A Cologne, un projet pilote d’appel à la prière par haut-parleur crée la polémique (reportage)
Le débat est vif à Cologne autour d’un projet pilote d’appel à la prière le vendredi depuis les mosquées. A quelques kilomètres de là, à Düren, près de la frontière belge, le muezzin avertit déjà les fidèles trois fois par jour depuis trente-six ans. Sans frictions apparentes.
Selami Yuzgec reçoit dans une petite pièce aux murs tapissés de livres. Le bureau du trésorier de l’association Ditib, qui gère la mosquée Fatih, la plus grande de la ville de Düren – frontalière avec la Belgique -, fait aussi office de bibliothèque pour la communauté. Les ouvrages religieux s’alignent sur les étagères. Des tasbihs de toutes les couleurs, ces chapelets musulmans qui servent aux prières ou à égrener les noms divins, sont en vente sur un portant. Selami Yuzgec vient de participer à la prière, annoncée à Düren trois fois par jour par un muezzin, par haut-parleur. A Düren, il rythme le quotidien des habitants, au même titre que les cloches. Et ce, depuis trente-six ans, sans frictions apparentes. Pourtant, à quelques dizaines de kilomètres de là, à Cologne, un projet d’appel à la prière par un muezzin, bien plus modeste et très encadré, suscite une véritable levée de boucliers.
A Cologne, on a peut-être trop laissé s’étendre les discussions…
A moins de dix minutes à pied de la gare, la mosquée Fatih de Düren a trouvé refuge dans un quartier excentré, au coeur d’une zone industrielle coupée du centre-ville par la voie de chemin de fer et son incessant trafic de trains de marchandises. Le bâtiment en brique rouge – les anciens bureaux d’une usine métallurgique transformée en mosquée pour les « Gastarbeiteren », ces « travailleurs invités » appelés dans les années 1970 en Allemagne pour compenser la pénurie de main-d’oeuvre – côtoie une usine à papier, une de machines-outils, des concessionnaires automobiles et les bureaux d’un gros cabinet de conseil fiscal. Depuis le début des années 1990, le bâtiment est surplombé d’un minaret blanc, cadeau de la municipalité.
De multiples activités
Un véritable complexe turcophone s’est développé sur le site. Y sont abrités l’association sportive TSV Düren, son club de football et son café qui sert un thé brûlant particulièrement sucré, un supermarché turc et la maison de l’imam. Plusieurs autres associations sont hébergées dans la mosquée: des cours de religion pour les enfants, une garderie, une association de femmes… « Aujourd’hui, nous étions une quinzaine à participer à la prière, relate Selam Yuzgec. Pour la prière du vendredi, on compte 200 à 250 fidèles. Avant la pandémie, on priait épaule contre épaule et nous étions beaucoup plus nombreux. Aujourd’hui, on doit respecter une distance d’au moins deux mètres, regrette ce technicien dans la métallurgie de 49 ans au regard jovial, au-dessus d’une courte barbe poivre et sel. Entendre le muezzin, c’est pour moi une grande joie. C’est une plus grande motivation pour la prière. C’est aussi un signal que nous sommes respectés. »
Plusieurs salles sont réservées à la prière: une petite pièce au rez-de-chaussée accueille les fidèles à mobilité réduite ou âgés ; une autre, au premier étage, est réservée aux femmes. Le muezzin et l’imam prient dans la grande salle du troisième étage, recouverte d’un vaste tapis rouge. « Pour être muezzin, il faut avoir une belle voix, et connaître les textes en arabe, souligne Selam Yuzgec. Ici, plusieurs fidèles se relaient pour appeler à la prière. C’est aussi un honneur que nous laissons à nos invités, quand un parent ou un ami qui a les qualités nécessaires nous rend visite à Düren. » Selam Yuzgec, comme la plupart des fidèles de Düren, reconnaît à la voix le muezzin du jour.
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Une seule plainte, et encore…
En ce dimanche gris de janvier, le multiplexe cinématographique de Düren propose un grand choix de films pour enfants. Les familles des alentours se sont donné rendez-vous devant le cinéma, lorsque retentit l’appel à la prière de 15 heures à la mosquée toute proche. Interloquée, une première mère de famille interrogée ne comprend pas notre question, lorsque nous lui demandons ce qu’elle pense du muezzin. Une seconde hausse les épaules, comme si on lui demandait ce qu’elle pense des cloches. Une troisième est d’avis qu’ils peuvent bien appeler à la prière « si ça leur fait plaisir ».
« Ici, on a grandi avec le muezzin, note Sabine Kievert, déléguée à l’intégration auprès du bourgmestre de Düren. Certains jours, avec le vent, on l’entend jusque dans le centre-ville. C’est pour moi tellement normal que je ne me suis rendu compte que tardivement qu’ailleurs en Allemagne, ça n’existait pas! » « Je ne connais qu’un cas de plainte, ajoute le bourgmestre chrétien-démocrate Frank Peter Ullrich dans un grand rire: c’était un représentant de commerce de la Ruhr, qui se rendait dans une usine du quartier de la mosquée. Il n’était même pas d’ici! » Et le parti d’extrême droite AfD? « Ici, comme ailleurs en Allemagne, il réalise environ 10% des voix. Il pourrait tenter de déposer un recours s’il le voulait! Mais avec quatre élus sur un conseil municipal de cinquante-deux membres, il n’aurait aucune chance… », ajoute Frank Peter Ullrich.
A Düren, on a beau retourner la question dans tous les sens, l’appel à la prière ne semble guère émouvoir les 92 000 habitants, dont dix mille de confession musulmane. Au point que, malgré elle, Düren a pris des allures de « modèle ». Surtout depuis qu’à quelques dizaines de kilomètres de là, à Cologne, la question du muezzin a mis le feu aux poudres dans une ville pourtant réputée « multiculturelle et tolérante ». Depuis le 8 octobre, les mosquées y sont en théorie autorisées à appeler à la prière dans le cadre d’un projet pilote lancé par la bourgmestre sans étiquette Henriette Reker, par souci d’équité. Le projet est strictement encadré et limité à une durée de deux ans. Le muezzin ne peut retentir qu’une fois par semaine, pour la seule prière du vendredi, pendant cinq minutes au maximum, et ne peut dépasser les 85 décibels. Les mosquées qui se lanceraient dans l’aventure sont, par ailleurs, tenues de nommer une personne de référence, à qui s’adresser en cas de réclamation.
Entendre le muezzin, c’est une plus grande motivation pour la prière. C’est aussi un signal que nous sommes respectés.
Erdogan suscite la méfiance
Face au tollé suscité, une poignée seulement des quarante-cinq mosquées de la ville ont à ce jour déposé une demande auprès de la municipalité. Le dossier a pris, de fait, un tour hautement politique. Interrogés, 64% des Allemands se prononcent dans un sondage réalisé à l’automne contre le muezzin. Dix-huit pour cent seulement des personnes interrogées disent soutenir le projet.
Entre 5,3 et 5,6 millions de musulmans vivent en Allemagne. Seul 1% des trois mille mosquées que compte le pays appellent aujourd’hui à la prière par haut-parleur, le plus souvent dans le cadre d’autorisations exceptionnelles, comme lors du confinement – en signe de solidarité avec la communauté musulmane. A Cologne, les musulmans représentent 12% de la population, soit 120 000 personnes. Mais c’est aussi depuis cette ville que le président turc Recep Tayyip Erdogan a titillé les ressentiments d’une partie de la communauté turque contre le gouvernement allemand et ses « tentatives d’assimilation ». En septembre 2018, il avait présidé en personne à l’inauguration de la prestigieuse mosquée monumentale de la ville, largement financée par Ankara, transformant l’événement en instrument politique.
A Cologne comme ailleurs dans le pays, les imams des mosquées turques Ditib sont salariés du gouvernement d’Ankara et parlent rarement allemand. « Autoriser le muezzin dans la mosquée centrale de Cologne, c’est se mettre à genoux devant Erdogan et sa politique« , proteste Lale Akgün, ancienne déléguée à l’islam du groupe parlementaire social-démocrate au Bundestag. De son côté, la sociologue Necla Kelek s’émeut de la place des femmes dans l’islam: « A la prière du vendredi, les femmes sont reléguées dans une petite pièce séparée. Cela propage un modèle de société archaïque », insiste la chercheuse. Certains constitutionnalistes s’inquiètent, eux, du texte, toujours scandé en arabe, de l’appel à la prière (« Dieu est grand. Je témoigne qu’il n’y a de vraie divinité sauf Dieu. Je témoigne que Mahomet est le messager de Dieu. Venez à la prière »), qui pourrait placer l’islam au-dessus des valeurs de la loi fondamentale allemande. « Au cas par cas, il faudrait peser ce que représentent différents droits fondamentaux tels que la liberté d’opinion, la liberté de religion mais aussi le droit à la non-religion, c’est-à-dire le droit de ne pas être confronté à la religion », insiste le constitutionnaliste Mathias Rohe.
Une autre époque
A Düren, le bourgmestre et son équipe sont d’avis qu’il faut « laisser l’église dans le village », un proverbe allemand appelant à relativiser les débats. « Nous sommes une petite ville, où chacun se connaît. Régulièrement, je suis invité dans la mosquée, nous sommes en contact. La communauté fait beaucoup pour la mosquée. La façade a été rénovée. Et puis, que ferions-nous d’un aussi grand bâtiment inoccupé? A Cologne, on a peut-être trop laissé s’étendre les discussions… » Düren, en autorisant le muezzin à une époque où n’existaient ni les réseaux sociaux ni le parti d’extrême droite AfD et bien avant les attentats du 11 septembre 2001 à New York, a, il est vrai, bénéficié d’un contexte nettement plus favorable pour autoriser le muezzin que Cologne aujourd’hui…
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