Animé en italien, un atelier sur l'actualité et l'information qui encourage la parole libre des jeunes. © Ysaline Parisis

À Palerme, une bibliothèque sur mesure pour les réfugiés

Ysaline Parisis Journaliste livres

L’idée germait voilà dix ans dans la tête de deux Français : envoyer des bibliothèques mobiles dans les zones de détresse du monde. Au printemps dernier, Bibliothèques sans frontières a ouvert une antenne pour les jeunes réfugiés à Palerme. Une ville résistante, qui voit l’immigration surtout comme une chance. Récit.

 » En Sicile, une chose très belle est arrivée : nous avons été envahis par les migrants.  » (1)  » Quiconque arrive à Palerme est palermitain.  » (2)  » La mobilité est un droit humain. Il faut arrêter de faire la distinction entre les citoyens qui sont nés à Palerme et ceux qui ne le sont pas.  » (3) Depuis le hublot, le ciel est rose, et la mer un voile à peine ridé par les caresses d’un vent du soir. Tandis que notre voisin s’est endormi sur son exemplaire d’ Un grand week-end à Palerme, on relit une série d’articles récents consacrés à Leoluca Orlando. Depuis quelques semaines, le maire de Palerme fait les gros titres de la presse européenne. C’est peu dire que les discours d’accueil de l’édile tranchent avec ceux, ambiants, du nationalisme et des rétrécissements. En particulier avec celui de Matteo Salvini. Entré au ministère de l’Intérieur, le patron de la Ligue du Nord, parti d’extrême droite, qui avait annoncé une ligne dure à l’égard de l’immigration, a annoncé, le 10 juin dernier, qu’il fermait les ports italiens aux bateaux transportant des migrants. Difficile de ne pas voir qu’Orlando représente aujourd’hui l’un de ses opposants les plus médiatiques…

L’immigration vue comme une chance ? On se rend dans la capitale sicilienne à l’invitation de Bibliothèque sans frontières (BSF). Il y a quatre mois, l’ONG française y a ouvert une antenne, dédiée aux réfugiés arrivés à Palerme. Des bibliothèques d’urgence, cela fait dix ans maintenant que Patrick Weil, historien, et Jérémy Lachal, diplômé de Sciences Po, en déploient tout autour du monde pour les hommes, les femmes et les enfants en détresse. Leur credo est clair : en situation de crise, il faut reconnecter les réfugiés au monde (et les familles séparées) pour prévenir les risques de rumeur et de propagande et surtout renforcer la résilience pour les aider dans le long combat de leur reconstruction à venir. Les bibliothèques, un bien de première nécessité ?  » A l’origine, il y a un nombre : 17, soit le nombre d’années qu’un réfugié passe en moyenne dans un camp, souvent sans possibilité d’en sortir, rappelle Jérémy Lachal dans sa note d’intention. On parle beaucoup des besoins élémentaires, mais une fois ceux-ci couverts, la première chose que l’on voit dans un camp de déplacés, c’est l’ennui.  »

Rapidement, la charte de l’ONG est signée par les prix Nobel Toni Morrison, J.M. Coetzee, Mario Vargas Llosa, Tomas Tranströmer ou encore Doris Lessing. Restait encore à mettre le rêve en forme. Une quête qui fait suite au tremblement de terre en Haïti en 2010, et à un constat : les bibliothèques éphémères conçues jusque-là sont trop artisanales, lentes et fragiles. Les caisses de livres et d’ordinateurs menacent à tout moment d’exploser sur le tarmac d’un aéroport, ou de se perdre dans le transport.  » Il fallait inventer quelque chose de nouveau.  »

Quatre gros cubes et deux valises de rangement accueillant livres, ordinateurs, jeux de société, cinéma mobile... : l'Ideas Box est fonctionnelle en quelques minutes.
Quatre gros cubes et deux valises de rangement accueillant livres, ordinateurs, jeux de société, cinéma mobile… : l’Ideas Box est fonctionnelle en quelques minutes.© photos : Ysaline Parisis

Boîte à idées

En 2013, Lachal et Weil contactent Philippe Starck. Le défi lancé au célèbre designer français ? Concevoir une  » médiathèque en kit  » où tiendrait dans un espace minimal un contenu maximal défini, soit 20 ordinateurs et tablettes, un serveur interne, un accès à un Internet satellitaire, 50 liseuses prêtables, des livres papier mais aussi des jeux de société, des jeux vidéo, une scène pour faire de la musique et du théâtre, un cinéma composé d’un vidéoprojecteur et d’une télévision, des caméras…. Starck revient alors avec un fabuleux origami : quatre gros cubes et deux valises de rangement pouvant déplier leurs ressources sur un espace de 100 m2, susceptible d’accueillir jusqu’à 70 personnes, et déployable en quelques minutes à peine. Chaises, tables, présentoirs, écrans : tout y sert à tout. L’Ideas Box est née. Immense potentiel de créativité et d’ouverture qui adapte son contenu aux projets et aux populations, c’est un peu la bibliothèque idéale du xxie siècle. Chacune coûte 45 000 euros, et il y en a actuellement une centaine, visitées par un million d’utilisateurs dans vingt pays du monde, des camps de réfugiés de Jordanie aux zones de démobilisation en Colombie, en passant par les quartiers défavorisés de Marseille.

Le dernier coup de génie de BSF ? Coloniser les laveries automatiques des coins les plus paupérisés de Détroit. Avoir un accès libre et gratuit à des e-books en attendant son linge…  » Les Ideas Boxes sont chaque fois les mêmes et chaque fois uniques. C’est un outil qui peut prendre des formes multiples et infinies.  » Augustin Trapenard, animateur star en radio sur France Inter ( Boomerang) et en télé sur Canal (l’émission littéraire 21 cm), a récemment accepté de devenir le parrain de BSF. Il fait partie du voyage sicilien.  » Les projets sont tellement variés que c’était un peu compliqué de voir la cohérence au départ, mais aujourd’hui mon enthousiasme ne fait que grandir au fil des visites.  »

Pour l’organisation, Palerme s’est dernièrement imposée comme un point chaud. Depuis 2013, l’Italie a vu arriver quelque 700 000 migrants sur ses côtes. Une répartition régionale très inégale sur le territoire italien : la Sicile prend en charge près de 45 % des mineurs isolés. Des jeunes (garçons, à plus de 90 %) qui viennent principalement d’Afrique (Gambie, Guinée, Sénégal), ont traversé le désert du Mali et pris la mer au large de la Libye dans l’espoir d’une vie meilleure. Chiara Signore est la coordinatrice du projet à Palerme.  » L’avantage, c’est qu’on n’est pas une école, ni un centre de formation. Les jeunes ne viennent pas ici parce que derrière il y aura la possibilité d’un permis de séjour, ou de faire meilleure impression sur la commission territoriale qui va décider si oui ou non ils ont droit à l’aide de protection subsidiaire humanitaire. Ils viennent parce qu’ils comprennent l’importance de renforcer leur italien, d’avoir accès à du matériel, ou d’acquérir des compétences via les ordinateurs. Ça vient vraiment d’eux.  » Très vite, une demande se fait récurrente.  » Dès le départ, ce qui est ressorti de très beau des discussions avec les jeunes, c’était leur besoin de rencontrer des Italiens, d’avoir avec eux des interactions réelles.  » Ne pas s’en tenir aux activités  » pour migrants « , aussi créatives soient-elles, ce qui reviendrait à instaurer un nouveau ghetto, mais former des groupes mixtes et des projets avec les habitants :  » Ce n’est pas compliqué de toucher des gens déjà engagés : ce qu’il faut, c’est travailler aussi avec des gens qui ont voté pour Salvini.  »

Apprendre l'italien pour se connecter au pays d'accueil.
Apprendre l’italien pour se connecter au pays d’accueil.

Ville de tous les ports

A ce niveau, Bibliothèques sans frontières a pu connaître des points d’appui inespérés à Palerme. Plus qu’ailleurs en Europe, on expérimente dans la capitale sicilienne une forme de solidarité exceptionnelle et de cohésion sociale. Longtemps gouvernée par la mafia qui repoussait les migrants, la ville de 680 000 habitants a connu de grands travaux sur l’impulsion de son maire anti-pieuvre. Réélu pour un quatrième (et dernier) mandat en 2012, le démocrate Leoluca Orlando, populaire pour avoir massivement investi dans la culture, a fait de l’immigration son cheval de bataille. En 2015, il a par exemple fait entrer le centre arabo-normand de Palerme au Patrimoine mondial de l’humanité. Un symbole fort, qui met opportunément l’accent sur le passé migrant de la ville (son nom  » Panormus  » signifie d’ailleurs  » ville de tous les ports « ). Tour à tour byzantine, arabe, normande, espagnole, autrichienne, elle a vu les cultures se succéder et même se superposer. Il suffit de passer devant sa  » cattedrale  » pour s’en convaincre : la combinaison de styles a priori incompatibles, Palerme en a fait sa spécialité. C’est ce qu’on appelle le syncrétisme.

Cette vision intégrative vise aussi l’économique. Le niveau de vie à Palerme étant très bas, il y a plus de points communs entre la situation des Palermitains et celle des migrants qu’entre les Palermitains et les Milanais, par exemple. On rencontre sur place des responsables de projets et d’associations souvent bénévoles : chacune de leurs initiatives regarde le  » phénomène migratoire  » comme une opportunité pour contribuer à construire une communauté accueillante, durable et solidaire en partenariat avec les populations locales.

Augustin Trapenard, parrain enthousiaste et engagé de l'association.
Augustin Trapenard, parrain enthousiaste et engagé de l’association.

A Palerme, Bibliothèques sans frontières a investi un bâtiment mis à disposition par la ville dans les Cantieri della Zisa, une ancienne zone industrielle reconvertie en un ensemble de lieux officiels et d’associations culturelles comme l’Institut français, le Goethe Institut ou l’école de cinéma. Sur les murs des deux pièces dédiées au projet, les jeunes ont tagué des messages en bambara ou en wolof :  » Mobeh Kiling  » ( » Nous sommes tous égaux « ),  » Ikadinie  » ( » Je te veux du bien « ),  » Dembuame nasolo  » ( » Hier est important « )… Pas de doute : cet endroit est le leur.

Ce matin-là, deux adolescents lisent sous les pales de ventilateurs d’appoint, dans de grands fauteuils. Ousman Drammeh prépare l’atelier de l’après-midi. A 19 ans, il vient d’être engagé comme traducteur et médiateur culturel au sein de BSF. A son arrivée à Palerme, à 16 ans, en juillet 2015, de Guinée, il ne parlait ni anglais ni italien, mais mandingue : un traducteur l’a assisté à l’heure de ses premières démarches auprès des autorités. Une révélation pour celui qui fuyait une lutte fratricide :  » J’ai su que je voulais devenir traducteur pour aider les gens.  » Ousman nous montre le groupe WhatsApp qu’il a créé autour du projet. Une quarantaine de participants s’y prévient des allées et venues, des empêchements. Durant les ateliers, il demande à un jeune de ranger son téléphone, à l’autre de retirer ses écouteurs. Il est jeune, charismatique, son autorité est naturelle : Ousman est un modèle, et un facilitateur pour la popularité de l’association.

Sur les rayons de la bibliothèque proprement dite, 50 % des livres sont en italien, le reste est en français, en anglais, un peu d’arabe et bengali. Les Love Poems de Pablo Neruda y côtoient une bio de Josephine Baker en BD, des romans de Luis Sepulveda en italien, des dictionnaires, des albums illustrés, un recueil de nouvelles de la Franco-Sénégalaise Fatou Diome. Certains jeunes empruntent des titres constamment, d’autres ne l’ont encore jamais fait. Certains disent qu’ils ont peur de perdre les livres… Les atlas en particulier sont très consultés : se poser devant une carte permet souvent une première approche, et libère la parole, en particulier sur le sujet sensible du voyage :  » Et toi, tu viens d’où ?  » Muhammed Jammeh, 18 ans, raconte qu’il est devenu féministe en lisant La Storia de Malala, une biographie de la jeune militante pakistanaise des droits des femmes. Ici plus encore qu’ailleurs sans doute, la lecture est un espace de guérison, de respiration, d’apprentissage de l’autonomie.

Arrivé à Palerme en 2015, Ousman a été engagé comme médiateur culturel et traducteur sur le projet.
Arrivé à Palerme en 2015, Ousman a été engagé comme médiateur culturel et traducteur sur le projet.© Ysaline Parisis

Frontières mentales

On assiste cet après-midi-là à un atelier sur l’actualité et l’information.  » Comprendre la place des migrants dans les médias  » : la demande est née d’une discussion avec les jeunes. Ces derniers jours, ils n’ont fait qu’entendre Matteo Salvini les incriminer à la radio ou à la télévision… Née à Palerme, Silvia est éducatrice spécialisée. Elle aussi vient d’être recrutée par BSF.  » C’est un constat qu’on peut faire : plus les jeunes passent de temps ici, plus ils témoignent de l’envie de penser par eux-mêmes, de développer un esprit critique.  » En cercle, le groupe pratique la parole libre. Bracelet en forme de Sicile au poignet, Ansou, 17 ans, parle très bien français :  » Contre les stéréotypes et les généralisations, s’expliquer, c’est important. Il faut pouvoir s’asseoir, et prendre le temps. La patience, ça compte…  »

Entre deux tweets frénétiques, l’enthousiaste Augustin Trapenard évoque Trois femmes puissantes de Marie NDiaye, le livre le plus marquant qu’il ait lu sur l’immigration. Il parle avec les ados, les encourage, les interroge.  » La bibliothèque, c’est aussi l’ouverture vers l’ailleurs, et un livre, l’occasion d’aller se confronter à l’altérité, de remettre en question ses propres préjugés, ses frontières mentales.  » Cet après-midi, entre les coups de colère et les rires qui dédramatisent, les jeunes en arrivent à un consensus : l’immigration compte autant d’acceptions que leurs histoires singulières. Tee-shirt fluo et bagout de leader, Moussa Koulibaly vient de Gambie.  » L’immigration est une des pires choses qui puissent arriver à un homme. Mon rêve à moi n’était pas de voir l’Europe, j’aimais mon pays, ma famille et mes amis. Les gens ne voient pas ce qui cause l’immigration. Cette bibliothèque, cet espace, c’est nous qui l’avons créé, il nous appartient. Il suffit de regarder nos épaules pour le comprendre : ici, on n’a pas peur, on est détendus. Cet endroit donne de l’amour aux gens. On se parle, on se respecte. Croyez-moi : pour qu’un individu continue à se lever le matin, il faut qu’il pense qu’au moins une personne lui donnera un minimum d’amour. Le bien se paie par le bien.  » Et celui qui est un lecteur de Amadou Hampâté Bâ de conclure :  » Mon rêve, c’est d’étudier jusqu’à en avoir mal, parce que ce qui fait plus mal encore, c’est l’ignorance.  » Un appel exponentiel. Il y a aujourd’hui plus de 50 millions de personnes réfugiées ou déplacées dans le monde suite à des conflits ou des catastrophes naturelles.

Dans l’avion du retour, nous reviennent en mémoire ces mots du dissident syrien et militant des droits de l’homme Mazen Darwich :  » Il n’existe pas de prison qui puisse enfermer la parole libre. Il n’existe pas de blocus assez solide pour empêcher l’information de circuler. « 

(1) et (2) Dans Libération, 9 janvier 2018.

(3) Dans Les Inrockuptibles, 27 juin 2018.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire