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Comment les ultra-riches réagissent à la crise climatique

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Comment les ultra-riches réagissent-ils à l’urgence climatique ? Au-delà de leurs déplacements polémiques en jets privés, c’est sur ce sujet que le chercheur Edouard Morena, maître de conférences en science politique au University of London Institute in Paris, s’est penché.

De ces très fortunés humains, majoritairement liés aux milieux de la finance ou des nouvelles techno- logies, on connaît surtout les voyages à répétition en jet privé et la longueur de leurs yachts luxueux. Mais pour le reste? Ont-ils peur des temps qui s’annoncent ? Bien conscients de ce qu’ils risquent de perdre avec le réchauffement climatique – leur seule fortune ne les protégera ni des coups de chaud ni des inondations – les ultrariches s’organisent et mobilisent leurs réseaux pour imposer leur vision d’un capitalisme réformé. Ce capitalisme vert aurait, entre autres vertus, celle de préserver leur position, affirme l’auteur de Fin du monde et petits fours: les ultra-riches face à la crise climatique.

Ils sont prêts à agir. Pas à perdre leur position dominante.

Les ultrariches sont responsables de la moitié des émissions de CO2 mais celles-ci émanent plus de leurs investissements que de leur consommation propre. Ce n’est pas le constat auquel on s’attend d’emblée…

Des économistes se sont intéressés aux habitudes de consommation des ultrariches, donc à leurs émissions de CO2 et à leurs investissements. Leurs travaux montrent très bien que, par le biais de ces investissements, directs ou via des gestionnaires d’actifs, les ultrariches ont une responsabilité encore plus grande dans la crise climatique que par le seul fait de consommer. Dans la foulée, cette analyse met en évidence le fait qu’ils présentent une forme de vulnérabilité par rapport au changement climatique: leurs investissements y sont et y seront sensibles. C’est pour cette raison qu’ils ressentent le besoin de s’investir dans le débat et de l’orienter vers les solutions à apporter à la crise climatique.

En participant à ce débat climatique, les ultrariches ont-ils pour objectif de commuer le capitalisme financier en capitalisme vert?

Oui. A vrai dire, les ultrariches et les élites économiques ne sont ni inconscients ni déconnectés du changement climatique. Ils en ont pris conscience parce qu’il menace leur pouvoir et leurs richesses. D’où cette motivation, sinon de tous, du moins d’une partie d’entre eux, de se mobiliser et de s’engager dans le débat climatique pour porter une forme de transition du capitalisme fossile vers le capitalisme vert. Autrement dit, vers des solutions fondées sur la technologie et des mécanismes de marché, et non pas sur une intervention accrue des Etats. Ce capitalisme réformé doit permettre de maintenir leur pouvoir économique et, parallèlement, de réduire les émissions polluantes. Du moins l’espèrent-ils.

Le premier but poursuivi, à savoir le maintien de leur pouvoir économique, l’emporte-t-il sur le second?

Le discours des ultrariches repose toujours sur ce principe qu’ils présentent comme gagnant-gagnant: on peut à la fois réduire les émissions polluantes et préserver leur patrimoine et leurs conditions de vie. Je ne sais pas ce qui leur importe le plus mais dès lors qu’ils ont pris conscience de l’enjeu et des risques liés à cet enjeu, ils sont prêts à agir. Pour autant, ils ne sont pas prêts à tout, comme par exemple à remettre en question leur position dominante.

Les ultrariches proposent donc une évolution du capitalisme plutôt qu’un scénario de rupture?

Le modèle capitalistique lui-même n’est pas remis en cause. Ce qui est intéressant dans leur discours, c’est qu’ils reconnaissent la responsabilité du capitalisme dans la crise. Mais ils le considèrent comme réformable. Dès lors qu’ils sont parvenus à valoriser le carbone, c’est-à-dire à donner un prix, dans un système économique de marché, au carbone stocké dans les forêts, leur conviction est qu’on parviendra à ce que le capitalisme passe d’une force du mal à une force du bien.

La lutte contre le réchauffement climatique constituerait-elle aussi pour eux une aubaine potentielle sur le strict plan des affaires?

Lutter contre le changement climatique est effectivement une source d’opportunités et de nouveaux débouchés dans le cadre de la transition énergétique bas carbone. Le développement de technologies vertes est potentiellement une source de profits. Pour eux, cette crise ne représentera donc pas qu’un coût mais aussi une possibilité d’enrichissement. C’est une des motivations qui amènent ces élites à entrer dans le débat: il y a de l’argent à faire. Tout l’enjeu est de capter ces opportunités et de faire en sorte que les gouvernements mettent en place des politiques climatiques favorables aux acteurs privés et aux investisseurs.

Contrairement à ce qu’on pense parfois, les ultrariches ne s’enterrent donc pas dans des bunkers sur des îles paradisiaques isolées pour se mettre à l’abri mais surinvestissent plutôt le débat?

Oui, parce que malgré eux, ils sont prisonniers de la même planète que vous et moi. Construire des bunkers pour s’y loger et jouer l’évitement social, cela aura des limites. Le sort des ultrariches est lié au sort de la planète. Ceux-ci voient les risques économiques associés à la crise climatique susceptibles d’affecter directement leurs richesses mais aussi les risques politiques et toutes les instabilités qui pourraient découler de l’accélération de la crise. Tout cela pourrait les toucher, et même les rendre plus vulnérables. D’où ce besoin, chez certains, de se mobiliser de manière à diminuer les émissions de gaz à effet de serre et, a minima, de ne pas remettre en cause leur position, voire même de la conforter.

La présence de Greta Thunberg à Davos, en 2020, était une façon pour les organisateurs du Forum de le légitimer.
La présence de Greta Thunberg à Davos, en 2020, était une façon pour les organisateurs du Forum de le légitimer. © getty images

Vous pointez la «jet set climatique», ces milliardaires qui, sous couvert de lutte contre le changement climatique, font en fait des affaires (1). Des individus qui parcourent le monde en avion pour nous expliquer comment mener ce combat. Quelle est leur fonction dans le débat?

Ces personnalités incarnent le discours du capitalisme vert. Un homme comme Al Gore est intéressant parce qu’il participe et soutient des manifestations d’activistes pour le climat et parallèlement, par le biais de sa société de gestion d’actifs, il investit directement dans l’économie bas carbone. Il porte toujours ce même discours: s’engager pour le climat est à la fois bon pour le climat et pour le business. Quand on écoute son propos, très fort sur la menace de la crise climatique, presque apocalyptique, on se rend compte que c’est une combinaison de catastrophisme et de solutions spécifiques basées sur des mécanismes de marché et sur le développement de nouvelles technologies. En tant que porte-voix, il véhicule un message qui n’est pas seulement destiné au grand public, avec son documentaire An Inconvenient Truth, mais aussi aux élites économiques auxquelles il essaie de montrer qu’ils ont intérêt à épouser ce capitalisme vert.

Et pourquoi pas, après tout, même si ce n’est pas le scénario de rupture auquel certains aspirent?

Le problème, c’est que ce n’est pas sûr que ça marche. Depuis le protocole de Kyoto et le lancement du marché carbone, soit depuis vingt ans, les solutions que préconisent les ultrariches dominent. Or ces solutions, qui s’appuient sur le principe selon lequel tout est monétisable, ne fonctionnent pas: avec le recul, on sait désormais qu’elles n’entraînent pas de diminution des émissions de gaz à effet de serre. Au contraire. Le marché carbone tel que conçu à l’époque permet aux gros émetteurs de continuer à émettre en payant les pays du sud pour ne pas polluer. En outre, ce qui me dérange dans la posture des élites, c’est qu’elles présentent leur discours «procapitalisme vert» comme le seul acceptable, en décrivant leurs solutions comme la traduction directe, en actions, des rapports scientifiques du Giec. Il s’agit certes d’une traduction, mais c’en est une parmi d’autres. Il y a clairement dans le chef des élites un effort visant à marginaliser tout discours alternatif. Il est pourtant essentiel d’avoir des points de vue contradictoires dans lesquels d’autres approches de la transition bas carbone puissent être mises en avant.

En quoi la conversion du carbone en marchandise, dotée d’un prix sur un marché, constitue-t-elle un des bras de levier des ultrariches?

Ce qui m’intéresse, c’est cette notion de compensation. Prenez une forêt tropicale dont on évalue la quantité de carbone stockée. Une fois cette donnée connue, on crée, avec le système de compensation, la possibilité pour les industries polluantes du nord et pour les ultrariches de compenser leurs propres émissions en payant une organisation pour préserver le carbone préservé dans cette forêt. Cette marchandisation permet donc aux ultrariches et aux pays riches de continuer à émettre du CO2 comme si de rien n’était et de payer quelqu’un d’autre pour faire l’effort à leur place. Un multimillionnaire anglo-suédois, Johan Eliasch, a acquis 400 000 hectares de la forêt amazonienne pour quatorze millions de dollars. Sur le marché, ces immenses réserves de crédits carbone peuvent être revendues au profit de ceux qui, au lieu de réduire leurs émissions, optent pour la compensation. En achetant des parts de la forêt amazonienne, donc en compensant leurs émissions polluantes, les ultrariches peuvent continuer à voyager en jet privé et conserver leur train de vie. Ça leur permet de se présenter comme des défenseurs du climat alors qu’ils compensent les effets de leur consommation mais que ce qu’ils paient est dérisoire par rapport à ce que ça exigerait comme effort de leur part pour ne plus émettre ou émettre moins. Ce qui est problématique, c’est que c’est toujours aux mêmes que l’on demande des efforts. Cette question de la compensation est d’ailleurs de plus en plus présente dans le débat aujourd’hui: on voit des entreprises se présenter comme neutres en carbone alors que la majeure partie de leur prétendue neutralité est liée à l’achat de crédits carbone sur les marchés. Leur effort est donc tout relatif…

Le 21 janvier 2020, Greta Thunberg prend frontalement à partie les participants du Forum de Davos, les accusant d’inaction alors que «notre maison brûle». Contre toute attente, elle est ovationnée. Les ultrariches ne sont donc pas hostiles aux mouvements proclimat?

Il y a une volonté de la part des élites de se rapprocher d’activistes proclimat comme Greta Thunberg et le mouvement Extinction Rebellion. D’ailleurs, l’inviter à Davos n’allait pas de soi, a priori. Pour en revenir à cet épisode précis, ce qui compte pour les organisateurs et pour les élites présentes, c’est que Greta Thunberg soit là, bien plus que son discours. Sa seule présence participe à une forme de légitimation du Forum en tant qu’espace de pouvoir. Le message qu’elle envoie en s’y rendant, c’est que le pouvoir est là, et que les solutions viendront donc aussi nécessairement de là. Si les élites s’appuient sur un mouvement comme Extinction Rebellion, c’est également parce que celui-ci insiste beaucoup sur l’urgence d’agir. Affirmer qu’on n’a pas le temps de réfléchir à d’autres modèles de transition conforte les solutions «clé en main» des élites climatiques. A mes yeux, c’est paradoxal, car cela entraîne une instrumentalisation de l’urgence qui sert presque de prétexte à la marginalisation de projets alternatifs de transition.

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Les militants proclimat sont-ils conscients de ce qui se joue?

Je l’ignore: dans mon livre, j’essaie de me positionner surtout du point de vue de l’élite. Mais on voit que l’attitude de Greta Thunberg par rapport aux élites évolue: elle a pris ses distances au fil du temps. Parmi les activistes du climat, certains se disent sans doute qu’il faut mobiliser et même se servir de gens comme Al Gore, compte tenu de l’urgence de la situation, pour faire avancer la cause. C’est un discours qui faisait sens lorsqu’il fallait mettre l’enjeu climatique à l’agenda. Maintenant, c’est fait: il y a une prise de conscience générale de cette urgence. Nous sommes passés à une nouvelle étape: quel type de transition voulons-nous? Et dans l’intérêt de qui? De la planète? Des élites? C’est là que des différences émergeront entre certains activistes du climat et les élites. D’ailleurs, on voit aujourd’hui des activistes défendre l’idée d’une transition liée à la justice sociale qui, indirectement, prend à partie les ultrariches. A travers les attaques contre leurs superyachts ou leurs jets privés, on devine que les militants proclimat prennent leurs distances d’avec ces riches, qui se présentaient et se présentent encore comme des alliés du mouvement climat.

Au sein du vaste réseau que constituent les élites économiques, vous pointez en particulier le consultant McKinsey, qui est «par définition au service du capitalisme fossile», écrivez-vous. Quel est son rôle dans ce débat?

Je me suis beaucoup intéressé à la période qui précédait la COP15, la conférence des Nations unies sur le climat de Copenhague, qui s’est achevée sur un échec en 2009. Ce qui est parlant, c’est l’opportunisme de McKinsey, qui a alors perçu dans l’enjeu climatique une source potentielle de contrats et de profits. Leurs consultants se sont rendu compte qu’il y avait une demande de la part des entreprises et des gouvernements pour les soutenir et les appuyer dans l’élaboration de leurs plans de transition bas carbone. McKinsey s’est engouffré dans cette brèche. D’autres sociétés de conseil l’ont fait aussi. Ce faisant, McKinsey a participé à ce travail de légitimation du discours du capitalisme vert, notamment parmi les élites. Entre autres grâce à une courbe de coûts que cette firme a élaborée et qui montrait de façon assez efficace et convaincante quels étaient les coûts et les profits potentiels liés à l’adoption de chacune des différentes solutions pour lutter contre le changement climatique (rénovation des bâtiments, passage aux énergies vertes…). Ce qui était au départ une science du climat s’est ainsi transformé en science de la gestion. Ce faisant, McKinsey a participé à une forme de normalisation du discours du capitalisme vert. Dans la foulée, ce bureau de consultance a aussi gagné beaucoup d’argent. Certains de ses consultants se sont depuis spécialisés dans le conseil environnemental en créant leur propre société: ils savaient qu’il y avait là de nombreuses possibilités de nouveaux clients et de nouveaux marchés.

Votre livre cite à plusieurs reprises des anciens de Greenpeace ou de fondations pour le climat qui deviennent conseillers dans des entreprises. Normal?

En passant d’une ONG verte à un cabinet ministériel ou à une grosse fondation, ces experts restent porteurs de la même idée de ce que doit être la transition bas carbone. Je ne pense pas qu’ils considèrent leur attitude comme non éthique. Ils ont le sentiment qu’il n’y a pas de contradiction entre ces différentes positions.

Vous évoquez la nécessité, dans le chef des ultrariches et des élites, de construire des récits enchanteurs dans le cadre du débat climatique. En quoi ces récits sont-ils nécessaires?

Les récits enchanteurs des ultrariches sont importants parce qu’ils permettent de fixer un horizon et de normaliser certaines solutions – les leurs – associées à ce récit. Un récit enchanteur doit combiner des éléments liés à la peur et à l’urgence à agir, en s’appuyant sur les rapports du Giec, et des solutions. Un tiers de craintes et deux tiers d’espoir semble la bonne combinaison aux yeux de certains. En insistant sur la peur, on rend ces solutions plus acceptables. La promotion de ces récits vise à marginaliser des discours alternatifs, pas seulement ceux des climatosceptiques, mais aussi ceux qui portent des solutions différentes. L’enjeu est de les rendre non crédibles dans l’espace public. A cet égard, le rôle des communicants est essentiel parce qu’ils font en sorte que les contre-discours n’existent pas sur la scène médiatique. Il y a, de la part des élites, une volonté claire d’orchestration du discours autour du climat. Ils ne font d’ailleurs pas mystère du fait que pour y parvenir, ils se sont inspirés de stratégies menées par la droite néoconservatrice aux Etats-Unis, dans les années 1980. Arrivent-ils pour autant à manipuler l’opinion? Je n’ai pas de réponse définitive à cette question.

La philanthropie climatique, notamment incarnée par des personnalités comme Jeff Bezos, serait-elle devenue l’instrument ultime de légitimation des ultrariches?

La philanthropie climatique est dominée par un petit nombre de fondations, créées assez récemment par des milliardaires qui, le plus souvent, sont toujours actifs à leur tête aujourd’hui. C’est le cas de la fondation Bill et Melinda Gates, dans laquelle Bill reste très actif, ou de celle de Jeff Bezos, le Bezos Earth Fund. Outre qu’elles promeuvent le capitalisme vert, ces fondations ont aussi pour fonction de légitimer leurs fondateurs. Jeff Bezos (NDLR: régulièrement critiqué pour les conditions de travail de son personnel chez Amazon) bénéficie ainsi d’une légitimité sociale qui le rend acceptable dans l’espace public. A l’instar des autres ultrariches philanthropes…

(1) Notamment Bill Gates, fondateur de Microsoft, Al Gore, ex-vice président des Etats-Unis et acteur du documentaire Une vérité qui dérange, Richard Branson, patron du groupe Virgin, Jeff Bezos, fondateur d’Amazon…

Bio express

1982

Naissance, le 4 février, à Paris.

2011

Docteur en études européennes au King’s College de Londres.

2016

Publie The Price of Climate Action: Philanthropic Foundations in the International Climate Debate (Palgrave).

2017

Nommé maître de conférences en science politique à la University of London Institute in Paris.

2023

Publie Fin du monde et petits fours: les ultra-riches face à la crise climatique (La Découverte), 168 p.

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