Le castor est un animal de chez nous, comme en témoigne la toponymie belge. © Mission Castor/Patrick Destiné

Pourquoi le castor est un allié contre les effets du réchauffement climatique

Estelle Spoto Journaliste

Le castor et la loutre sont deux espèces controversées, symboles de notre difficile cohabitation avec le reste du vivant. Leur retour dans les rivières, affirmé pour le premier, plus timide pour la seconde, est une bonne nouvelle pour la biodiversité et les risques de sécheresse et d’inondation.

Le castor et la loutre partagent un point commun, à la fois atout dans leur milieu naturel et cause de leur (quasi) disparition de nos régions: une fourrure particulièrement dense. «C’est une de leurs adaptations au milieu aquatique, précise Isabelle Pierdomenico, naturaliste et titulaire du module de mammalogie de la formation guide-nature des Cercles des naturalistes de Belgique. Cette fourrure, très chaude, était très prisée des pelletiers.»

Le commerce de la fourrure a, de fait, grandement contribué à la (quasi) extinction de la loutre et du castor dans nos régions. Mais il n’était pas l’unique motivation des chasseurs: «Le castor était aussi chassé pour le castoréum, poursuit Isabelle Pierdomenico, une substance de marquage employée dans les parfums et en médecine depuis l’Antiquité. Quant à la loutre, au régime essentiellement piscivore, on lui reprochait de dépeupler les rivières des poissons, ce que les pêcheurs ne voyaient pas d’un bon œil. Au Moyen Age, on la chassait à courre, avec des chiens.»

«La réintroduction du castor était vraiment un projet à développer.»

Conséquence de cette chasse intense, à laquelle se sont ajoutées progressivement la destruction de leur habitat et la pollution: le castor avait totalement disparu de Belgique vers la moitié du XIXe siècle tandis que la loutre est toujours aujourd’hui en danger critique d’extinction. «Les loutres belges doivent se compter sur les doigts des deux mains, assure Corentin Rousseau, program manager au WWF-Belgique. Nous pensons avoir affaire à deux populations distinctes: une relictuelle en Ardenne, qui n’aurait jamais vraiment disparu – de l’ADN de loutre a récemment été détectée dans trois secteurs de la Semois – et une autre population, issue des Pays-Bas et de l’Allemagne, en Flandre.»

Dans les années 1960 et 1970, une prise de conscience de la dégradation de la nature a poussé les gouvernements à prendre des mesures. «Avant cette époque, il y avait très peu de normes environnementales liées à la pollution, retrace Corentin Rousseau. Une personne âgée, habitante de la province de Liège, m’expliquait que la couleur de l’Amblève changeait alors au fil de la journée à cause des déversements chimiques dans la rivière. Les autorités ont commencé à se rendre compte que la nature avait ses limites, qu’il était peut-être temps de la protéger.» Le 12 juillet 1973, la Belgique adopte la loi sur la conservation de la nature. Et en 1979, la Convention relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe fut signée à Berne, dans le cadre du Conseil de l’Europe. La loutre et le castor devenaient alors des espèces strictement protégées en Europe.

Tout le monde sauf les fourmis

«C’est un article de Gilles Blondiau, un naturaliste belge spécialiste du castor, qui m’a convaincu de l’intérêt écologique du retour du castor en Wallonie», se souvient Olivier Rubbers. A la fin des années 1990, cet ingénieur commercial a bravé les autorités pour réintroduire «sauvagement» le castor avec son ami Achille Verschoren. «Dans les années 1970, Achille avait racheté et restauré une vieille ferme à Aiseau-Presles, qu’il avait aménagée en ferme pédagogique et baptisée la Ferme des Castors. Un jour, je lui avais demandé pourquoi il avait choisi le nom d’un animal étranger, il m’a répondu : « Tu rigoles? Le castor est un animal de chez nous! » Il m’avait parlé de ces noms de lieux liés au castor.» Effectivement, la toponymie belge regorge de référence au nom celtique du castor, «bebro»: Biesme, Bièvre, Buvrinnes, Bévercé et, en néerlandais, tous les composés de Bever et Beveren. «En lisant l’article de Gilles Blondiau, le franc est tombé, je me suis dit que la réintroduction du castor était vraiment un projet à développer, porteur à plusieurs titres.»

Pour comprendre l’intérêt du castor pour la biodiversité, il faut savoir que, contrairement à la loutre carnivore, le castor est un rongeur, exclusivement herbivore, dont la particularité est d’être une espèce ingénieure, capable de construire et de modifier son environnement. «La plupart des espèces s’inscrivent dans un milieu existant. Seules deux transforment le milieu pour l’adapter à leurs besoins respectifs: le castor et l’être humain», précise Olivier Rubbers.

C’est la denture du castor, avec ses incisives proéminentes, qui lui permet de ronger le bois. «Le castor est capable d’abattre des arbres, de les écorcer pour s’en nourrir et de ronger des baguettes de bois, parce qu’il possède un système digestif adapté à la digestion de la cellulose», souligne Isabelle Pierdomenico. En outre, le castor utilise le bois pour construire ses célèbres barrages, qui lui permettent de garder l’entrée de son terrier immergée, pour la protéger des prédateurs.

Si, à première vue, l’abattage des arbres par le castor peut sembler négatif, comme une forme de déforestation, il présente, à relativement court terme, de nombreux avantages pour la biodiversité. «Il faut d’abord préciser que les forêts belges ne ressemblent pas aux forêts tropicales, détaille Frédéric Raes, responsable du groupe de travail Castor de Natagora. Une forêt du Costa Rica est tellement dense qu’on ne peut pas y entrer. Alors que chez nous, où les forêts sont des plantations d’arbres, seule la canopée est vraiment verte, outre peut-être, dessous, quelques fougères, ronces, orties… Le castor va complètement transformer ce paysage. Avec l’abattage des arbres et les barrages, il amène de l’eau et de la lumière, ce qui permettra à la végétation et à toute une série d’insectes de proliférer. Lorsque les insectes sont là, les grenouilles arrivent, tout comme les oiseaux insectivores, les chauves-souris. Et puis, ce sont leurs prédateurs, les belettes, les fouines… Toute une chaîne trophique se réinstalle par le fait qu’on a de nouveau de l’eau et de la lumière.»

«Si le castor coupe les arbres, dans la quasi-unanimité des cas, ces arbres ne meurent pas, ils rejettent, précise de son côté Olivier Rubbers. De ce fait, la strate des grands arbres est transformée par les castors en strate arbustive, une strate de buissons. Ces buissons présentent de petites branches avec de l’écorce tendre qui est une délicatesse pour certains herbivores pendant la période hivernale, comme les cerfs et les chevreuils. En fait, quelle espèce ne profite pas royalement de la présence du castor? Je dirais peut-être les fourmis.»

En favorisant le développement de zones humides, le castor est aussi un allié de premier plan contre les effets du réchauffement climatique, pour lutter contre l’étiage des cours d’eau en période de sécheresse et prévenir le risque d’inondations. «Le castor joue aussi un rôle hydrologique très important, martèle Olivier Rubbers. Avec ses barrages, il crée des stocks d’eau, non seulement en surface, mais dans sol. Avec toutes ces déviations sur le cours d’eau, le castor fait aussi en sorte qu’en cas de fortes pluies, le volume d’eau qui s’abattra dans le bassin hydrographique aura un écoulement différé dans le temps, ce qui permet de diminuer les engorgements dans les points critiques.» Deux autres avantages des barrages des castors avancés par Olivier Rubbers: la diminution de l’apport de boues de dragage vers les cours d’eau navigables et l’épuration par lagunage des eaux polluées.

Parvenir à cohabiter

Bien conscient de tous ces bienfaits, Olivier Rubbers met sur pied, à la fin des années 1990, avec Achille Verschoren, un projet de réintroduction du castor et remet un dossier dans ce sens au ministre wallon Guy Lutgen (PSC), chargé de l’Agriculture et de l’Environnement. La réponse est négative. Quand Olivier Rubbers est contacté par ses fournisseurs allemands pour le prévenir que des castors sont disponibles pour lui, mais souhaitent s’assurer qu’il a bien les autorisations des autorités locales, il répond: «Nous avons toutes les autorisations nécessaires.» «Dans mon esprit, c’était plutôt « aucune » puisqu’il n’en fallait aucune. Nous avions évidemment étudié la législation. Une loi interdisait les introductions d’espèces exotiques, mais aucune ne réglementait la réintroduction d’espèces indigènes. Je me suis organisé avec Achille, j’ai emprunté la voiture de mon père et on est partis en Allemagne chercher notre première famille de castors, qu’on a réintroduits dans l’Ourthe

Le documentaire Mission castor, réalisé par Patrick Destiné (2022), présente quelques images d’archive de cette première expédition. Elle sera suivie de nombreuses autres. Pendant deux ans, le duo a relâché une centaine de castors en Wallonie, qui ont prospéré sur ces terres qui les accueillaient autrefois. Un rapport pour la période 2013-2018 estimait la population entre 3.200 et 3.500 individus.

Dans Mission castor, Olivier Rubbers se promène dans des sites de castors qui, avec leur abondance de lumière, de flore et de faune, ont effectivement de quoi réjouir. Mais le documentaire montre aussi que le retour du castor en Wallonie réveille parfois une hostilité ancestrale. Que ce soit au travers de la colère peu dissimulée d’un ancien bourgmestre dont les terrains dédiés à la sylviculture sont en partie inondés, ou au travers des images choquantes de castors braconnés en 2017 et 2021, crucifiés ou pendus à des panneaux de signalisation, accusés – à tort – dans un message affiché à côté d’un petit cadavre, des grandes inondations qui ont touché la province de Liège à l’été 2021. «Il faut préciser que ces cas de braconnage ne sont pas le fait de propriétaires qui subiraient des dommages matériels importants et qui, par désespoir, en seraient venus à cette ultime option, commente Olivier Rubbers. Ce sont des psychopathes qui font ça, sans raisons palpables.»

Reste que la cohabitation avec cet autre «ingénieur» n’est pas toujours simple. Frédéric Raes le sait bien, lui qui conseille les communes et les propriétaires privés qui se demandent comment gérer ces nouveaux voisins. «Il faut souligner que les castors vivent en unités familiales de quatre, maximum cinq individus par territoire. Et ce territoire est grand: un ou deux kilomètres de cours d’eau. Donc, ça ne pullulera jamais, parce que les castors défendent ce territoire, violemment. Il faut dire aussi que pour l’énorme majorité des cas, il y a toujours des solutions, relativement simples à mettre en place et peu coûteuses. Mais sur deux sites comparables, les gens peuvent réagir de façons très différentes. Certains sont très contents de revoir les castors, d’autres sont neutres, d’autres encore sont complètement contre. Il y a des gens que les pâquerettes dans leur pelouse ne dérangent pas, et d’autres qui refusent de voir des fleurs sauvages parsemer leur gazon. Pour les castors, c’est la même chose.»

«Si on arrive à accueillir le castor, on sera en bonne voie pour accueillir la loutre.»

«Si on arrive à accueillir le castor, on sera en bonne voie pour accueillir la loutre, affirme Isabelle Pierdomenico. Les conditions pour que celle-ci puisse se réinstaller sont beaucoup plus nombreuses que pour le castor. La loutre a besoin de berges non bétonnées, mais aussi d’espace sur terre qui soit suffisamment végétalisé. Pour l’instant, ce n’est pas très accueillant, c’est pollué et il n’y a pas de ressources alimentaires. Ou s’il y en a, elles risquent de l’empoisonner et de mettre en péril sa reproduction. Pour son alimentation, il faudrait que l’on pratique une pêche durable, qu’on renforce les frayères pour que les poissons puissent se reproduire, qu’on améliore la qualité de l’eau.»

Pour les naturalistes, si l’on parvient à accueillir le castor, nous serons en bonne voie pour accueillir la loutre. © Mission Castor/Patrick Destiné

A tout cela, il faut ajouter le danger mortel du dense réseau routier belge. «On a remarqué qu’aux Pays-Bas, où l’espèce a été réintroduite avec succès au début des années 2000, la loutre est très sensible à la circulation routière. Quand elle doit passer sous un pont et que le volume entre la rivière et le pont est réduit, elle a tendance à sortir de l’eau. S’il n’y a pas de berge, elle doit passer sur la route, où elle se fait écraser, expose Corentin Rousseau. Aux Pays-Bas, 20% à 25% de la population de loutres est victime de collisions routières. S’il n’y a pas de berge le long du bord en dessous du pont, on peut créer une berge artificielle, un « loutroduc », un passage sécurisé, c’est très efficace. On a mené une étude de risque des différents ponts dans la vallée de la Semois et on va mettre en œuvre quelques loutroducs, qui profiteront à la loutre, mais aussi peut-être aux putois, une espèce vraiment en déclin chez nous, au chat forestier, à l’hermine, aux écureuils, etc.»

C’est ainsi qu’on qualifie autant la loutre que le castor d’«espèces-parapluies»: les protéger eux, c’est indirectement protéger le reste de la biodiversité. Alors, ouvrons-les!

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