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L’IA donnera-t-elle le pouvoir à l’homme de communiquer avec les animaux?

Le cinquième jour, Dieu créa les animaux. Puis il modela l’homme à son image et lui donna le pouvoir de gouverner. Et d’inventer le moyen de dialoguer un jour avec d’autres espèces. Avant l’Apocalypse?

Depuis toujours, l’homme cherche à communiquer avec les animaux. Noé, le premier, embarque dans son arche un mâle et une femelle de chaque espèce pour les sauver du déluge et de la colère du Créateur. La mythologie, les fables et les contes orchestrent des interactions entre humains et animaux, suggérant une communication possible et signifiante. Les chamanes utilisent encore des états modifiés de conscience pour entrer en contact avec les esprits des animaux et bénéficier de leur guidance et de leur sagesse.

Chasseurs et dresseurs d’hier et d’aujourd’hui collaborent avec les chiens ou les faucons, établissant un dialogue et une compréhension mutuelle. Jusqu’à ces liens domestiques et affectueux que les hommes entretiennent avec les chiens, chats, chevaux, oiseaux et bien d’autres espèces plus ou moins apprivoisées. Mais depuis toujours, l’homme s’interroge. Eux qui n’ont pour seul agenda que le moment présent, guidés par leur instinct, eux qui vivent la diversité en harmonie avec la nature, eux qui montrent de fabuleuses capacités d’adaptation dans l’adversité, quel est leur secret? Alors l’homme inventa l’intelligence artificielle pour tenter, aussi, de mieux comprendre le règne animal. Et d’entendre, peut-être, ce que ses représentants ont à lui dire.

Si Dieu a une parole pour les animaux, il n’instaure pas avec eux un dialogue comme il le fait avec l’homme.

Et la zoosémiotique fut

Les animaux ont développé des formes de communication complexes, propres à chaque espèce. Acoustique, visuelle, olfactive, tactile, chimique, électrique, ultra- sonique, toutes essentielles à leur survie, elles permettent la transmission d’informations vitales liées à la quête de nourriture, à l’alerte prédateurs, à la sélection de partenaires sexuels.

Dans son livre Et si les animaux écrivaient? , la philosophe Vinciane Despret explique que ceux qui connaissent les animaux savent qu’ils correspondent à leur manière. Ils se parlent, entre eux et avec d’autres. «Les chiens laissent des messages sur les arbres et les réverbères, les chats le font aussi, ils disent quantité de choses dans les odeurs qu’ils diffusent un peu partout. Ainsi font également les loups, les sangliers, les poulpes avec leur encre, les chèvres des montagnes, les fourmis…» Tous posent des traces, des marques, des signatures, chaque animal apprend à les lire.

«Nous communiquons déjà avec les animaux qui sont capables d’identifier certains de nos comportements que l’on ignore parfois nous-mêmes, affirme d’emblée Véronique Servais, professeur d’anthropologie de la communication à l’ULiège. Nous pouvons partager des moments d’accordage des corps, des voix, des rythmes, des tensions, d’énergie.» Cependant, s’ils arrivent à comprendre certains signaux multimodaux et contextuels des animaux, les hommes restent limités par leur propre interprétation et leurs idées préconçues. «Même entre humains, avec le support du langage et le sens conventionnel des mots qui aide à partager un terrain commun, ce qu’une personne interprète n’est pas forcément ce que l’autre a voulu dire. Aucune communication n’est totalement transparente», ajoute l’anthropologue.

La sagesse des animaux anciens

«Si la capacité à comprendre de l’être humain est limitée par sa capacité à percevoir, l’IA élargit les possibilités de perception en ouvrant de nouvelles voies d’exploration», assure Aza Raskin, l’un des cofondateurs du Earth Species Project. Cette organisation à but non lucratif, basée en Californie, s’est donnée pour mission, en 2013, d’utiliser l’IA pour décoder la communication non humaine, convaincue que cela transformera la relation de l’homme avec la nature.

La priorité n’est pas de permettre aux gens de parler avec leur animal de compagnie, mais de comprendre les mystères de la nature. «Les humains parlent et s’expriment vocalement, transmettant la culture depuis 100 000 à 300 000 ans. Les baleines et les dauphins communiquent vocalement, transmettant culture et chants depuis 34 millions d’années. Ce qui est le plus ancien est en corrélation avec ce qui est le plus sage, alors imaginez ce qu’il est possible d’apprendre en écoutant», osait Aza Raskin dans une récente interview.

«Plus de huit millions d’espèces se partagent la planète. Nous ne comprenons la langue que d’une seule.» Telle n’était-elle pas la volonté de Dieu qui «s’il a une parole pour les animaux, rappelle, au journal La Croix, le père Pierre de Martin de Vivès, docteur en anthropologie religieuse, il n’instaure pas avec eux un dialogue comme il le fait avec l’homme»? Qu’importe… Pour mener à bien ses travaux, Earth Species Project collabore avec des experts en intelligence artificielle, en biologie et en éthologie, en linguistique, mathématiques et neurosciences des quatre coins du monde et s’appuie sur des partenariats en écologie comportementale, biologie évolutive et bioacoustique. Ils utilisent des modèles de «machine learning», créent des interfaces homme/ animal (IHA) et ont publié en octobre 2022 le premier «benchmark open source» (comparaison libre d’accès) pour mesurer la performance des algorithmes dans la recherche bioacoustique. Si la fondation se concentre jusqu’ici sur les cétacés, l’objectif final est d’étendre l’application aux mammifères et aux primates.

L’étude des capacités cognitives et comportementales des animaux est par ailleurs susceptible d’inspirer le développement de nouveaux algorithmes et de techniques d’apprentissage automatique plus efficaces. Cela peut également améliorer les systèmes de vision par ordinateur de l’IA, favoriser la conception de robots plus agiles et servir de modèle pour les systèmes d’IA collaboratifs.

Miracles Babel

Partout, les chercheurs s’acharnent et multiplient les méthodes pour étudier le langage des animaux et communiquer avec eux: reconnaissance vocale, observations d’images et de sons, analyses acoustiques, études de terrain, approches de modélisation et d’apprentissage automatique. Développé par Google Brain, DeepSqueak analyse, par exemple, les vocalisations des souris pour interpréter les manifestations de la douleur et les interactions sociales. Wildbook, initiative de Wildlife Conservation Society, utilise l’IA pour identifier et suivre les animaux sauvages à l’aide de photographies et de vidéos et collecter des données sur leur population, leurs comportements et leurs déplacements. Elephant Listening Project analyse les vocalisations des éléphants de la forêt tropicale.

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Amazon, s’appuyant sur les stratégies de consommation, envisage de commercialiser, tel le grand Créateur, un traducteur pour animaux domestiques. Une équipe de chercheurs et ingénieurs du CNRS utilise l’IA pour suivre la démographie et le comportement des girafes au parc Hwange, au Zimbabwe. La start-up suédoise Gavagai AB collabore avec le KTH Royal Institute of Technology dans le cadre du Wild Dolphin Project pour compiler un dictionnaire dauphin/anglais. Zoolingua, elle, se focalise sur le langage canin. L’application MeowTalk propose des traductions de miaulements. ChimpChat utilise l’IA pour traduire le langage des chimpanzés dans l’espoir de comprendre comment ils pensent et interagissent avec leur environnement. L’Ecole polytechnique fédérale de Zurich a réussi à déterminer si un cochon était heureux ou non à partir de ses grognements analysés par une IA.

La priorité n’est pas de parler avec son animal de compagnie, mais de comprendre les mystères de la nature.

Ailleurs, on décortique les cris de 15 000 chauves-souris, on décrypte le bavardage de quatre cents cochons. Là-bas on utilise l’IA pour lutter contre l’extinction des éléphants d’Afrique, reconnaître les espèces marines dans une réserve aquatique ou réduire la pollution qui menace les espèces des îles du Pacifique. Ici, l’on s’inspire déjà des prises de décisions collectives – fourmilières, vols d’étourneaux ou bancs de poissons – pour le parking des voitures autonomes…

Tu ne comprendras point

Il est difficile de prédire quand et dans quelle mesure l’homme pourra réellement discuter avec les animaux. Si un lion pouvait parler, il serait difficile à comprendre car l’esprit humain ne partagerait pas son paysage sensoriel et conceptuel. Comment comprendre ce qu’est être un lion? Même si l’IA rendait possible la pratique de leur langue, la communication bidirectionnelle dépendrait également de la capacité des animaux à comprendre et à répondre aux humains d’une manière qu’ils pourraient intégrer. «Cette communication bidirectionnelle existe. Par leur comportement, par leur façon de réagir, ils communiquent tout le temps, commente Véronique Servais. Ils n’arrêtent pas de nous dire des chosesEncore faut-il les entendre! Pour l’anthropologue, plutôt que de technologie supplémentaire, il s’agit d’une question d’attitude, d’écoute et de recul pour entendre ce qu’ils nous disent sur leurs conditions de vie, leur bien-être et leur mal-être – «Parle à la terre, elle t’instruira ; Et les poissons de la mer te le raconteront (Job 12: 8-10). Ce qu’ils nous disent de l’Homme, aussi.

Ce qu’on recherche dans la communication est le plaisir d’être en relation, d’interagir, de participer à une activité en commun, de donner du sens à une situation. «Quand les animaux interagissent avec nous, c’est une interaction sociale à laquelle ils essaient de donner du sens, avec, eux aussi, leur grille d’interprétation. Ils font tout un travail pour essayer de comprendre ce qu’on attend d’eux, pour essayer de trouver là où ils peuvent être confortables», confie la professeure de l’ULiège. Pour que l’interaction fonctionne, il n’y a pas forcément un décodage exact du message. Entre humains aussi, on tolère une certaine indétermination, si l’autre comprend un peu autrement, on peut malgré tout cheminer ensemble. «C’est ça la communication, essayer de s’ajuster.»

Après l’IA, le repos?

Si grâce à l’IA, et par miracle, l’homme parvenait à dialoguer avec les animaux, cela pourrait évidemment l’aider à mieux comprendre leur comportement, à améliorer leur bien-être et à jouer un rôle clé dans la conservation des espèces menacées. Notre histoire commune n’a-t-elle pas commencé avec le Déluge? Une histoire où l’homme, maître des animaux, se doit aussi de les protéger? Cela ouvrirait de nouvelles perspectives de recherche scientifique dans la robotique et les interfaces cerveau-machine. Sans perdre de vue les avantages économiques et environnementaux, tels que la préservation de la biodiversité, la protection des écosystèmes, le soutien au tourisme écologique, l’amélioration de l’agriculture et de l’élevage, un meilleur diagnostic des problèmes de santé animale, des soins vétérinaires adaptés, ainsi que des applications dans les secteurs vétérinaires, pharmaceutiques et biotechnologiques.

«J’aime penser que l’IA est pareille à l’invention du télescope qui nous a permis de voir que la Terre n’était pas le centre de l’Univers», soutient le cofondateur du Earth Species Project. L’homme traiterait-il mieux les animaux en les comprenant davantage et en réalisant qu’il existe de nombreuses formes d’intelli- gences et de communications non humaines qui lui sont supérieures par certains aspects? «Comprendre ce que disent les animaux est la première étape pour donner aux autres espèces de la planète une voix dans les enjeux cruciaux de notre environnement», déclarait Kay Firth-Butterfield, responsable de l’IA et de l’apprentissage automatique au Forum économique mondial.

Si à l’instar de l’arc-en-ciel qui traduit l’alliance des Dieux avec tous les êtres vivants, l’IA instaure le dialogue entre humains et animaux, reste à savoir si ceux-ci donneraient leur consentement et quelles limites ils poseraient à la protection de leur vie privée. Et ce fut le sixième jour, mais la lumière fut encore loin au bout du tunnel.

Episode 1 – 7

Episode 1

29 juin: Et l’Homme créa l’IA

Episode 2

6 juillet: Comment l’IA modifie notre perception de la réalité

Episode 3

13 juillet: Bouleversera-t-elle notre rapport à la finitude des choses?

Episode 4

27 juillet: Les conséquences sur la connaissance du monde qui nous entoure

Episode 5

3 août: L’IA nous permettra- t-elle de dialoguer avec les animaux?

Episode 6

10 août: Les conséquences sentimentales de l’IA

Episode 7

17 août: Rendra-t-elle l’humain paresseux?

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