L’intérêt économique prime encore sur celui de la santé humaine. © BELGAIMAGE

Pfas: pourquoi on ne peut pas tout simplement les interdire

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Le ministre wallon de la Santé et de l’Environnement, Yves Coppieters, s’attaque de front aux Pfas. Mais le combat dépend encore beaucoup des intérêts économiques.

Le soir du 8 octobre, une troisième réunion était organisée autour de la contamination aux Pfas pour les habitants de Chièvres et des communes voisines. C’est là que la présence de ces «polluants éternels» dans l’eau de distribution a été la plus forte en Wallonie. Les habitants avaient été testés en janvier dernier: près d’un sur trois dépassait le seuil de 20 ng/ml, au-delà duquel le risque de souffrir d’effets indésirables à moyen ou long terme est avéré. Mais ces résultats ont dû être invalidés à la suite d’une erreur de manipulation des échantillons par le laboratoire qui les a traités. Le ministre de la Santé et de l’Environnement, Yves Coppieters (Les Engagés), est venu expliquer aux habitants les raisons du fiasco et annoncer les dates pour de nouveaux tests dont les résultats seront très probablement plus préoccupants que les premiers, sous-évalués à cause de la boulette du labo.

Ils n’ont vraiment pas de chance les Chièvrois… La soixantaine d’entre eux venus assister à la réunion, outre les 100 qui la suivaient à distance, sont cependant restés très calmes pendant les deux longues heures d’information et de questions-réponses. L’un d’eux a tout de même insisté, après qu’un représentant de la Société wallonne des eaux (SWDE) s’est targué de veiller à ce que la teneur en Pfas dans le château d’eau locale soit désormais contenue à maximum 30 ng/litre grâce à des filtres à charbon, soit bien en-deçà du seuil de 100 ng imposé par l’Union européenne en 2026: pourquoi ne pas maintenir à zéro nanogramme, a demandé le Chièvrois, arguant que les Pfas encore présents à faible dose s’ajoutaient à ceux déjà fixés, à un taux élevé et pour longtemps, dans le sang de ses concitoyens. Il n’a pas obtenu de réponse satisfaisante à sa question néanmoins pertinente.

Le Vif a soumis le nouveau plan de lutte contre les Pfas du ministre wallon à Delphine Misonne, spécialiste du droit de l’environnement à l’UCLouvain. «Si l’on veut vraiment avoir un regard neuf sur la pollution, plutôt que de travailler avec des valeurs cibles et des seuils comme le font les autorités, pourquoi ne pas se demander si le rejet des Pfas est encore envisageable?, s’interroge la juriste. Autrement dit, pourquoi ne pas vouloir fermer le robinet en visant directement le zéro Pfas et ne plus tolérer même le goutte à goutte?» «On est tous convaincus que c’est la solution, répond Yves Coppieters. Le problème, c’est que pour y arriver, ça prend du temps. Un exemple: sur les 180 pesticides utilisés en Belgique, 31 ont des composés Pfas. C’est beaucoup trop. En Région wallonne, on ne produit pas de Pfas, on les utilise. L’Europe doit avoir le courage de travailler sur la production qui n’est pas de notre ressort. Nous, on doit avoir le courage de limiter l’utilisation.»

«Sur les 180 pesticides utilisés en Belgique, 31 ont des composés Pfas. C’est beaucoup trop.»

Dix pathologies

Limiter, pas interdire. L’enjeu économique est trop important et prime sur celui de la santé humaine, bien que les Pfas soient devenus un sujet d’inquiétude mondial. En juin, l’ONU a alerté sur l’omniprésence de ces polluants résistants dans l’eau potable et le lait maternel, pas seulement en Europe et aux Etats-Unis mais partout sur la planète, jusque sur les îles du Pacifique, même dans des zones éloignées de toute source de contamination connue. Selon l’Académie des sciences américaine, une bonne dizaine de pathologies sont désormais associées aux Pfas, dont la baisse de fertilité, l’hypertension artérielle pendant la grossesse, la diminution du poids des nouveau-nés, la perte de réponse des anticorps chez les adultes et les enfants, qui pose un problème pour la vaccination, la hausse du taux de cholestérol, le risque de maladies thyroïdiennes, certains cancers (rein, testicules, sein)…

«La Wallonie a deux leviers d’action importants, rappelle Sarah De Munck, médecin et spécialiste santé-environnement chez Canopea, la fédération des associations environnementales. Celui des permis d’environnement pour les industriels qui rejettent des Pfas dans leurs eaux usées et celui des boues d’épuration dont une partie est utilisée en agriculture pour l’épandage.» Cela n’a pas échappé à Yves Coppieters, qui a choisi d’agir sur ces leviers, outre l’adoption immédiate de la future norme européenne fixant un plafond de maximum 100 ng de 20 Pfas spécifiquement identifiés par litre d’eau potable. Concernant les rejets d’eaux usées industrielles, qui constituent une importante source de diffusion de polluants éternels, le ministre compte mesurer pendant un an la présence de 28 Pfas préoccupants dans ces rejets, en collaboration avec les entreprises, sur base volontaire donc. Le but de ce mesurage est de s’accorder sur une valeur limite d’émissions de Pfas.

Le ministre de l’Environnement espère que les entreprise joueront le jeu et feront preuve d’une collaboration constructive. © BELGAIMAGE

La touche libérale

Cette collaboration avec les industries polluantes fait tiquer plus d’un observateur. N’y aurait-il pas là comme un conflit d’intérêt? «Comment assurer que les mesures se fassent en toute transparence, demande la Pr. Misonne. On pourrait faire appel à d’autres acteurs comme les gardiennes de l’environnement que sont les ONG dédiées à cette cause. En tout cas, si les pollueurs potentiels sont invités à la table de travail, ils ne doivent pas tenir la plume.» Pour Canopea, l’enjeu de cette valeur limite à venir est de réviser, à terme, les conditions de permis d’environnement accordés aux entreprises. «On verra, élude le ministre. On ne leur fait pas confiance à 100% mais on part du postulat qu’elles vont jouer le jeu et qu’on aura une collaboration constructive. Parallèlement à l’établissement de valeurs limites, l’administration sera chargée de chercher les meilleures techniques pour réduire les émissions.»

«Si les pollueurs potentiels sont invités à la table de travail, ils ne doivent pas tenir la plume.»

On sent indéniablement une touche libérale dans ce volet du plan consacré aux entreprises. On sait que les «bleus» n’ont pas voulu parler d’interdiction des Pfas lors de la formation du gouvernement. Il nous revient d’ailleurs qu’une première mouture du volet «Entreprises» du plan Coppieters, moins conciliante avec les industriels pollueurs, fut amendée à la demande du MR au sein du gouvernement. «On dirait que l’autorité publique propose, ici, une campagne sympathique pour ceux qui veulent montrer patte blanche, abonde Sarah De Munck. Ce genre de mesurage aurait dû être fait il y a plusieurs années déjà. Aujourd’hui, on est dans l’urgence, avec une opinion publique qui veut que ça change rapidement.» Quoi qu’il en soit, grâce aux données récoltées, la Wallonie ne sera sans doute plus cet espace étrangement vierge dans la carte européenne de contamination par les Pfas que Le Monde a publiée en février 2023.

Les entreprises concernées doivent aussi se rappeler du jugement Eternit prononcé il y a moins d’un an. «Le tribunal a dit clairement que l’entreprise devait gérer le risque lié à l’amiante même si on ne le lui imposait pas légalement», avait alors souligné Delphine Misonne. C’était un signal fort adressé à tous les pollueurs industriels. Canopea voudrait, par ailleurs, que les autorités wallonnes procèdent à un état des lieux, en matière de polluants, dans les réserves naturelles, soit des zones qui ne sont pas (ou plus) à proximité d’industries. On sait que l’héritage industriel wallon est lourd. Si on se cantonne aux entreprises actuelles, on risque de passer à côté de zones qui ont été fortement contaminées auparavant par des substances qui ne se dégradent pas, comme les Pfas. Rappelons qu’un biomonitoring réalisé sur les polluants, dans le cadre d’une enquête européenne, avait révélé que 95% des Wallons étaient contaminés au Pfas.

«On dirait que l’autorité publique propose, ici, une campagne sympathique pour ceux qui veulent montrer patte blanche.»

Suffisamment ambitieux

Autre volet important du plan Coppieters: les boues issues des stations d’épuration publiques, utilisées comme fertilisants pour l’agriculture avec le risque de contaminer des sols. Ces boues représentent environ 4% des effluents répandus sur les champs, fait-on savoir au cabinet du ministre. Cela paraît peu. Mais aujourd’hui, 70% des boues sont valorisées en agriculture, alors qu’une partie, contenant trop de Pfas, ne devrait pas l’être. Le gouvernement wallon a donc établi une valeur cible de 40 µg/kg de matière sèche pour six Pfas particulièrement toxiques, dont les fameux Pfos, Pfoa, Pfna et PFHxS, considérés par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) comme contribuant le plus à un risque potentiel pour la santé. Une dose maximale d’épandage de deux tonnes de boues par hectare et par an a également été fixée. Ces valeurs cible, établies sur la base d’un benchmarking européen, sont temporaires. Une évaluation sera réalisée «si possible fin 2025 et au plus tard fin 2026», dixit le plan.

Ici aussi, on peut se demander pourquoi ne pas décider de fermer carrément le robinet, d’autant que la Flandre a, elle, interdit toute utilisation agricole des boues d’épuration urbaines dont une partie reste destinée aux champs… wallons. «Ce n’est pas envisageable sur le court terme, réagit Yves Coppieters. Il y a un enjeu économique autour de ces boues pour lesquelles nous n’avons, en outre, pas la capacité technique d’incinération en Wallonie. Mais nous voulons être beaucoup plus attentifs à la qualité de ce qui est épandu sur nos terres. Sommes-nous suffisamment ambitieux? La norme proposée est temporaire. Par ailleurs, nous devons aussi prendre en compte l’aspect agriculture qui n’est pas de ma compétence.» Mais de celle de la ministre Anne-Catherine Dalcq (MR).

«Il y a un enjeu économique autour de ces boues pour lesquelles nous n’avons pas la capacité technique d’incinération en Wallonie.»

La Flandre a interdit toute utilisation agricole des boues d’épuration urbaines, mais une partie reste destinée aux champs… wallons. © BELGAIMAGE

L’aide des vétérinaires

En attendant que ce processus se mette en place et aboutisse à de nouvelles décisions, quel suivi en matière de santé, que ce soit en risque d’exposition à ces polluants ou de dépistage précoce de leurs effets sur l’organisme humain? Un biomonitoring des agriculteurs, plus exposés aux Pfas contenus dans certains pesticides, est en cours. Pour le reste, le Conseil scientifique indépendant (CSI) émet des recommandations en fonction du taux de contamination. Sous les 2 ng/ml, il est préconisé de ne rien faire. Entre 2 et 20 ng/ml (95% de la population), le CSI préconise de dresser un profil lipidique (cholestérol, triglycérides) pour les enfants âgés de 9 à 11 ans puis tous les six ans, le contrôle de l’hypertension pour les femmes enceinte et une mammographie préventive à partir de 40 ans. Et pour les taux supérieur à 20 ng/l (2,2% de la population, mais 28% à Chièvres, selon le test sous-évalué): à ces mêmes recommandations s’ajoutent le dépistage du cancer du rein, des testicules, de la colite ulcéreuse et un test thyroïdien pour les plus de 18 ans.

A la Société scientifique de médecine générale (SSMG), le Dr. John Pauluis, qui suit le dossier Pfas de près, regrette que ces recommandations aient été faites sans concertation avec la première ligne, soit les médecins généralistes. «Il faudrait davantage se focaliser sur les expressions précoces d’effets des Pfas, en faisant des tests hépatiques et thyroïdiens plus tôt qu’à 18 ans, enchaîne-t-il. On sait que le développement cérébral des enfants est très dépendant du fonctionnement de la thyroïde. Cela ne coûterait pas cher.» Pour le ministre de la Santé, cela n’aurait pas de sens. «On est face à des toxiques qui entraînent des risques de développer des problèmes de santé à moyen ou long terme, explique-t-il. Le facteur de risque majeur reste quand même l’âge. Il serait absurde de commencer à dépister le cancer de la thyroïde chez les enfants.» Pour le SSMG, on n’a pas été assez proactif. «Il faut travailler avec tous les partenaires, ajoute John Pauluis. Les vétérinaires, par exemple. Les vaches et les chiens boivent de l’eau avec des Pfas, eux aussi. Leur cycle de vie étant plus court, ils peuvent développer des problèmes de santé plus rapidement que les humains. C’est une piste de détection précoce.» Et une idée que Coppieters approuve.

A la fin de la séance d’information à Chièvres, une Athoise d’un certain âge, visiblement inquiète, se demande s’il existe un traitement contre les Pfas. La seule réponse des experts: s’exposer le moins possible aux polluants éternels pour qu’ils ne s’accumulent plus dans le corps. Personne pour lui dire qu’on allait fermer le robinet à fond… Delphine Misonne rappelle, elle, que «l’autorité publique, comme l’acteur industriel, doit se conformer à un devoir général de prudence, à partir du moment où les connaissances scientifiques signalent des préoccupations majeures par rapport à une substance». Cela ne vaut d’ailleurs pas que pour les Pfas, mais aussi, déjà, pour les alternatives sur lesquelles se penchent des chercheurs soutenus par la Région wallonne.

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