30e anniversaire du génocide des Tutsis au Rwanda: relisez notre reportage réalisé à l’époque
Alors que les massacres de Tutsi ne faisaient que commencer au Rwanda, notre journaliste a pu accompagner un ultime convoi d’évacuation de l’opération belge Silver Back. Voici le récit de ces moments dantesques, tel qu’il fut publié dans Le Vif le 22 avril 1994.
« Le convoi de la dernière chance? Depuis 1990, c’est la dixième fois qu’on vient me chercher ! Désolée, mais je reste ici. Vous auriez mieux fait de nous apporter de la nourriture ! » Le ton de soeur Myriam Gribomont est passablement énervé, mais les bérets rouges belges ne s’en offusquent pas trop. Ce n’est pas la première fois qu’une religieuse décline l’offre d’évacuation. Non par sens du martyre, mais parce qu’elle veut rester solidaire, jusqu’au bout. Une vingtaine de Belges ont ainsi choisi de rester au Rwanda. Il n’empêche: organiser, pour les convaincre de partir, cet ultime convoi de treize véhicules, rouler pendant trois heures, s’exposer à tous les risques, tout cela pour rien …
Soeur Myriam, dominicaine originaire de Marche-en-Famenne, vit à Gihara, un hameau perdu dans la préfecture de Gitarama, au sud-ouest de Kigali. La veille, pour la première fois, des tueurs à la machette sont venus jusque dans les maisons, laissant derrière eux un nombre indéterminé de cadavres. A la peur s’ajoute la faim : la route de Kigali est bloquée par l’armée rwandaise, et la nourriture, en particulier la farine, commence à manquer. Comme tous les midis, les gens apportent leur maigre récolte- manioc, riz, patates douce – et font cuire le tout dans un grand chaudron collectif.
Sous l’oeil tranquille de Manuel, José Ramon et Leonardo, trois solides prêtres basques qui ont également choisi de rester. A défaut de nourriture, les militaires belges cèdent à soeur Myriam et à sa communauté le vieux minibus Mazda initialement destiné à leur évacuation… Dans un nuage de poussière, le convoi lourdement armé reprend la route. Destination : Kamonyi. On n’a aucune nouvelle de quatre Italiennes, toutes religieuses contemplatives. Sur place, le commandant Moors, harnaché d’un fusil et de cartouches, pénètre dans la paisible communauté de Sainte-Claire afin de parlementer. Les soeurs acceptent de partir si leurs 24 collègues rwandaises peuvent les accompagner. Impossible d’embarquer tout le monde : elles restent donc.
Il faut rentrer d’urgence
Seul un vieil homme en costume bleu prend place dans une Land Rover : Henri Gufflet, 81 ans, ancien évêque de Limoges, et qui vivait dans le monastère. On lui donne un quart d’heure pour rassembler quelques affaires. Le ciel vient de s’assombrir, à tous points de vue. Tandis que de gros nuages noirs éclatent en pluie chaude, des nouvelles alarmantes parviennent de Kigali : l’aéroport est la cible de tirs de mortier. Il faut rentrer d’urgence. La tension monte, certains visages deviennent livides. Devant l’église de Kamonyi, un paracommando en profite pour enlever le drapeau belge de sa manche : on ne sait jamais. Dans certains milieux hutus, la neutralité belge est assimilée à un soutien de facto aux forces du Front patriotique rwandais (FPR). Il s’agit de ne pas provoquer d’incidents, d’autant qu’il est déjà midi : l’alcool commence à produire son effet.
Sur la route du retour, asphaltée, on croise des colonnes entières de Rwandais fuyant Kigali et ses massacres. Ils savent que le secteur de Gitarama est encore sûr : la Croix-Rouge y a même transféré 120 blessés évacués de l’hôpital de Kigali. Les champs sont cultivés, les marchés sont achalandés et les autocars circulent. Plus loin, ça se corse : le convoi doit repasser par un pont stratégique sur la rivière Nyabarongo. Il est gardé par une centaine d’hommes des forces rwandaises et de la garde présidentielle, appuyés par une dizaine de chars et de blindés. A l’aller, le commandant Moors avait réussi à les amadouer. Mais au retour ? Heureusement, tout se passe bien. Les soldats contrôlent seulement les Rwandais à pied, et laissent passer le convoi. Des groupes amassés le long de la route applaudissent ceux qu’ils croient être des Français. Ne surtout pas les contredire.
Pour rejoindre la capitale, pas question de prendre la route directe, trop dangereuse, et qui obligerait à rejoindre l’aéroport via le centre-ville. Le convoi fera donc un long détour par des pistes ravinées. De temps à autre, il doit attendre que des villageois placides lèvent leurs barrages, composés parfois d’une simple branche feuillue. Plus on s’approche de Kigali, plus la peur se marque sur les visages. Dans la banlieue, les gens restent prostrés sur le pas de leur porte, en petits groupes. Machettes, marteaux, tournevis, tringles, massues, les boîtes à outils sont devenues de redoutables arsenaux. Ici, chacun garde son arme en main. De nouveaux corps sont venus s’ajouter à la dizaine de cadavres aperçus à l’aller. L’un d’entre eux gît les bras en croix, au milieu de la rue, la machette proprement plantée dans le dos. Une jeune fille vient de tourner au coin de la rue : son visage n’est plus qu’une longue balafre sanguinolente.
La colère des « schtroumphs »
Avant de rejoindre l’aéroport, arrêt à l’entrepôt Rwandex, où se trouve une partie des 420 Casques bleus belges. Ils enragent tous contre l’ONU, ses mandats inadaptés, et sa lenteur de réaction face aux événements. Ils se préparent au départ: « Pas trop tôt ! s’exclame un caporal. Regardez, j’ai déjà enlevé mon écusson des Nations unies. J’en ai marre de jouer au schtroumph bleu. Je n’attends qu’une chose, c’est de porter à nouveau mon béret vert de paracommando. » La mort des dix Casques bleus, précédée, dit-on, de mutilations rituelles, a profondément traumatisé le contingent belge. D’autant que ces gars avaient déposé leurs armes : « C’est comme si on tuait une personne avec un drapeau blanc », compare un coopérant militaire. Symptomatique, c’est un commandant du détachement belge qui donnera l’ordre à un Casque bleu de tirer sur une batterie rwandaise en face de l’aéroport. Ce n’est pas dans le mandat de l’ONU, mais le soldat « bleu » n’hésite pas. Un autre, excédé de ne pouvoir réagir, abat un milicien qui s’attaquait à des civils. Les Casques bleus belges s’en vont, laissant à leurs collègues bangladeshis et ghanéens la tâche impossible de « superviser » cette guerre de pauvres.
Pendant qu’on discute, ça ferraille ferme derrière Rwandex. Mais ces pétarades d’armes légères ne troublent pas le brave Mgr Gufflet, qui attend patiemment que le convoi se remette en route. Ne pas traîner, surtout : les paracommandos doivent théoriquement plier bagage avant la nuit. Kigali-la-morte : avenues vides, magasins calcinés, soldats enivrés, carcasses de bagnoles… On murmure que le dixième de la population de la capitale, soit 20 000 personnes, a été massacré. A un certain moment, on passe entre les lignes de front. A gauche, derrière un muret, cinq paires d’yeux : les soldats du FPR. A droite, des soldats de l’armée rwandaise, la mine défaite. L’un d’eux écoute la radio. Le convoi passe sans encombre. En franchissant un barrage, un camion laisse tomber un engin élévateur. Mais on ne s’arrête pas pour le récupérer. Un 4 x 4 du convoi crève un pneu. Tant pis, il continue sur la jante, ce qui fait rire quelques passants.
Enfin, l’aéroport. Le début de la délivrance, même si l’artillerie rwandaise est à deux pas. Les évacués de la dernière heure attendent le départ pour Nairobi, dès que la piste sera sécurisée. Ici, ce sont trois religieuses gantoises. Un hélicoptère est parti les récupérer à Rutongo. A chaque coup de mortier près de la piste, l’une d’elles sursaute, rubiconde. Ses collègues la rassurent : « Ce n’est rien, c’est pas nous qu’on vise. » Là, c’est le cuisinier d’un hôtel du parc de l’Akagera, un de ces nombreux Rwandais qu’on réussira à « glisser » discrètement dans les avions vers Nairobi. Le roi et la reine sont personnellement intervenus pour que l’évacuation d’une cinquantaine de petits orphelins vers leurs familles adoptives en Belgique et en Italie se déroule dans les meilleures conditions.
Le père Danko, témoin de l’horreur
Plus loin, Litrik Danko, un père salésien croate, reste figé sur un banc. Le matin même, un convoi de militaires italiens est allé le chercher avec son collègue slovaque dans la paroisse de Musha, près de la frontière tanzanienne. Leur histoire est épouvantable : « 1 186 personnes, dont 650 enfants, étaient venues se réfugier dans l’église et les bâtiments autour, raconte Litrik. Il y avait notamment un groupe de jeunes charismatiques, des Tutsis pour la plupart. Le 13 avril au soir, des membres d’une milice hutue sont venus nous dire de rester à la maison, et de ne pas bouger. C’est alors que le carnage a commencé : au fusil, à la machette, à la grenade. J’ai entendu des cris toute la nuit. A présent, ils sont tous morts. Des étrangers m’avaient laissé leur poste émetteur. Je ne savais pas comment ça marchait. J’ai appuyé sur un bouton en appelant à l’aide, mais je n’entendais pas de réponse. En fait, les Italiens avaient capté le message et, ce matin, ils nous ont délivrés. »
Impossible, affirme une religieuse croate, d’établir un parallèle avec les affrontements ethniques en ex-Yougoslavie : « La Yougoslavie n’aura pas vécu très longtemps. Au Rwanda, les Hutus et Tutsis coexistent depuis des siècles dans le même pays, et sont catholiques dans les mêmes proportions. » Catholicisme ? Le déchaînement de violence après des décennies d’évangélisation risque de pousser les missionnaires à des révisions déchirantes.
Parmi les rescapés, des Africains qui étudiaient à l’Institut de statistiques, non loin de l’aéroport de Kigali. Le 6 avril, ils regardaient la finale de la coupe d’Afrique à la télé, quand l’un d’eux a aperçu une boule rouge tomber du ciel : c’était l’avion du président rwandais, touché par une roquette tirée d’un camp de l’armée rwandaise. Les massacres, visiblement planifiés, ont commencé aussitôt après. Le lendemain, les rues étaient vides. « Des soldats rwandais ont investi l’école, nous demandant si on ne cachait pas de Belges, se souvient un Guinéen. Il n’y en avait pas. Ils ont prétendu qu’ils pouvaient faire la différence entre un Français et un Belge, sans nous expliquer comment. Seuls les étrangers ont pu être évacués de l’institut. A l’heure qu’il est, les autres sont en train de mourir de faim, barricadés dans leur chambre. »
« Je n’ai jamais vu une sauvagerie pareille, déclare un professeur algérien. Ça pue le cadavre dans tout Kigali »
Tous jurent que, dans leur pays, de tels massacres ne se produiraient jamais. « Je n’ai jamais vu une sauvagerie pareille, déclare un professeur algérien. Ça pue le cadavre dans tout Kigali. Je n’ai plus rien, mais je préfère rester vivant et mendier que mourir dans la dignité sous les obus. Le Rwanda, c’est fini pour moi. » Un Burundais, lui, refuse de dire s’il est hutu ou tutsi : « Je ne compte pas retourner au Burundi, dit-il. Ce serait quitter l’enfer pour le purgatoire. La situation risque là aussi de s’envenimer. »
Dans le parking de l’aéroport de Kigali, des voitures abandonnées à la hâte par des expatriés, des Caddies en perdition, une chaise de handicapé renversée. La nuit, pendant que des journalistes éreintés se reposent derrière les comptoirs d’embarquement, le président Juvénal Habyarimana veille. Son portrait intact trône dans la pénombre, au milieu des odeurs de café froid. « Nous sommes tous derrière toi », est-il écrit. Mais, derrière lui, il n’y a personne, si ce n’est un gorille empaillé dans sa cage de verre, avec cette inscription dérisoire : « Protégez-moi ». Quand l’aube se lève, on entend les oiseaux chanter. Des pépiements vite couverts par les premiers tirs de mortier.
L’heure de l’embarquement approche. Mgr Gufflet a pris place dans le C-130 belge, de même que les religieuses gantoises et croates, le père Litrik, les journalistes belges… Pour ceux-ci, la protection des militaires a été plus que nécessaire. L’avion décolle. Du hublot on n’aperçoit plus que des milliers de parcelles cultivées, désespérément vides de toute âme. Des colonnes de fumée s’élèvent çà et là. La nuit tombe sur le Rwanda, sur tous ceux qui restent. Les ténèbres, devrait-on dire.
Les photos ci-dessus sont extraites du livre Rwanda 1994, quand l’histoire s’écrit à la machette, par Aloys Kabanda (association Ibuka), édité par le GRIP, 2019, 80 p.
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