Pierre Charbonnier: «Trump pénalisera son pays, en le coinçant dans un modèle obsolète»
Pierre Charbonnier vient de publier Vers l’écologie de la guerre. Pour le philosophe, la recherche de la paix et de la stabilité après la Seconde Guerre mondiale a entraîné la crise climatique.
Intellectuel brillant, parfois dérangeant, Pierre Charbonnier est une nouvelle star de l’écologie en France. Dans son dernier livre, Vers l’écologie de guerre, le philosophe, marqué par Bruno Latour, fait la démonstration édifiante que la recherche de la paix et de la stabilité après la Seconde Guerre mondiale a entraîné la crise climatique. La globalisation et le productivisme nous ont été vendus au nom de l’idée de paix par la prospérité partagée. Et la croissance comme un outil antitotalitaire merveilleux. L’ONU et l’Union européenne sont d’ailleurs nées de la crainte obsessionnelle de nouvelles rivalités meurtrières entre Etats. L’idée du pouvoir civilisateur prêté au «doux commerce» déjà au siècle des Lumières a trouvé son apogée politique dans les Trente Glorieuses. Et cela n’aurait pu se produire sans l’essor des énergies fossiles et des infrastructures qui leur sont dédiées. Ainsi, la pax americana, qui a présidé les relations internationales après 1945, est étroitement liée à sa sœur jumelle, la carbon peace.
Cette paix du carbone est aujourd’hui anéantie par le réchauffement planétaire et ses conséquences. Les fossiles pacificateurs sont devenus une menace pour l’humanité tout entière. La réponse qu’apportent les Etats à cette crise, depuis quelques décennies, se résume à une gouvernance climatique mondiale abstraite et inefficace, car peu réaliste. Pour Pierre Charbonnier, le dilemme entre stabilité et soutenabilité ne se résoudra pas par une écologie «incantatoire et éthico-normative», mais plutôt par une «écologie de guerre» ancrée dans les réalités géostratégiques issues de l’ère des fossiles.
Les années 2020 marquent un tournant. La question de la sécurité nationale est devenue un pivot de la stratégie climatique, comme l’a montré le président américain Joe Biden en faisant adopter l’Inflation Reduction Act (IRA, le grand plan d’investissement pour engager la transition énergétique). Un cadre compétitif apparaît de plus en plus entre Etats pour capter les bénéfices économiques et politiques de la transition. C’est pourquoi, selon le philosophe, à l’heure où la guerre en Ukraine a inséré la question climatique au cœur du jeu géopolitique, l’écologie doit investir le terrain du réalisme politique. Un terrain où les puissances étatiques pourraient former des coalitions dominantes pour imposer une transition aux Etats et acteurs économiques récalcitrants. C’est davantage dans cette confrontation stratégique que se jouera probablement la survie du monde, plutôt que dans les grandes réunions faussement prometteuses que sont les COP. Un écologiste averti…
Est-ce au nom de la paix que l’on a fait la guerre à la nature?
Ce n’était pas un projet intentionnel de rendre la stabilité internationale écologiquement non soutenable. Mais c’est effectivement une conséquence de la mise en œuvre pratique d’une nouvelle organisation internationale, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans mon travail, j’aime penser les choses par dilemmes, par contradictions. Et l’un des dilemmes les plus intéressants est que les forces motrices de la crise climatique tiennent au fait que le problème ne se trouve pas seulement dans ce qu’on déteste, soit l’aliénation et la guerre, mais aussi dans ce à quoi on est attaché, la liberté et la paix. Cela explique pourquoi on a autant de mal à légiférer sur le sujet. Si on montre que c’est plutôt la guerre qui est destructrice de la planète, la conclusion qu’on tirera c’est que la paix est mieux que la guerre, incontestablement. En revanche, si on suppose, comme je l’ai fait dans mon livre, que les infrastructures de paix modernes ne sont pas soutenables, le problème devient beaucoup plus grave et compliqué.
Pourquoi?
Parce que ça revient à dire que c’est ce qu’on aime qui est en cause. Souvent, on entend que des questions techniques sont l’une des principales raisons de l’échec à concevoir des politiques climatiques efficaces. D’accord. Mais c’est aussi la peur de la guerre, la peur de ne plus avoir cette stabilité rendue possible par la mise en contact des économies, par la production, la circulation des biens et services, la consommation et toutes les infrastructures liées, qui ont un effet pacificateur.
Ce que vous appelez la carbon peace s’est retournée contre nous. Est-ce parce qu’on fonctionne selon le paradigme que le progrès, et donc la stabilité, se réduit à la croissance?
Il y a de ça, effectivement. L’expression de paix carbone, que j’emprunte à un confrère américain, Thomas Oatley, désigne la période de l’après-Seconde Guerre mondiale où l’essentiel des crédits du plan Marshall ont été affectés au développement des infrastructures fossiles en Europe. On retrouve des dynamiques similaires au Japon. En réalité, on a voulu amoindrir la ligne de clivage entre les deux grands blocs de la Seconde Guerre mondiale, non pas prioritairement par des accords de paix, mais par le déploiement de ces infrastructures. La reconnexion s’est faite par les fossiles. La naissance de l’Union européenne elle-même est d’abord liée à la mise en commun du charbon. Après 1945, la paix est étroitement liée à la question de l’énergie qui est une ressource, mais aussi un enjeu stratégique.
«La légitimité acquise par les COP ne s’est pas traduite en efficacité.»
La grande accélération de l’après-guerre s’explique-elle donc par l’essor des fossiles?
Tout à fait. Un très large compromis social, technologique et géopolitique a mis ces énergies au cœur de l’organisation, à travers l’industrie, le chemin de fer, le logement et toutes les formes de confort associées. Dans le contrat social de l’Etat-providence, notamment en Europe de l’Ouest, les énergies fossiles jouent un rôle absolument central. On pourrait en dire autant du compromis social des républiques soviétiques ou, aujourd’hui, de l’Asie, de la Chine en particulier. C’est vraiment cette logique énergétique qui domine la dynamique historique du XXe siècle et du début du XXIe.
Mais la pacification n’a concerné qu’une partie du monde. Après la guerre, il y a eu des fractures, entre l’Est et l’Ouest et le Nord et le Sud. La paix carbone est-elle une utopie?
La paix carbone est une paix profondément inégale qui a dispensé ses effets essentiellement dans les parties du monde qui disposaient des outils technologiques et politiques pour en tirer des bénéfices sociaux. D’autres parties du monde ont été coincées dans des dynamiques vicieuses de sous-développement, de dépendance aux rentes de matières premières, ou parfois même d’énergie. Nombre de pays issus de la décolonisation, en particulier au Moyen-Orient, mais en Afrique du Nord aussi, sont devenus des pays extrêmement dépendants des exportations de pétrole. Ces pays ont utilisé la souveraineté sur leurs ressources comme une arme de négociation dans les rivalités géopolitiques de la guerre froide. C’est de cette manière que les énergies fossiles se sont retrouvées au cœur des confrontations géopolitiques entre le Nord et le Sud. Cela a mené à la crise de Suez, la crise pétrolière de 1972… Et ces fractures sont encore très largement à l’ordre du jour.
La réponse donnée jusqu’ici par les Etats à la crise climatique, c’est essentiellement la gouvernance mondiale, par l’ONU, le Giec, les COP… Mais ce système de coopération volontaire ne fonctionne pas. Pourquoi?
Le début de la gouvernance climatique mondiale remonte à la fin des années 1980 et au début des années 1990, ce qui correspond à peu près à la fin de la guerre froide. L’idéal philosophique ancien, qui consiste à vouloir transcender les frontières et les intérêts nationaux sous l’égide de la science, du pacifisme, trouve un aboutissement dans cette gouvernance climatique mondiale. Il y a là l’idée que le climat étant un bien commun mondial, il ne peut faire l’objet d’une gouvernance par des entités définies par leurs limites territoriales. Il fallait mettre en place un régime diplomatique institutionnel à l’échelle du problème. De ce point de vue, c’est une avancée importante. Les COP ont obtenu un très haut niveau de légitimité, malgré quelques revers réguliers, mais cette légitimité ne s’est pas nécessairement traduite en efficacité.
Justement, qu’a-t-on raté avec la gouvernance climatique mondiale?
Pour créer du consensus international sur la question climatique, y compris par exemple avec l’Arabie saoudite, le Venezuela ou la Russie, on se contente de parler du climat comme d’un problème d’émissions de carbone dans l’atmosphère, de manière un peu abstraite, sans mettre sur la table la question des infrastructures techniques et fossiles polluantes. Chaque pays reste souverain sur les choix technologiques et énergétiques, tout en s’engageant à limiter à terme le réchauffement climatique à 1,5 ou deux degrés. C’est ce qu’on appelle le schisme de réalités, entre un débat sur le climat, très abstrait et peu contraignant, et toute l’histoire de la dépendance à l’égard des énergies fossiles. On se fait donc des promesses de modèle de développement juste et soutenable sans se poser la question de savoir si on dispose des moyens technologiques, sociaux, politiques, pour le réaliser. L’histoire de la diplomatie climatique, qui a une quarantaine d’années, est parallèle à l’aggravation de la dépendance économique aux énergies fossiles. Elle recoupe l’histoire du décollage économique de la Chine, massivement lié à l’usage du charbon, celle du développement des hydrocarbures non conventionnels en Amérique du Nord, celle de la dépendance européenne à l’égard du gaz russe…
Le principal défaut de la gouvernance climatique mondiale, est-ce finalement son manque de réalisme?
Oui. Cette gouvernance permet une prise de conscience collective mais aussi une échappatoire par rapport à la réalité géopolitique de l’énergie. En même temps, tout n’est pas à jeter dans cette écologie de consensus, de paix. Lors de la COP à Bakou, les diplomates chinois et américains se sont parlés, malgré les tensions entre ces deux pays. C’est une excellente chose. Ces arènes de négociation et les accords sur les objectifs sont importants. Il ne faut pas considérer les COP comme un mécanisme institutionnel autonome, mais comme un volet d’une dynamique de coopération internationale très large, qui inclut aussi toutes les institutions qui représentent l’architecture financière internationale. Cela dit, le style diplomatique et consensuel ne suffit pas à réaliser ces objectifs.
La transition fera des gagnants et des perdants, écrivez-vous. Qui sont les perdants?
Parmi eux, il y a des pays responsables de leur sort, comme la Russie qui perdra si elle continue d’utiliser les énergies fossiles pour financer des guerres. D’autres perdants sont des pays plus pauvres, très dépendants des énergies fossiles pour leur développement, comme l’Inde par exemple. Si on ne leur permet pas d’accéder à un modèle de développement compatible avec les objectifs climatiques, ces pays se verront comme les délaissés de la transition et ils la ralentiront, la rendront impossible. Les débats actuels sur le développement et le climat sont l’un des points essentiels du réalisme climatique ou de l’essor de ce que j’appelle l’écologie de guerre, c’est-à-dire une dynamique de coalitions d’intérêts entre parties, sur la base de nouvelles infrastructures et de nouvelles énergies. Il s’agit d’une écologie liée à des conflits, à de la compétition, mais qui, si elle réussit à forger des coalitions, sera porteuse de paix et de stabilité.
«Lorsqu’elle est mal gérée, la transition apparaît plus comme une menace que comme une promesse.»
Le risque, aujourd’hui, est un retour aux rivalités entre Etats, un capitalisme de guerre, selon vos termes, où chaque acteur veille à sécuriser les bénéfices de la transition avant ses rivaux.
C’est vrai. On vit une période de double fragmentation, de l’économie et de la vie politique internationale. On entend souvent dire que ce contexte rend les choses plus compliquées pour la transition énergétique. En réalité, il faut bien comprendre que c’est la question climatique qui a un effet de fragmentation géopolitique, qui met fin à l’harmonie, à la globalisation, etc. Parce que de plus en plus de grands pays ou de blocs de pays –Etats-Unis, Chine, Europe– cherchent à sécuriser leurs approvisionnements nécessaires à la transition, que ce soit le lithium, les usines de panneaux photovoltaïques, la construction de voitures électriques… soit en développant tout cela sur leur territoire, soit en sécurisant leur approvisionnement avec des partenaires économiques qui sont aussi des partenaires géopolitiques.
C’est un retour aux territoires, qui sont, comme l’a dit Kant au siècle des Lumières, à l’origine du mal?
On se trouve à un embranchement: cette fragmentation, comme on pourrait s’y attendre de manière assez logique au regard de l’histoire, entraînera-t-elle un accroissement des conflits, en raison de la rivalité entre grands pôles géoéconomiques pour capter les bénéfices des nouvelles filières? Ou assistera-t-on à l’émergence de lignes de clivage géopolitiques alignées sur la question climatique, avec des coalitions d’acteurs qui forgeront des coalitions pour affaiblir ceux qui résistent à la transition?
Dans quel sens évolueront les coalitions avec Donald Trump, qui souhaite retirer les Etats-Unis de l’accord de Paris?
Il est encore tôt pour se prononcer. Ce qui est sûr, c’est que Trump a été élu par une coalition d’intérêts très liée au maintien du modèle fossile. Ce sont ses soutiens économiques, mais aussi sa base électorale, la petite classe moyenne qui peine à voir son avenir indépendamment des grosses voitures et de l’extraction du pétrole et du gaz de schiste. S’il annule les décisions de son prédécesseur, il est évident qu’il ralentira l’action climatique d’un pays qui est un énorme émetteur. Mais s’il fait réellement ça, il incitera les investisseurs intéressés par les technologies vertes à investir ailleurs. Trump risque alors de pénaliser l’économie de son pays, en le coinçant dans un modèle obsolète, parce que ces technologies vertes sont forcément des technologies d’avenir. Cela pourrait, en effet, redistribuer l’investissement dans la transition, peut-être vers l’Europe.
Et la Chine dans tout cela?
La Chine, c’est compliqué, parce qu’elle est le plus gros émetteur de gaz à effet de serre , mais aussi le pays qui investit le plus dans l’énergie solaire et les batteries. C’est le leader à la fois du fossile et du renouvelable. Mais si on raisonne en termes de coalition postfossile, je pense qu’il y a lieu d’entretenir avec ce pays une relation diplomatique et des partenariats économiques fondés sur l’avance technologique énorme qu’il a pris dans ce domaine. Il faut faire de la question climatique un outil de coalition, surtout si les Etats-Unis lâchent l’affaire, et dans un contexte où on a besoin d’affaiblir l’axe entre Pékin et Moscou.
Comment analyser le contexte politique actuel au sein de l’Union européenne et les replis en matière environnementale?
C’est dû au fait qu’on est dans une situation d’entre-deux. Beaucoup de gens ont bien compris que la tendance à la substitution technologique était irréversible, que les énergies fossiles sont des énergies du passé. Mais l’impact socioéconomique de cette transition est tellement fort que ça provoque des mouvements de recul, des backlash, en anglais. C’est ce qu’a vécu l’Union européenne ces derniers mois. En 2022, sous la pression de la guerre en Ukraine, l’Union a voulu accélérer les plans de décarbonation lancés en 2020 par le Green Deal. Elle l’a fait sans préparation, sans plan industriel, sans plan de protection de l’emploi, de réallocation de l’épargne. Et donc, cette accélération précipitée a entraîné des plans sociaux dans certaines industries, comme très récemment chez Volkswagen, et de l’inflation sévère, faisant ressembler la transition à un choc économique négatif. C’est ce qui explique que l’Union européenne est en train de reculer, par exemple, sur les politiques de rénovation des bâtiments, sur l’interdiction des véhicules thermiques à l’horizon 2035. La leçon à en tirer est que, lorsqu’elle est mal gérée, la transition apparaît plus comme une menace que comme une promesse.
On en revient au dilemme entre stabilité et soutenabilité…
Voilà. Les groupes sociaux les plus affectés sont déjà les perdants de l’ordre économique, les employés de l’industrie, en fait. On ne peut pas leur reprocher de se sentir insécurisés par cette transition-là. C’est le phénomène qu’on avait déjà entraperçu au moment des gilets jaunes. En revanche, ce qui est regrettable, c’est l’instrumentalisation politique de ces dynamiques, parce que cela témoigne d’une irresponsabilité d’acteurs politiques essentiellement à droite, mais pas seulement, parfois à gauche aussi.
L’an prochain, la 30e COP aura lieu au Brésil, à Belém, aux portes de l’Amazonie. Peut-on en attendre quelque chose, contrairement aux éditions précédentes?
La COP30 sera essentielle. J’ai eu l’occasion d’en parler avec des représentants du gouvernement brésilien. Le président Lula veut qu’elle soit l’opportunité de négocier le nouveau rapport entre le Nord et le Sud. Cela risque d’être une étape aussi importante que la COP21 de Paris. On sait que la transition sans les pays du Sud n’a aucun sens, car dans quelques années, ce sont ces pays (Inde, Mexique, Nigeria, Indonésie…) qui seraient les plus gros émetteurs de CO2. Restreindre la décarbonation à un petit club de pays riches serait une transition totalement ratée. C’est pour cela que les COP restent un outil intéressant. Toutefois, la coordination internationale sur ces questions, notamment sur la proposition d’un développement soutenable au Sud au détriment de quelques privilèges des pays du Nord, ne se fera pas sans conflit, sans compétition, sans redistribution du pouvoir. Et cela, il faut s’y préparer.
Bio express
1983
Naissance, à Amiens (France).
2006
Agrégé de philosophie.
2011
Thèse de doctorat intitulée Les rapports collectifs à l’environnement naturel.
2020
Publie Abondance et liberté (La Découverte).
2024
Sortie de Vers l’écologie de guerre (La Découverte).
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