«J’ai envie d’avoir un gros impact dans l’univers des déchets»
A 25 ans à peine, le Bruxellois Victor Dewulf a créé un système révolutionnaire de tri des déchets : Recycleye. Une success récompensée au niveau européen.
Victor a parfois du mal à parler le français. Encore plus à l’écrire. Ce n’est pas du snobisme, juste l’effet d’une existence passée dans plusieurs pays d’Europe occidentale à pratiquer la langue de Shakespeare au quotidien. «Je parle encore français à la maison, mais jamais au travail», précise-t-il, installé de l’autre côté de l’écran d’ordinateur, depuis sa maison de l’est de Londres. «L’anglais est pratiqué partout dans le monde, il est simple, il n’a ni grammaire ni conjugaison compliquées et est très peu formel, enchaîne-t-il. Récemment, un futur client français s’est offusqué que je l’appelle par son prénom lors d’un échange par e-mail. C’est pour tout cela que je n’utilise plus ma langue maternelle.» Elle est comme ça, la vie de Victor Dewulf, constituée de chemins tracés qu’il décide de délaisser à un moment donné.
Le natif d’Etterbeek n’a pas 6 mois lorsque sa famille quitte la Belgique. Son père est actif dans le secteur de l’énergie et son travail l’emmène en France, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou encore au Maroc. «Ce n’était pas toujours facile, se souvient Victor. On déménageait tous les trois ou quatre ans, quand j’étais acclimaté, que j’avais un bon réseau d’amis. J’en ai gardé un détachement absolu par rapport aux lieux, mais ça m’a aussi donné la capacité de m’adapter à de nombreux scénarios et de créer facilement de nouveaux réseaux diversifiés.»
C’est à l’adolescence, à La Haye, que le Bruxellois vit ses meilleurs moments. Sans plan d’avenir, simplement avec sa bande de potes, dans une ville pourtant très corporate et fort calme. «Beaucoup croient que c’est là-bas, dans un pays réputé vert, qu’est née mon envie de travailler dans l’environnement. En réalité, au début de Recycleye, l’écologie était secondaire. C’était un projet beaucoup plus égoïste: je trouvais la technologie super cool et j’y voyais un business grâce auquel je pouvais me faire de l’argent.»
L’œil et le bras robotisés
Ce business, c’est celui du tri des déchets, qu’il trouve particulièrement « old fashion » lorsqu’il se rend avec son ami Peter Hedley à un salon du recyclage en 2019. Pour le duo, il ne fait aucun doute qu’il y a une place à prendre. Le plan initial consiste à créer une poubelle intelligente. En collaboration avec l’aéroport de Bruxelles, Peter et Victor imaginent une caméra qui repère le type de déchets que l’utilisateur a en main et illumine la poubelle dans laquelle il doit le jeter. Le coût exorbitant du processus et le nombre de prises de courant nécessaires refroidissent tout le monde.
Lire aussi | Le Belge a produit 462 kg de déchets en 2020
Les deux compères se repositionnent et se focalisent sur le centre de tri en lui-même. Ils veulent bousculer ce système classique et dépassé qui se résume en deux étapes: le tri grossier par des machines puis celui, manuel, de véritables armées de trieurs. Un processus long et onéreux qui ne permet pas de détailler avec précision la composition d’un élément à recycler. «On a donc pensé à utiliser un convoyeur sur lequel les déchets défilent et sont photographiés par une caméra pour être ensuite analysés par une intelligence artificielle, détaille Victor. Notre algorithme fonctionne comme le cerveau humain, qui répond à des millions de petites questions, de la plus simple à la plus complexe, pour définir un objet. Par exemple: « Est-ce que je vois un pixel bleu, oui ou non? Ok » ; « Est-ce que je vois une diagonale de trois pixels, oui ou non? Ok », etc.» Une fois clairement identifiés par matériau, type et marque, les détritus sont saisis par un bras robotisé – qui peut réaliser 55 pioches par minute – et stockés en flux.
L’automatisation et un travail 24 heures sur 24 réduisent le coût du recyclage tout en améliorant sa pureté. «Pour la première fois, il est possible de distinguer le polypropylène alimentaire du non-alimentaire, et donc de réutiliser à la fois la bouteille de shampoing et celle de lait, puisqu’il est interdit de recycler les deux contenants ensemble.»
Aujourd’hui, bien engagé sur le chemin du tri, Victor s’éloigne toujours plus de celui qu’il aurait pu suivre à sa sortie des secondaires, en 2014, lorsqu’il envisage d’étudier l’aérospatial, mais aussi de celui qu’il va concrètement emprunter en ingénierie civile à l’université de Bath, près de Bristol. Il n’a toujours aucune idée de ce qu’il veut faire professionnellement, mais il espère s’ouvrir les portes de l’ingénierie, de la finance et de la consultance.
Dans cet établissement de tradition sportive – «si Bath était un pays, il serait dans le top 5 des plus médaillés aux JO» –, Victor se considère comme un nerdy, cet étudiant très académique qui se sent peu à l’aise à l’idée de brosser des cours. Tant mieux: ça lui laisse l’opportunité de rencontrer Peter Hedley, avec qui il passe beaucoup de temps, même lorsqu’il entreprend d’autres études en ingénierie environnementale à l’Imperial College de Londres. «C’était très varié. Il y avait de la chimie, de la physique, de la statistique et de la programmation, articulés autour de trois axes principaux: le tri des déchets, le nettoyage des eaux usées et la dépollution des sols.» En parallèle, le jeune homme suit attentivement Peter et ses amis informaticiens, occupés par des projets de voitures autonomes, de détection de sourire, de caméras sur vélo ou de robots qui agrippent des objets. «Je suis devenu un grand fan de la technologie. Aujourd’hui, ma mère dirait que ce goût remonte à mon enfance, quand je réparais de vieux mixeurs ou l’ordinateur. Pour moi, c’était surtout la définition du futur.» Pendant plusieurs mois, il s’entraîne après ses cours à programmer et à appliquer des algorithmes dans la détection d’images et de vidéos. Puis, surprise, quand vient le moment du choix de son mémoire, l’étudiant convainc ses professeurs de le laisser introduire la technologie dans l’industrie du déchet. Il en ressortira avec un premier prototype de détection d’objet vissé devant un fond blanc et l’award du meilleur mémoire. Suffisant pour prendre racine dans le milieu? Plutôt pour gagner d’autres routes.
La main dans le sac-poubelle
Lorsque Victor se présente à son entretien d’embauche à la banque d’investissement Goldman Sachs, en 2018, il cherche à nouveau à explorer plusieurs pistes et à s’offrir un bon salaire. «J’ai expliqué avoir passé un an à modéliser des écosystèmes avec des inputs et des variables. Il suffisait de faire la même chose avec des marchés financiers.» Apparemment convaincant, son argumentaire lui permet de décrocher un poste de gestionnaire de prêts non performants et une carrière toute tracée. Jusqu’à ce nouveau carrefour de vie qui l’emmène un an plus tard à Bruxelles pour présenter son mémoire lors d’une conférence.
Sur place, l’intérêt de potentiels investisseurs le trouble. D’autant que dans la foulée, l’Imperial College lui propose de faire un doctorat à partir de son prototype de tri de déchet. Et s’il revenait en arrière? «Le risque de me lancer, c’était que ça ne fonctionne pas et que je retourne dans la finance. Le risque de ne rien faire, c’était de garder un regret éternel dans un coin de ma tête.» Décidé à lancer sa start-up en parallèle à son PhD, Victor fait rapidement appel à son fidèle compagnon Peter Hedley, qu’il considère comme «la personne la plus intelligente avec laquelle je pouvais m’associer».
Toutes les étoiles s’alignent alors, puisque le superviseur du doctorat encourage l’ingénieur à passer 99% de son temps sur le développement de son entreprise. Un dosage qui ne durera pas puisque, après un an, il est contraint de délaisser sa recherche pour des raisons administratives. A ce moment précis, il squatte déjà dans la seconde résidence des parents de son acolyte, au sud de l’Angleterre, où le duo teste un tapis roulant, acheté 40 euros sur ebay, comme premier convoyeur industriel. «On travaillait dans un petit garage de quatre mètres sur trois et on plongeait dans les poubelles des voisins pour avoir une assez grande diversité de déchets.»
La phase d’essai mène irrémédiablement à quelques expériences moins fructueuses, mais les deux amis se complètent tellement bien que la maison de campagne devient rapidement trop étroite. Durant la pandémie, Hedley et Dewulf déménagent chez les parents de ce dernier, au sud de Bruxelles. Contre la promesse d’installer une clôture recouverte d’une toile pour cacher la vue aux voisins, ils négocient l’installation d’une petite décharge dans le fond du jardin. Le projet prend rapidement plus d’ampleur. «J’ai même eu droit à une superbe preuve d’amour de ma copine qui m’aidait à piocher dans les sacs-poubelle pour trier des déchets sales et puants, parfois jusqu’à minuit.» Cette fois, l’autoroute de Victor Dewulf est balisée: le binôme présente son prototype et les contrats pleuvent tant auprès de petits acteurs que de gros groupes britanniques de gestion des déchets, tels que Biffa et FCC Environment, et même internationaux, comme Veolia. En deux ans, Recycleye passe de deux à trente employés et affiche désormais un chiffre d’affaires de quatre millions d’euros. Surtout, l’aspect écologique du business fait désormais partie des intérêts de l’entrepreneur belge. «On a besoin d’une réelle transformation technologique si l’on veut augmenter le taux de recyclage, qui n’est que de 8% actuellement dans le monde.
Lire aussi | 91 % des déchets plastique ne sont pas recyclés
Moi, j’ai vraiment envie d’avoir un gros impact dans l’univers des déchets.» Et pour une fois, c’est en français dans le texte.
Son plus gros risque
«Dire adieu à mon très bon salaire chez Goldman Sachs pour lancer mon entreprise… et me faire traiter de fou par ma mère.»
Son mantra
«Il n’y a pas de déchets, seulement des matériaux au mauvais endroit.»
Sa plus grande claque
«Toutes ces semaines insipides où les clients décident de ne plus avancer avec nous.»
Ses dates clés
2014 «Je décide d’emménager définitivement en Grande-Bretagne.»
2019 «Je rencontre ma compagne.»
2020 «Avec Recycleye, on signe notre premier client.»
Juin 2022 « Nous remportons le Young Inventors prize, l’un des prix européens les plus prestigieux en matière d’innovation.»
Septembre 2022 «Nous entamons notre troisième levée de fonds. Je rencontre jusqu’à vingt investisseurs par semaine.»
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici