A Kherson, comment les Russes ont utilisé l’histoire comme arme de guerre (reportage)
Avant de se retirer de Kherson après neuf mois d’occupation, les forces russes l’ont vidée de ses trésors culturels. La ville est aujourd’hui libérée, mais son histoire lui a été volée.
A deux pas du fleuve Dniepr, qui fait office de ligne de front, l’appartement dans un immeuble défraîchi semble tout droit sorti de l’Union soviétique: réfrigérateur Zil Moskva installé dans le vestibule, canapé repliable, des livres partout et un peu de kitsch, comme ce cadre représentant deux chevaux stylisés. Mais son propriétaire, Oleksiy Patalach, 61 ans, n’a aucune nostalgie de cette période. Aujourd’hui, tout ce qui évoque la Russie agit comme un repoussoir, même le fait de parler russe, qu’il maîtrise pourtant parfaitement.
Auteur d’ouvrages sur les cosaques, cet historien se souviendra longtemps du 6 septembre 2022, soit un mois avant la reprise de Kherson par les forces ukrainiennes: «J’étais dans la cage d’escalier quand cinq à six Russes solidement armés m’ont interpellé en me disant “on a besoin de toi”, commence-t-il à raconter en se servant un verre de muscat. J’ai été obligé de les laisser entrer chez moi. L’un d’eux tenait un bouclier car ils pensaient que j’étais un terroriste. Ils m’ont demandé si j’avais des armes.»
Au passage, ils l’interrogent sur d’éventuelles pratiques sadomasochistes car ils ont découvert une bride de cheval dans sa collection dédiée aux cosaques. Les assaillants sont également restés pantois face à une antique arme à feu qui trône sur sa commode, ont voulu la tester, ont finalement chapardé un sabre cosaque. «C’était une réplique, sourit-il. Ensuite, ils m’ont demandé: “Vous savez pourquoi nous sommes là? A cause de vos livres. Vous avez empoisonné les esprits.”» Les idéaux libertaires des cosaques n’ont jamais fait bon ménage avec l’autoritarisme russe…
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«Après, ils m’ont bandé les yeux et m’ont emmené dans une prison en sous-sol dont j’ai découvert par la suite qu’elle était située rue Liuteranska, n°4. J’y suis resté près d’un mois. On a menacé de me tuer. Pour manger, on me servait des pâtes infectes. Pour boire, on me disait de prendre l’eau du radiateur. Je devais toujours regarder vers le bas. Ne pas regarder le type en mauvais état qui était attaché à un autre radiateur, ou ce garçon de 14 ans prisonnier avec son oncle», raconte Oleksiy, qui avait reçu le surnom de Istoryk (historien).
Son interrogateur, lui, avait pour nom de guerre Voron (corbeau). Il reprochait à Oleksiy de ne pas connaître la vraie histoire de l’Ukraine: «Les Russes ont été présents sur ce territoire jusqu’en 1991 et vous les avez chassés, lui a-t-il lancé. Les Etats-Unis manipulent l’opinion, et vous êtes leur instrument.» Au passage, Voron a tenté de lui soutirer des informations sur la défense territoriale de Kherson. «Ensuite, on m’a proposé un travail d’historien au service d’architecture, enchaîne Istoryk. Ou plutôt, on m’a forcé à accepter ce boulot sinon on me tuait!» Voron a ensuite été appelé sur le front et, le 4 octobre 2022, Oleksiy en a profité pour prendre la poudre d’escampette.
Pillages en règle
Sa mésaventure révèle que la guerre menée par la Russie à l’Ukraine est également culturelle. En particulier à Kherson. La bibliothèque de la ville a été pillée, notamment des ouvrages sur l’holodomor (NDLR: l’extermination par la faim à l’époque de Staline) et l’histoire ukrainienne. «Nous ne perdons pas espoir de les récupérer un jour, positive Svetlana Dumynskaya, cheffe du département de la culture à la mairie de Kherson. Mais il y a plus grave. Au Musée d’art populaire, plus de 170 000 objets ont été subtilisés et les œuvres picturales ont été complètement détruites.»
Et que dire du Musée d’art, aujourd’hui portes closes? La perte est immense: des œuvres de peintres européens, de maîtres ukrainiens, de modernistes russes, ont été emportées. Parmi les tableaux disparus, cette Vue de Paris (1948) de Mykhailo Andrienko-Nechytailo, témoin de l’attraction du monde occidental pour l’Ukraine. On a retrouvé la trace des œuvres dans un musée de Crimée, dont le directeur explique aujourd’hui que c’est pour les protéger avant de les rendre «à leur propriétaire légitime», sans autre précision.
Meurtrie de voir son musée spolié de tant de trésors, Hanna Srpska, la conservatrice, est également très en colère contre l’acharnement russe à vouloir couper l’Ukraine de ses racines: «Ils présentent certaines de nos œuvres comme russes alors qu’elles sont emplies de motifs ukrainiens. De la même façon, ils ont subtilisé des peintures du vieux Kherson, y compris chez des particuliers, comme s’ils voulaient anéantir notre mémoire. L’histoire n’a pas commencé avec eux!»
Ecoles sous programme russe
Les écoles de musique ont également failli basculer de l’autre côté: «Un petit nombre de complices de l’occupant ont manœuvré pour qu’elles travaillent selon les programmes russes, dénonce Svetlana Dumynskaya. Mais c’était sans compter la résistance des parents, qui n’ont pas voulu y inscrire leurs enfants. Les enseignants ont été convoqués. Ceux qui refusaient de passer sous le régime russe ont été empêchés de récupérer leurs effets personnels.» Le même scénario s’est produit au théâtre Mykola Koulich pour les artistes qui refusaient de se soumettre. «Entre-temps, nous avons pu organiser tous les cours en ligne: les trois écoles de musique, les écoles d’art, de design… C’est toujours le cas aujourd’hui.» Comme pour tous les établissements scolaires de la ville.
Des statues de Pouchkine et de généraux russes ont également pris le chemin de l’est. S’agirait-il de les mettre en lieu sûr? Ou est-ce une façon de répondre à la campagne de dérussification menée par les autorités ukrainiennes? Encore plus surprenant, les Russes ont pris de force les ossements du prince Grigori Potemkine dans la crypte de la cathédrale Sainte-Catherine. Sur une télévision russe, le gouverneur prorusse de Kherson, qui a fui de l’autre côté du Dniepr, a reconnu l’enlèvement «des restes du saint prince», ajoutant: «Nous avons transporté Potemkine en personne.»
Or, depuis son indépendance, «l’Ukraine a toujours traité avec le plus grand respect les restes de Potemkine», signale l’historien de l’art ukrainien Konstantin Akinsha sur le site Desk Russie. Ce ne fut pas le cas des bolcheviks, qui, à leur arrivée en 1921, ont dispersé ses os dans la ville. Plus tard, ils transformeront la cathédrale en musée de l’athéisme, avec, en point d’orgue, une installation lugubre qui exposait le crâne et les ossements du «prince Potemkine, amant de Catherine II». En 1991, année de l’indépendance de l’Ukraine, l’édifice est restitué à l’Eglise orthodoxe affiliée à Moscou, qui restaure la crypte.
A Kherson, la propagande est constante
Durant l’occupation, les habitants ont vu fleurir les affiches avec des slogans comme «Kherson, une ville au passé russe» ou encore «Nous ne permettrons pas qu’on révise notre histoire». Pour Konstantin Akinsha, «l’idée selon laquelle l’histoire est une écriture sainte et donc non susceptible de révision ni même d’interprétation est devenue un dogme de la nouvelle idéologie poutinienne».
«La propagande était constante, souligne Svetlana Dumynskaya, la responsable culture de Kherson. Quand les militaires russes occupent un territoire, ils s’empressent d’accrocher des bannières qui répètent que “la Russie est là pour toujours”. Ils ont tout fait pour imposer leur narratif sur notre région, qu’ils considèrent comme russe.» En 2013, Poutine déclarait que «l’Etat russe a ses racines actuelles au bord du Dniepr». L’invasion était déjà inscrite dans les astres.
Cette mythologie de l’Etat russe millénaire a conduit à dénier aux Ukrainiens toute histoire nationale. Moscou considère-t-elle l’histoire comme un «village Potemkine»? A l’époque, c’était des décors préfabriqués destinés à impressionner Catherine II et à cacher la réalité de la misère sur les bords du Dniepr. «La version poutinienne de l’histoire russe entre en parfaite résonance avec ce système grotesque, écrit Konstantin Akinsha. Elle n’est rien d’autre que la fabrication de décors de théâtre absolument vides de toute substance réelle.»
«Nous recevons des témoignages de résidents qui sont sur la rive gauche du Dniepr sous occupation russe, poursuit Svetlana Dumynskaya. Les programmes et les films diffusés là-bas sont un ramassis de propagande. L’effet sur les sentiments et les perceptions des gens est total. Ils sont forcés de croire que l’Ukraine les a abandonnés et qu’ils ne retourneront jamais dans leur pays. Les envahisseurs font la promotion de leur culture, mais ils ont échoué à Kherson. Tandis qu’ils attendaient avec impatience les forces ukrainiennes, les habitants ont fait preuve d’un immense esprit de résistance civile.»
Tout cela sera consigné, car la mairie s’est lancée dans un ambitieux travail de documentation. Sous le titre «Petites histoires de la grande résistance», elle recueille des témoignages de citoyens sur ce qu’ils ont enduré et comment ils contribuent à la libération de l’Ukraine. «Notre tâche est de faire prendre conscience au monde de ce qui s’est passé. Nous prenons modèle sur différents pays qui ont été confrontés à la même tragédie. Des objets sont en train d’être rassemblés en vue de la création d’un Musée de la résistance.» La mémoire, ce pivot essentiel de la reconstruction.
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