Ecocide: pourquoi il ne faut pas s’attendre à voir pleuvoir des procès du jour au lendemain
Philippe Sands, juriste en droit international, salue le rôle de la Belgique dans la reconnaissance du crime d’écocide. Même si le projet de loi belge présente quelques limites.
L’annonce a été faite à la veille de la fête nationale, l’été dernier. Le gouvernement fédéral indiquait avoir approuvé l’introduction du crime d’écocide dans le Code pénal belge. La déclaration n’aura sans doute ému que modérément au sein de la population, mais constituait une avancée de taille pour les défenseurs de l’environnement, malgré le caractère trop restrictif du projet de loi aux yeux d’une partie du monde associatif.
Cette reconnaissance du crime d’écocide s’inscrit dans le cadre d’un toilettage plus global du Code pénal. La Belgique sera donc compétente, bientôt, pour condamner des individus ou des entreprises s’étant rendus coupables de dommages très importants à l’environnement.
«On ne parle pas ici de condamnations pour avoir jeté son mégot de cigarette par terre, mais de crimes bien plus conséquents et de grande ampleur», rassure le député fédéral Samuel Cogolati (Ecolo), qui porte ce projet de reconnaissance de crime d’écocide depuis 2020. «Cette notion était à peine connue voici deux ou trois ans. Aujourd’hui, la Belgique l’intègre dans son droit pénal, ce qui est remarquable. Et un peu inespéré, je l’admets.»
Le projet de loi du gouvernement fédéral poursuit actuellement son parcours au Parlement, où il a fait l’objet de discussions en commission en octobre. La thématique de l’écocide devait encore y être abordée ce 29 novembre et, assure le député, l’approbation finale devrait survenir début 2024.
L’expert en écocide applaudit des deux mains
Alors que le sujet figure à l’agenda de la Chambre, le hasard du calendrier fait que l’avocat en droit international Philippe Sands se trouvait à Bruxelles, le 27 novembre, pour donner des conférences. Ce juriste et écrivain franco-britannique de haut vol, ayant enseigné dans plusieurs universités de renom, a également co- présidé en 2021 un groupe d’experts internationaux réunis par la Stop Ecocide Foundation pour établir une définition juridique du crime d’écocide. L’occasion était belle de recueillir ses impressions.
Ainsi, le gouvernement fédéral s’est volontiers présenté comme pionnier. Une observation qu’il rejoint. «Je ne dirais pas que la Belgique se contente de se présenter comme telle, confirme-t-il. C’est une réalité, elle l’est. Ce qui se passe en Belgique est important également parce que cela en inspire d’autres. L’Union européenne a elle-même annoncé l’avènement d’une future directive sur les dommages causés à l’environnement, sur la base d’une définition comparable de l’écocide. La Belgique est un moteur.»
Elle est le premier pays d’Europe, seule avec les Maldives et Vanuatu, indique Samuel Cogolati, à plaider pour l’introduction du crime d’écocide dans le statut de la Cour pénale internationale. Elle est aussi la première à s’appuyer directement sur la définition établie par le panel d’experts présidé par Philippe Sands pour définir le crime. «Il n’y a qu’un tout petit nombre de pays qui ont introduit l’écocide dans leur droit pénal. L’Ukraine, par exemple, est déjà avancée, mais s’appuie sur une définition différente», précise le juriste. Onze pays ont intégré l’écocide en droit interne, dont plusieurs de l’ancien bloc soviétique, le Viêt-Nam et la France, seul autre membre de l’Union européenne, mais qui s’est contentée d’un délit et non d’un crime.
On peut reconnaître qu’un même acte posé dans deux pays différents sera un écocide d’un côté, mais pas de l’autre.
En Belgique, donc, le projet de loi prévoit que le crime d’écocide se situe au sixième rang d’une échelle de peines comprenant huit niveaux. Cela implique des peines potentielles de quinze à vingt ans de prison et, pour les personnes morales, des amendes pouvant grimper de 1,2 à 1,6 million d’euros.
Le crime d’écocide, version belge
Dans le Code pénal, le nouvel article prévoira de réprimer les auteurs qui ont commis «délibérément un fait illégal causant des dommages graves, étendus et à long terme à l’environnement en sachant que ces actes causent de tels dommages».
Tous les termes comptent. Ainsi, le fait que les actes doivent être commis «délibérément» peut susciter le débat. Cet élément se distingue d’ailleurs quelque peu de la définition du groupe d’experts.
Comment, en effet, déterminer qu’une marée noire, par exemple, a été causée délibérément? «Il est évident que, sauf cas extrême, elle ne sera jamais causée par quelqu’un qui décide intentionnellement de sacrifier des kilomètres de plage», tempère Samuel Cogolati. Mais avec l’écocide, l’acte illégal peut être celui qui a causé la destruction de l’environnement, mais sans intention spécifique a priori. «Dans l’exemple de la marée noire, cela concerne, par exemple, une société qui n’utilise pas un pétrolier à double coque, alors que c’est prescrit par la loi, dans le but de faire des économies.»
La définition belge se différencie encore de celle du groupe d’experts sur un autre point. Il s’agit en effet de causer des «dommages graves, étendus et à long terme», là où le panel évoque des «dommages graves qui soient étendus ou durables».
Gravité, durabilité, impact géographique large: «Les trois conditions doivent être réunies, en droit pénal belge, alors qu’il n’en fallait que deux dans notre définition», observe Philippe Sands. C’est la différence induite par un «et» qui a pris la place d’un «ou».
Un compromis plutôt que le néant
«Même si la définition belge est un peu plus restrictive, je ne juge pas, commente Philippe Sands. Il s’agit d’un compromis. On fait ce qu’on peut, dans un contexte politique donné. Ce n’est peut-être pas assez, répondront certains, mais c’est toujours mieux que rien et cela encourage les autres Etats. Le mieux est l’ennemi du bien. Personnellement, je suis un pragmatique. La Belgique a avancé de manière réaliste, et c’est déjà un grand pas en avant.»
Le groupe d’experts qu’il a coprésidé en 2021 n’a lui-même pas été épargné par les divergences de vue. «Il y avait d’un côté des écologistes un peu plus “fondamentalistes”, si je puis dire, et de l’autre le camp des “réalistes”. Mais nous voulions absolument trouver un consensus pour obtenir une définition applicable à l’échelle internationale. Finalement, tout le monde a bougé un peu et nous y sommes parvenus.»
Un des débats a notamment porté sur une forme de souplesse permettant d’impliquer les Etats du Sud global. «Il y a un aspect quasi colonial avec l’écocide. Peut-on imposer des sanctions dans les pays du Sud pour des actes qui n’y existaient pas au moment où le Nord vivait son processus d’industrialisation? On peut reconnaître qu’un même acte posé dans deux pays différents sera un écocide d’un côté, mais pas de l’autre. Pour moi, le fait que le Royaume-Uni autorise un nouveau champ pétrolier en mer du Nord est écocidaire. Si cela se déroulait au Guyana ou au Mozambique, il faudrait peut-être tenir compte du contexte différent. C’est délicat et différent des crimes contre l’humanité ou de génocide, pour lesquels la définition est la même pour tous les pays.»
En Belgique, la reconnaissance du crime d’écocide se retrouve par contre limitée dans son impact, en raison de l’architecture institutionnelle du pays. Conformément à l’avis du Conseil d’Etat, le crime d’écocide ne portera jamais que sur les compétences fédérales, alors que les Régions sont compétentes pour l’essentiel des matières environnementales.
Il appartiendra aux Régions d’adopter à leur tour le crime dans leur législation, le cas échéant. Avec ce risque qu’un dommage considérable qui toucherait plusieurs entités – une pollution massive de l’Escaut, par exemple – se retrouve sous le coup de législations différentes, avec un casse-tête potentiel à la clé.
Au final, seuls trois cas de figure, relevant des compétences fédérales, sont concernés: les dommages résultant de radiations ionisantes ou de déchets radioactifs, les dommages causés en mer du Nord et, dernier mais non des moindres, les crimes qui ne sont pas localisés en Belgique. «Par exemple, une multinationale belge active à l’étranger qui irait déverser des substances toxiques dans un autre pays, jeter ses crasses dans l’Antarctique, voire lâcher ses débris dans l’espace», détaille Samuel Cogolati.
Une première depuis 1945
La dimension internationale renforce le caractère pionnier, assure Philippe Sands. «Le fait que la Belgique l’adopte dans son droit interne et le reconnaisse comme un nouveau crime de droit international, au même titre que les crimes contre l’humanité, les génocides, les crimes d’agression et les crimes de guerre, est très important. C’est une première depuis 1945.»
Pour autant, cette innovation juridique est-elle susceptible de bouleverser les pratiques? «Je suis assez sceptique sur le pouvoir du droit en tant que tel. Mais il joue un rôle très important dans l’évolution des consciences», en l’occurrence en matière d’environnement, «dont la protection est mise au même niveau que celle des êtres humains. Evidemment, cela prendra du temps avant de produire des effets.»
Il ne faut sans doute pas s’attendre à voir pleuvoir des procès pour crimes d’écocide du jour au lendemain devant les juridictions belges. «Mais symboliquement, c’est très important. Quand le juriste Raphael Lemkin a amené le concept de génocide en 1944, personne ne voulait y croire. Aujourd’hui, il ne se passe pas un jour sans qu’on ne retrouve ce terme dans les journaux.» La reconnaissance du crime d’écocide constitue aussi une première étape d’un long processus. Et Philippe Sands d’exprimer une formule marquante pour saluer la position de la Belgique: «La Belgique sur l’écocide en 2023, c’est la même chose que Lemkin sur le génocide en 1944». Rien de moins, selon lui.
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