalisateur à Roman Polanski avait provoqué le départ de la cérémonie de l’actrice Adèle Haenel.
En février 2020, l’attribution du César du Meilleur réalisateur à Roman Polanski avait provoqué le départ de la cérémonie de l’actrice Adèle Haenel. © getty images

L’invocation de la chasse à l’homme est-elle un stratagème pour occulter la parole des plaignantes?

D’une part, cela efface la parole des plaignantes. D’autre part, cela évite qu’on parle d’un acte politique beaucoup plus grave qui est le vote de la loi sur l’immigration... C’est cela, la stratégie.

La loi sur l’immigration et ce soutien à Gérard Depardieu ne se rejoignent-ils pas dans une dérive conservatrice d’Emmanuel Macron?

Oui, on peut le dire comme cela. Il est évident que cela va dans le même sens. Mais c’est plus qu’une dérive conservatrice. C’est un déni de démocratie. On atteint un point extrêmement grave.

Qui fait suite à d’autres cas de dénis de démocratie que vous avez observés?

Par exemple, à travers l’usage à plus de vingt reprises de l’article 49.3 qui fait que les lois sont maintenant, la plupart du temps, adoptées sans vote de l’Assemblée nationale.

Vous avez mis en exergue dans vos travaux la domination des hommes à la tête des institutions culturelles. Cela peut-il favoriser un sentiment d’impunité chez les artistes masculins commettant des agressions sexuelles?

Ce n’est pas qu’à la direction des institutions culturelles que les hommes exercent une domination, c’est ce qu’on observe aussi sur les plateaux. On y voit généralement des œuvres écrites par des hommes, mises en scène par des hommes, dont les personnages principaux sont des hommes, et qui donnent des visions des femmes tout à fait condamnables parce qu’elles ne correspondent pas à la réalité. En matière de représentation, il y a des progrès depuis quelques années mais cela reste peu de chose à côté de la «privatisation» de la parole artistique par un certain nombre de personnes dont le discours ne fait pas évoluer la société.

Vous dites que la célébrité peut protéger des acteurs. S’agit-il d’un phénomène répandu?

C’est fréquent. Cela touche des acteurs, mais pas seulement, aussi des réalisateurs, des metteurs en scène… Le cas le plus connu est celui de Roman Polanski, à qui la Cinémathèque française consacre une rétrospective, qui reçoit pour la cinquième fois un César du meilleur réalisateur ou du meilleur film… C’est courant. Et non seulement leur popularité les protège mais en plus, depuis 2016, une loi, celle sur la liberté de création, atteste que les créateurs sont au-dessus des lois (NDLR: au «créateur», tout est désormais permis pour peu que son œuvre s’affiche comme fiction ; rien n’empêche son auteur d’être récompensé, quelque crime qu’il ait commis dans la vie «réelle», explique Reine Prat dans Travail, genre et sociétés 2023/2).

Quelle est votre opinion sur la diffusion des films dans lesquels a joué Gérard Depardieu?

Surtout, je suis pour que la justice fasse son travail et que les personnes soient jugées comme elles le méritent. Ensuite, je ne suis pas pour une quelconque censure. Je suis en revanche opposée à ce qu’on les honore. Que l’on ait accès à leurs œuvres, en tout cas celles qui sont produites, il n’y a aucun problème. Ces œuvres existent. Tout le monde a le droit de les voir. Mais rendre hommage aux personnes, c’est différent. C’est pour cela que l’histoire absurde de la distinction entre l’homme et son œuvre est apparue, justement parce qu’on ne souhaitait pas les distinguer. L’œuvre protège l’homme, éventuellement la femme.

Le mouvement MeToo est-il loin d’avoir connu son aboutissement dans le milieu culturel?

C’est certain. D’abord, il a démarré très tardivement en France par rapport aux Etats-Unis. Dans le domaine du théâtre encore plus tardivement puisque là, il n’a été lancé qu’à l’automne 2021 après la dénonciation d’un viol par un metteur en scène dont les agissements étaient connus, et qui avait déjà fait l’objet de dénonciations publiques. Ce n’est qu’à partir du moment où il y a eu vraiment une plainte en justice qu’a été déclenché le mouvement MeToo Théâtre. MeToo Musique l’a été peu de temps auparavant, en juin 2020, mais il a très rapidement fait un flop. Donc, les mêmes comportements continuent d’exister.

Percevez-vous néanmoins des avancées dans la lutte contre ces agissements?

Ce que je vois et qui est nouveau, c’est que des femmes, de plus en plus nombreuses, prennent la parole, et, pour certaines d’entre elles, portent plainte. Porter plainte est extrêmement difficile. Cela l’est d’autant plus quand le président de la République dit que la parole des femmes ne compte pas. De la sorte, il vient de nous dire que de progrès, il n’y aurait pas.

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