2015 en 15 mots : Poutine
Le Vif/L’Express revient sur l’année 2015 en 150 mots clés et 200 photos. Nous en avons sélectionné 15. Voici le cinquième: Poutine. Infréquentable il y a quelques mois encore, le maître du Kremlin s’est rendu incontournable depuis l’engagement de son aviation en Syrie. Mais son pari dévoile les limites de la puissance russe.
Dangereux, Vladimir Poutine ? Ou allié indispensable ? Longtemps, le monde occidental s’est posé la première question. Mais, depuis les attentats de Paris et le nouveau rôle que le président russe s’est attribué dans le dossier syrien, une forme de » coordination » militaire avec la Russie s’est imposée, accompagnée d’un réchauffement des relations avec Moscou, après deux ans de crise aiguë à cause de l’Ukraine.
Flash-back. Le 8 mai dernier, aucun dirigeant occidental de premier plan n’assiste à la grande parade militaire russe de la place Rouge célébrant le 70e anniversaire de la capitulation allemande. Un affront au maître du Kremlin, qui voulait afficher, lors de ce défilé d’une ampleur exceptionnelle, la puissance retrouvée de sa Russie. Washington et la plupart des capitales européennes protestent ainsi, une fois de plus, contre l’annexion de la Crimée au printemps 2014 et contre le soutien militaire, financier et politique de Moscou aux combattants séparatistes de l’est de l’Ukraine. Depuis l’anéantissement de l’armée géorgienne par les forces russes, en août 2008, Poutine inspire la plus grande méfiance aux Occidentaux. Son isolement international s’est encore accentué après le crash du Boeing de Malaysia Airlines, abattu le 17 juillet 2014 dans le ciel ukrainien par un missile sol-air de fabrication russe.
Eviter un scénario libyen
Toutefois, la donne change à partir d’août 2015, quand Moscou décide d’accentuer son engagement au côté du régime de Damas. Alors que les Occidentaux sont en panne de stratégie au Moyen-Orient, l’ex-officier du KGB envoie des renforts militaires à Tartous, le deuxième port syrien, où la Russie dispose de sa seule base navale à l’étranger, et aux abords de Lattaquié, fief du régime de Bachar al-Assad. Il y a urgence, car l’Etat syrien n’existe pratiquement plus et contrôle de moins en moins de territoires autour du » réduit alaouite « . Le destin d’Assad vire à l’obsession chez Poutine, qui veut coûte que coûte éviter un scénario libyen à Damas, que le Kremlin vivrait comme une humiliation politique.
Intervenir en Syrie est aussi une mesure d’ordre intérieur : Moscou cherche à compenser ses difficultés économiques par un surcroît de fierté patriotique. Car les sanctions occidentales, combinées à la baisse des prix du pétrole, ont fait entrer l’économie russe en récession. Autres objectifs du pouvoir russe : renforcer l’alliance avec l’Iran, qui joue un rôle central dans les opérations au sol, et éviter le retour au pays des milliers de djihadistes russes caucasiens qui combattent dans les rangs de l’insurrection syrienne. L’Eglise orthodoxe russe elle-même s’est ralliée à ce qu’elle appelle la » guerre sainte » contre le » terrorisme » sunnite. Toutefois, derrière cette » croisade » se profilent des intérêts beaucoup plus concrets : il s’agit avant tout, pour Moscou, de défendre ses clients, ses alliés et ses installations dans la région. D’où la décision de lancer, le 30 septembre, une campagne massive de frappes aériennes en Syrie, initiative qui a pris de court les Etats-Unis.
Deux jours plus tôt, sur le terrain diplomatique, Poutine avait déjà créé la surprise : devant l’Assemblée générale des Nations unies, il appelle à former une large alliance militaire contre l’organisation Etat islamique. Sans le régime de Damas, rien ne se fera, martèle le tsar » Volodya » (diminutif de Vladimir), qui s’en prend aux pays du Golfe et aux Occidentaux, accusés de soutenir des groupes islamistes radicaux » pour atteindre leurs propres buts tactiques » : la chute de Bachar al-Assad.
En panne de stratégie
Son analyse sème le trouble dans les rangs occidentaux. Car Américains et Européens manquent alors cruellement d’options satisfaisantes dans le dossier syrien. Daech étend son influence mortifère, tandis que la formation par les Américains de rebelles syriens modérés est un fiasco : les livraisons d’armes qui leur étaient destinées ont fini dans les mains du Front Al-Nosra, affilié à Al-Qaeda. Surtout, la guerre en Syrie, avec ses 250 000 morts et ses millions de déplacés, déborde de plus en plus sur les frontières de l’Union européenne, qui encaisse sa plus grande crise migratoire depuis 1945.
En Europe, l’appel du président russe à l’union sacrée contre le » terrorisme « , qui contraste avec les hésitations américaines, conduit certains commentateurs et une partie de l’opinion à vanter le talent de l’impassible joueur d’échecs venu du froid. Il y aurait donc, selon l’expression consacrée, un » nouveau shérif dans la ville « , une nouvelle puissance appelée à jouer un rôle de leader au Moyen-Orient, profitant de l’effacement de l’administration Obama. Peut-être même le président russe pourrait-il aider à une transition politique avec, à terme, le départ de Bachar al-Assad, veulent croire certains diplomates.
Poutine peut aussi compter, depuis plusieurs années déjà, sur le soutien de toutes les extrêmes-droites européennes et sur celui de nombreux régimes autoritaires. En France, son réseau d’alliés politiques est pour le moins hétéroclite. Le Parti communiste, incapable de se défaire de décennies de solidarité intime avec l’Union soviétique, continue à défendre le président russe, sans s’émouvoir de son nationalisme et de son bellicisme. A l’autre extrémité de la scène politique, le Front national chante les louanges de l’autocrate et Marine Le Pen est reçue au Kremlin en amie. Les néogaullistes et autres souverainistes, eux, prônent, par antiaméricanisme et rejet de l’Europe fédérale, un partenariat actif avec la Russie. Plus largement, l’idéologie conservatrice de Poutine séduit une frange de l’intelligentsia européenne. Sa critique d’une Europe atlantique » décadente « , qui a oublié son » identité traditionnelle « , ses » racines chrétiennes » et ses » principes moraux « , trouve un écho dans ces milieux.
Un aveu d’échec
A l’inverse, des experts européens et américains pointent du doigt les effets pervers de l’intervention militaire russe en Syrie. Car les frappes des Sukhoï marqués de l’étoile rouge visent surtout la rébellion islamiste » modérée » qui combat à la fois Daech et l’armée syrienne. Résultat : les opérations ne permettent aucun gain stratégique sur le » califat « . Pour de nombreux observateurs, le prétendu » coup de génie » de Poutine est plutôt un aveu d’échec : la taille du contingent russe est largement insuffisante pour détruire Daech ; et l’armée syrienne, réduite des deux tiers, n’est pas en mesure de mener une grande contre-offensive. De plus, les pays du Golfe ont, en réaction à l’intervention russe, augmenté leurs livraisons d’armes à leurs rebelles favoris. L’Arabie saoudite et le Qatar ont ainsi livré des missiles antichars Tow, qui ont permis de détruire des dizaines de blindés de l’armée loyaliste.
De toute évidence, les Russes n’ont pas de stratégie pour mettre fin au conflit. Ils savent qu’une victoire militaire est impossible, que le risque d’enlisement est réel et qu’ils ne pourront maintenir indéfiniment leurs forces en Syrie. D’où leur appel récurrent à des négociations. Les cartes ont toutefois été à nouveau redistribuées à la suite des attentats du 13 novembre à Paris, revendiqués par Daech. Le président français François Hollande a aussitôt appelé à la création d’une » coalition large » et Moscou est devenu soudain un allié indispensable dans la lutte contre l’Etat islamique. La propagande officielle russe a pu présenter le sommet du G20 à Antalya, en Turquie, à la mi- novembre, comme la fin de l’isolement de la Russie sur la scène internationale. De son côté, Poutine a reconnu, pour la première fois, que le crash du charter russe Metrojet, survenu le 31 octobre au-dessus du désert du Sinaï avec 224 personnes à son bord et revendiqué par Daech, était bien le résultat d’un attentat.
Pour la Russie, les Etats-Unis et la France, l’heure est au » surge « , à l’intensification de l’action militaire. Les chasseurs bombardiers se bousculent dans le ciel syrien et irakien, mais les Américains montrent peu d’enthousiasme à l’idée de travailler avec la Russie, et encore moins avec son allié, l’Iran. Surtout, la destruction d’un avion russe Sukhoï par deux chasseurs F-16 turcs à la frontière turco-syrienne, le 24 novembre, a mis à mal la » grande coalition » anti-Daech. Poutine a évoqué un » coup de poignard dans le dos » et a accusé la Turquie d’avoir abattu l’avion pour protéger le trafic de pétrole de l’Etat islamique. Quand, début décembre, les Britanniques sont à leur tour entrés dans la danse, le Kremlin a une fois de plus estimé qu’une coalition unifiée améliorerait l’efficacité des frappes. En revanche, Poutine s’embarrasse peu des pertes civiles causées par les bombardements russes.
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