Nous passons de moins en moins de temps dehors: pourquoi le «syndrome de déficit de nature» est un vrai problème
Alors qu’il prend forme durant l’enfance, l’attachement à la nature se voit sans cesse menacé par l’urbanisation et l’ère des écrans. Fléau du XXIe siècle, le «syndrome de déficit de nature» requiert de la rapprocher au plus près de nous.
Dans la panoplie des petits ou grands gestes que l’on peut accomplir pour la nature, aucun n’est anodin. Il peut s’agir de soutenir une agriculture durable. D’économiser l’eau, chez soi ou ailleurs. De s’impliquer dans un collectif de sauvegarde d’espèces menacées. De partir en balade pour entretenir l’émerveillement, et donc l’envie d’en prendre soin. De réutiliser au maximum les objets qui nous entourent. De moins tondre la pelouse, dans le cas d’En mai, tonte à l’arrêt, l’opération pour la biodiversité que Le Vif réitère cette année. Il n’y a «pas d’engagement ou de militant idéal», estime l’asbl Ecotopie, qui dispense des formations relatives à l’environnement auprès d’associations en tout genre, du monde de l’enseignement et de mouvements de jeunesse.
De même, la stigmatisation n’a fondamentalement pas lieu d’être. «Auparavant, certains considéraient qu’il ne fallait mener que des activités de sensibilisation auprès de populations précarisées pour leur apprendre à bien vivre, commente Marlène Feyereisen, chargée de mission chez Ecotopie. Or, on s’est rendu compte que ces personnes adoptaient déjà des pratiques favorables d’un point de vue environnemental. Mais comme on arrivait avec nos normes et notre définition de ce qui était bon pour l’environnement, ces pratiques étaient invisibilisées.»
Eviter un «colonialisme vert»
Une analyse que partage Véronique Servais, professeure et anthropologue de la nature à l’ULiège. «Toute action bénéfique à la nature n’est pas nécessairement délibérée, souligne-t-elle. Des collègues ont mené une enquête en région parisienne, auprès de squatteurs qui ont établi une petite association locale au bénéfice d’un public très précarisé. La dimension écologique tenait surtout dans la récupération et le réemploi de biens. Faire quelque chose pour la biodiversité en tant que telle, ça ne leur disait rien. En revanche, éviter de gaspiller, cela leur parlait beaucoup.» Pour Maëlle Dufrasne, formatrice chez Ecotopie, il faut donc bannir les étiquettes, forcément réductrices. «Des questions aujourd’hui essentielles, c’est: pourquoi pensez-vous que les autres n’agissent pas pour la nature? Qui sont ces autres, et que signifie le fait de ne pas agir? Imposer un catalogue de bonnes pratiques reviendrait à établir une forme de colonialisme vert, ce qui s’avère à la fois dangereux et contreproductif.»
«La transmission de connaissances, qui passe aussi par des gestes, est cruciale pour construire l’attachement à la nature.»
Christophe Vermonden
Administrateur délégué
Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’attachement à la nature se construit dès l’enfance. «Avec une doctorante, nous avions mené des enquêtes auprès de populations urbaines en Seine-Saint-Denis, en région parisienne, sur leur conception de ce qu’est la nature, poursuit Véronique Servais. Très rapidement, elles faisaient référence à l’enfance.» D’autres études sur les parcours de vie démontrent que ces premières expériences de la nature renvoient souvent à une personne marquante. «C’est l’image assez classique mais véridique des parents ou grands-parents qui emmènent les enfants en balade, à la pêche, qui leur proposent de jardiner avec eux, ajoute Christophe Vermonden, administrateur délégué des Cercles des naturalistes de Belgique (CNB), qui ont déjà formé plus de 2.500 guides nature en Belgique. Mais cette personne peut aussi être un prof de bio ou de sciences, à l’occasion d’un séjour en classe verte, ou, précisément, un guide nature. Cette transmission de connaissances, qui passe aussi par des gestes, est cruciale pour construire l’attachement.»
L’extinction d’expérience de nature
Or, ce lien se déliterait de plus en plus, comme le soulignait, en 2005 déjà, le professeur en biologie de la conservation James R. Miller. Le phénomène a deux noms: «extinction d’expérience de nature», ou «amnésie environnementale générationnelle». «Ces travaux démontrent que le point de référence à partir duquel on évalue la destruction de la nature, c’est la situation que l’on a connue étant enfant, résume Véronique Servais. Mais comme ce point de référence ne cesse de se dégrader, on perd la capacité à percevoir cette perte de biodiversité, ou à imaginer une situation qui serait plus favorable.»
A cela s’ajoutent l’urbanisation et le règne des écrans, qui tendent à éloigner ou raréfier les contacts directs avec la nature. Au fil des générations, les enfants passent en effet de moins en moins de temps à l’extérieur, confirment plusieurs études. C’est ce que l’auteur américain Richard Louv appelait, bien avant l’émergence des smartphones, le «syndrome de déficit de nature», dans Last Child in the Woods: Saving Our Children From Nature-Deficit Disorder, un ouvrage de référence paru en 2005. Si l’adage selon lequel «on ne protège que ce que l’on aime» dit vrai, il apparaît d’autant plus urgent de faire revenir la nature au plus près des écoles et des lieux de vie, à défaut d’aller spontanément vers elle. C’est tout l’intérêt de démarches comme l’école du dehors, citent Véronique Servais et Christophe Vermonden.
Ou d’une opération telle qu’En mai, tonte à l’arrêt? Dès 1998, deux chercheurs de l’université du Québec à Montréal avaient constaté un effet de mimétisme entre voisins à Vancouver, quant aux choix des plantations et aux aménagements de leurs jardins de devant. Afin de mobiliser le plus grand nombre possible pour la nature, il ne faut sans doute pas négliger non plus le pouvoir d’une contagion potentiellement vertueuse.
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