Les confidences privées de Russes sur la guerre en Ukraine (reportage)
A Saint-Pétersbourg, deuxième ville de Russie, le fracas de la guerre semble loin. Mais ses effets bien réels. En privé, les citoyens se confient.
Des forêts de bouleaux, des lacs, des étendues enneigées, tel est le paysage qui s’offre durant de longues heures lorsqu’on fait le trajet en autobus depuis Helsinki, en Finlande, jusqu’à Saint-Pétersbourg, en Russie. Le train Allegro désormais suspendu entre les deux villes, cette ligne de bus est devenue une des dernières connexions directes entre l’Union européenne et la Russie. Une poignée de compagnies se partagent le marché, dont l’estonienne LuxExpress. Dans le véhicule, à moitié rempli, une majorité de femmes, quelques seniors et un Canado-Russe venu rendre visite à ses parents à Moscou et qui ne craint pas d’être mobilisé. Les deux postes-frontières sont aujourd’hui quasi déserts.
J’aurais pu quitter le pays mais je ne voulais pas laisser tomber mes employées.
Tandis que l’Ukraine est aux prises avec l’envahisseur russe, la deuxième ville du pays campe sur sa splendeur impériale. Les touristes sont nombreux à faire la file devant l’immense musée de l’Ermitage. Même si on n’y entend plus parler anglais ou français: «Les visiteurs sont principalement russes, mais on en compte aussi venus d’Asie centrale, d’Extrême-Orient ou d’Iran, confie une préposée du bureau d’accueil. Cela ne compense pas les Européens. Toutefois, le Covid avait déjà fortement réduit le nombre d’entrées. On ne fait que remonter la pente, petit à petit.» Les touristes européens restent les bienvenus, assure-t-elle, même si l’expédition est rendue compliquée par la déconnexion des systèmes bancaires. Une carte de crédit pour touristes étrangers serait à l’étude.
Des signes peu visibles
Le 2 avril, Maxime Fomine, un célèbre blogueur proguerre a été tué et 25 personnes blessées dans une explosion survenue dans un café le long de la Neva. L’homme était originaire du Donbass ukrainien et prodiguait ses conseils aux mobilisés. Un événement spectaculaire, qui reste isolé. La guerre est dans toutes les têtes, mais ses signes restent peu visibles. De rares voitures arborent le fameux Z, signe de ralliement à l’«opération militaire spéciale» lancée par Vladimir Poutine, dont on n’aura pas vu le moindre portrait. La lettre Z se retrouve aussi sur quelques affiches dans les stations de métro, avec la légende «On ne lâche pas les siens», ainsi que sur des tee-shirts vendus au Musée d’histoire politique, dont la chronologie s’arrête au début de l’ère Poutine. Aucune mention de l’Ukraine.
S’alignant sur les sanctions occidentales visant Moscou, les chaînes américaines comme McDonald’s ou Starbucks ont cédé la place à des copies locales, qui ont autant de succès. D’autres enseignes restent présentes: Burger King, Auchan, Max Mara… Comme dans un «village Potemkine» de la consommation, tout est entrepris pour masquer les absents. Coca-Cola a officiellement disparu, mais une filière alimente quelques bars depuis le Kazakhstan.
«La demande a explosé car beaucoup d’entreprises sont parties», se réjouit Palin, patronne d’une PME de fabrication d’articles pour bébé, dont des sacs de couchage. Pendant quelques mois, elle est passée des bébés aux combattants: au début de la guerre, on l’a sollicitée pour confectionner des pochettes de gilets pare-balles et des couvre-casques: «J’ai fait le job qu’on m’a demandé, même si je ne supporte pas ce qui se passe. J’ai deux enfants, et je dois gagner ma vie. J’aurais pu quitter le pays mais je ne voulais pas laisser tomber mes employées. Tout rentre dans l’ordre, je peux à nouveau me concentrer sur les bébés!»
En dépit de cette faculté d’adaptation, d’un chômage réduit et d’une inflation ramenée à 4%, Vladimir Poutine a récemment concédé que les sanctions pourraient entraîner des conséquences économiques «négatives à moyen terme». D’où la question: combien de temps durera la sérénité de façade?
Une librairie pour la paix
Personne ne se hasarde à manifester publiquement sa désapprobation de l’invasion de l’Ukraine car la détention peut être fort longue. Moscou a instauré une série de sanctions pénales pour réprimer toute forme de critique. Des voitures de police et des forces antiémeutes Omon (acronyme russe pour «détachement mobile à vocation particulière») circulent discrètement et des fourgons sont placés aux endroits stratégiques, comme sur la gigantesque place du Palais, afin d’embarquer d’éventuels protestataires. Les larges espaces du métro font l’objet d’une surveillance constante, même si c’est d’abord pour prévenir tout acte terroriste, comme celui qui a frappé une rame en 2017, faisant quinze morts.
A deux pas de la station Vosstaniya, une devanture modeste abrite une librairie indépendante qui n’a jamais fait mystère de son hostilité à la guerre. Au début du conflit, elle a été la cible de vandales qui ont démoli sa vitrine. Il y était inscrit «Miru Mir», «Au monde la paix» en français. La vitrine a été remplacée, et les gérants, obstinés, ont à nouveau collé le mot Mir, avec un grand point d’exclamation. Elle est toujours intacte à ce jour. Olga et ses associés proposent des publications à contre-courant de la doxa officielle, comme cette chronique de la guerre cosignée par des poètes russes et ukrainiens. Le livre est autorisé à la vente, comme d’autres relatifs au mouvement LGBT, «à condition d’être recouverts d’un film en cellophane», précise Olga.
La plus grande librairie de la ville est, elle, située sur la perspective Nevski. Logée dans un superbe bâtiment Art nouveau, elle ne propose qu’une poignée d’ouvrages politiques, rangés à l’extrémité d’un rayonnage. Peu de risque que la censure les saisisse. Parmi les best-sellers: une traduction en russe de L’Amérique des prédateurs, de Charles Ferguson, La Marche des croisés contre la Russie. Mille ans d’agression de l’Occident, d’Alexandre Shirocorad, ou encore L’Ukraine, de la Rous à l’anti-Russie, de Sergueï Plaksy, avec, en couverture, un pantin figurant un Ukrainien. Chez le libraire hostile à la guerre, ce sont davantage les livres d’histoire sur le rôle de l’Allemagne dans les années 1930 qui se taillent un petit succès.
Fils à l’étranger
La mobilisation massive a poussé des milliers d’hommes en âge de combattre à fuir la Russie. Rencontrée dans une des nombreuses cafétérias, Natalia (1), une sexagénaire, raconte que son fils a pris un vol vers la Turquie avant même de recevoir son appel sous les drapeaux: «De là, il a continué comme beaucoup d’autres vers la Géorgie, où il bénéficie d’un droit de séjour renouvelable, poursuit-elle. Il vit avec sa compagne dans un petit hôtel de montagne à deux cents dollars par mois, d’où il donne des cours d’anglais en ligne. Cela fait six mois que je ne l’ai plus vu. J’espère le rejoindre bientôt en Géorgie. Il est mon fils unique, je ne veux pas le perdre.»
Je réfute l’idée que c’est une guerre non provoquée par l’Ukraine car elle a commencé en 2014 avec le coup d’Etat du Maïdan.
Natalia se refuse à évoquer la guerre. «Cela pourrait me mener en prison. Heureusement qu’on a des amis à qui se confier. Et Dieu. J’en suis au stade où j’éprouve des moments de grâce, comme face à la beauté de ma ville, qui viennent équilibrer les moments de détresse.» Quel avenir voudrait-elle pour son pays, la Russie? «Je voudrais que tout change», lance-t-elle sans hésiter. Malgré son rejet de la guerre, son passeport russe ne lui permet plus de voyager vers la France, un pays qu’elle adore. «Je ne mérite pas cette punition, mais je l’accepte, avec tristesse», se désole-t-elle. Jamais le nom de Vladimir Poutine ne sera évoqué.
Une voiture chinoise
En comité restreint, à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes, d’autres citoyens de Saint-Pétersbourg se lâchent. Comme dans cette maison proche de Tsarskoïe Selo, l’ancienne résidence d’été impériale. Autour d’une table où abondent les ailes de poulet, les cornichons et la vodka, deux couples et un senior devisent à tout rompre. Alexeï (1), un trentenaire employé par le géant Gazprom, est en colère depuis l’invasion de l’Ukraine: «Quand on a annoncé l’offensive, je suis tombé de ma chaise. Je me suis dit: on a perdu notre avenir. Nous avons eu trente ans pour élever le niveau technologique de la Russie, mais nous n’avons rien fait, alors que les Européens investissaient en masse dans notre pays. Ils sont tous partis à présent. Sans le recours aux spécialistes occidentaux, nous ne réussirons jamais à développer des technologies comme ChatGPT.»
Alexeï évoque aussi les transports: «On nous a parlé d’un réseau ferroviaire à grande vitesse, mais on s’est contenté de faire des autoroutes payantes dont la construction a été confiée à des amis de Poutine», fustige-t-il. «Nous sommes faits pour être en relation avec les Européens et nous voilà coupés d’eux, regrette Marina (1), son épouse avocate. C’est avec l’Europe que nous voulons collaborer, pas avec la Chine!» Elle reconnaît que moins de 10% des Russes disposent d’un passeport et que les sanctions frappent d’abord les citadins aisés, et non les habitants des campagnes reculées qui vivent davantage en autarcie «et gobent facilement la propagande».
Marina s’est résolue à acheter une voiture chinoise depuis que les constructeurs comme Renault ont revendu leurs parts en Russie. Toyota vient également de se retirer. «C’est devenu un casse-tête d’acheter une nouvelle auto, confie Sergueï, le plus âgé. Pour changer le démarreur de ma Renault, on m’a posé la question: pièce d’origine ou pièce chinoise? Avec, forcément, une différence de prix. Mais pour l’instant, on ne souffre pas de pénuries de ce côté-là.»
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L’«arrogance occidentale»
C’est à propos de l’Ukraine que les esprits s’échauffent. «Je regrette la guerre, déclare Sergueï. Toute guerre finit par bafouer les droits élémentaires, mais je réfute l’idée que c’est une guerre non provoquée par l’Ukraine car elle a commencé en 2014 avec le coup d’Etat du Maïdan (NDLR: la révolution qui a mené à la destitution du président ukrainien prorusse Viktor Ianoukovitch).» Peut-être faut-il y voir un conflit de générations? Avec, d’un côté, des jeunes avides d’avenir, hyperconnectés, pour qui des guerres de conquête appartiennent à des temps révolus, et de l’autre côté, les plus âgés, bercés par des mythes, parfois nostalgiques de l’Union soviétique, et qui s’inquiètent pour leur culture, leur langue et leurs traditions.
Pourtant, Sergueï n’éprouve aucune nostalgie de l’URSS, sa famille ayant dû fuir Saint-Pétersbourg après la révolution d’octobre 1917. Mais il tient à rappeler les vexations infligées en Ukraine contre les russophones. «Je suis content qu’on crève enfin l’abcès, qu’on en finisse avec l’arrogance occidentale, s’exclame-t-il. La Russie ne veut plus de la domination anglo-saxonne.» Le sexagénaire rappelle l’existence du bataillon Azov, et martèle que l’Ukraine laisse libre cours à des «fascistes». C’est là que s’emporte Alexeï: «Je suis en contact avec des parents à Kharkov (NDLR: en ukrainien Kharkiv, ville qui a été lourdement bombardée par l’artillerie russe). Il n’y a pas de fascistes là-bas. En tout cas, personne ne se plaint.» Une nouvelle tournée de vodka et quelques mélodies russes accompagnés de la guitare apaiseront les esprits.
Un Polonais russophile à Saint-Pétersbourg
Un détour par la paroisse catholique Sainte-Catherine permet de rencontrer le père Pawel, qui se décrit comme un Polonais russophile – «une denrée rare», reconnaît-il en souriant. «Ce qui se passe en Russie depuis 2000 est une constante reconstruction de cette mentalité impériale qu’on croyait dépassée, témoigne ce dominicain. L’unique raison de la guerre est le système politique de la Russie qui a besoin de légitimation à travers les conquêtes et le conflit.» Il n’hésite plus aujourd’hui à parler de guerre. «On me pose souvent la question: pourquoi restes-tu? N’est-ce pas légitimer les agresseurs? Je réponds que je ne suis pas ici pour des raisons politiques mais pour servir les gens. Je prie pour les victimes des deux côtés et pour qu’une paix juste s’installe.»
Il est l’heure de remettre le cap sur Helsinki. Dans un bar proche de la gare des bus, une jeune serveuse confie spontanément: «Je ne suis pas censée dire ça, mais personne ne mérite de mourir pour une question de territoire. Tout cela est infiniment triste.»
(1) Prénom d’emprunt.
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