Carte blanche
2019, carrefour de toutes les tensions issues de cette « guerre bâtarde » dont est victime le Golfe
Depuis l’été 2017, la région des pays du Golfe est confrontée à l’une des plus graves crises politiques et diplomatiques de son histoire : pour la première fois depuis sa création, l’union au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG) a volé en éclat.
Une crise sans précédent, tant par sa méthode que par le fait qu’elle se déroule en dehors de tout cadre réglementaire dans l’histoire récente des relations internationales. Tout a commencé, du moins en apparence, le 5 juin 2017, le jour où le « Quartet », composé de l’Arabie saoudite, du Bahreïn, des Émirats arabes unis (EAU) puis de l’Égypte, a décidé de rompre ses relations diplomatiques avec le Qatar. Quelques semaines auparavant, Riyad avait reçu la visite du président américain Donald Trump. L’Arabie saoudite a ensuite imposé un blocus au Qatar et des conditions de sortie de crise qui bafouent totalement sa souveraineté, sans aucun respect des relations inter-États, et selon des prétextes dont on sait déjà qu’ils ont été inventés de toutes pièces…
On pourrait qualifier cette crise de « guerre bâtarde », pour reprendre l’expression d’Arnaud de La Grange et Jean Marc Balencie dans leur livre du même titre . Pour les auteurs, les « guerres bâtardes » désignent l’ensemble des crises qui s’en prennent à l’Occident, ce « retour des petites guerres », qu’on appelle aussi en relations internationales les « nouvelles conflictualités ». Il s’agirait ainsi des « insurgés, sous-traitants des puissances mondiales ou régionales, qui tous ont choisi de se battre contre l’Occident [là] où la force et la technologie deviennent presque inopérantes » (1). Quand les États-Unis sont incapables de prévenir un conflit au sein du CCG, leur grand allié, cela illustre bien le caractère « absurde » de ces batailles. La crise directe entre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar relève quelque part de la « guerre bâtarde » et de la concurrence entre alliés de l’Amérique. Elle exprime une forme tourmentée d’appartenance culturelle double, d’origine moyen-orientale et d’aspiration plutôt occidentale, et provoque dans ces pays une rupture d’une identité commune que tous les autres pays veulent encore voir comme la fameuse « unité arabe ». L’Amérique divise une fois encore pour mieux régner.
Qu’il s’agisse des « guerres de quatrième génération » (de basse intensité, impliquant le terrorisme, guerre d’ordre psychologique) – un concept forgé notamment par William S. Lind pour caractériser le « visage changeant de la guerre », ou des crises liées aux « identités meurtrières », comme les définissait Amin Maalouf (2) – le besoin d’appartenance collective, culturelle, religieuse ou nationale provoque souvent la peur de l’autre et sa négation. Comme le dit Maalouf, « l’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence ». L’alliance des pays du Golfe avec l’Occident n’est-elle pas en train de faire exploser leur propre identité jusqu’à produire artificiellement des divisions culturelles profondes entre leurs peuples tous issus du sable et du désert ? Aujourd’hui, même leur lutte commune contre le terrorisme ne suffit plus à les souder. Ils se reprochent même les uns les autres d’y concourir.
D’une crise régionale entre voisins, la crise du Golfe a ainsi rapidement pris une ampleur internationale, impliquant de nombreux acteurs qui jouent un rôle déterminant pour maintenir l’équilibre mondial. Ce n’est plus une guerre de voisinage ni de quartier, c’est devenu bien pire. Et les pays du Golfe, après des décennies d’inertie, sont aujourd’hui en pleine effervescence : Arabie saoudite, Qatar, Émirats arabes unis sont en mutation et pourtant leur stabilité est plus qu’essentielle à l’équilibre régional donc international. En filigrane, ce qui se dessine et s’accentue à travers cette crise, c’est la pseudo-fracture entre mondes sunnite et chiite, avec un ennemi ultime tout désigné par les puissances alliées des États-Unis: l’Iran. Une autre nouvelle guerre de basse intensité artificiellement construite qui pourrait dégénérer… Quelques mois après le déclenchement de la crise, il apparaît toutefois que le Qatar a clairement gagné la bataille politique, diplomatique et communicationnelle contre l’Arabie saoudite. Et l’Iran, bien que seul, s’est renforcé par la même occasion.
Alors, d’autres questions se posent: pourquoi la crise du Golfe peut-elle engendrer une profonde crise internationale ? Quelles évolutions l’Arabie saoudite peut-elle amener pour toute la région? Comment l’Iran a-t-il profité de la crise pour diviser le CCG? Peut-il en tirer profit en termes de leadership? Comment l’Arabie saoudite arrivera-t-elle à sauver la face si le pouvoir de Donald Trump venait à s’effondrer ? Les États-Unis sont-ils en train de renforcer le radicalisme en Iran en l’isolant à nouveau après s’être retirés de l’accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015 ? L’annonce récente de l’ouverture du pays au tourisme peut-elle faire oublier l’affaire Khashoggi dont Riyad semble s’être tiré ? Ce qui est sûr, c’est que le monde offrira encore en 2019 un boulevard à des dirigeants sans foi ni loi, sans complexe ni réserve. À moins que ceux-là mêmes viennent à s’effondrer par les pressions extérieures et l’accumulation des affaires. En attendant, MBS et Trump font partie de cette génération de cow-boys régionaux, dont le pouvoir de nuisance est immense, et que le système du multilatéralisme en pleine implosion favorise. Pour combien de temps ? 2019 sera un carrefour de tous ces enjeux dans le Golfe comme au Moyen-Orient, mais aussi pour le monde.
Auteur : Sébastien Boussois
Docteur en sciences politiques, chercheur Moyen-Docteur en sciences politiques, chercheur Moyen-Orient relations euro-arabes/ terrorisme et radicalisation, enseignant en relations internationales, collaborateur scientifique du CECID (Université Libre de Bruxelles), de l’OMAN (UQAM Montréal) et du CPRMV (Centre de Prévention de la Radicalisation Menant à la Violence/ Montréal)
(1) Perrin, Paris, 2009.
(2) Grasset, Paris, 1998.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici