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Harold James: «L’IA est typique d’une bulle spéculative»

Le Vif

Pour l’historien de l’économie Harold James, l’intelligence artificielle va modifier notre façon de vivre mais aussi de faire des affaires. Mais gare à la bulle spéculative. Beaucoup d’entreprises pourraient finalement y perdre.

Simon Book et Marcel Rosenbach

Alors que l’intelligence artificielle est en pleine expansion dans presque tous les secteurs de la société et qu’Open AI vient de lancer GPT-4o, capable de discuter avec les utilisateurs, un débat animé soulève les foules autour d’une question: l’IA est-elle bénéfique ou préjudiciable à l’humanité? Harold James, professeur à l’université de Princeton, considéré comme l’un des plus importants historiens de l’économie actuels, identifie de nombreux dangers, mais également quelques opportunités.

Le fabricant de puces Nvidia a multiplié par cinq sa valeur boursière en l’espace d’un an. Microsoft, elle, est désormais l’entreprise la plus précieuse au monde en matière de capitalisation boursière. Peut-on encore considérer comme saine l’ascension de l’IA? Ou assistons-nous à une bulle spéculative?

Un peu des deux. Selon moi, on assiste à une «boomble», un mélange de «boom» (essor) et de «bubble» (bulle). L’intelligence artificielle va changer de manière fondamentale la façon dont nous vivons et faisons des affaires. Les grands investissements et les hautes évaluations boursières sont justifiés. Cependant, beaucoup de ce qu’on espère ne se réalisera pas, surtout si un grand nombre de personnes et d’entreprises cherchent à en tirer profit. C’est typique d’une bulle spéculative.

En Hollande, le XVIIe siècle a vu l’éclatement de la tulipomanie; les années 1920 ont été marquées par une forte hausse boursière aux Etats-Unis et en Europe avant la crise de 1929; au début des années 2000, l’Allemagne a connu le Neuer Markt qui a fini par disparaître. L’humanité n’a-t-elle donc rien appris des bulles spéculatives du passé?

La définition classique d’une bulle spéculative est que tous les acteurs impliqués savent, en principe, que quelque chose est sans valeur. Pourtant, ils investissent et spéculent, espérant pouvoir quitter le marché à temps avant qu’il ne s’effondre. Les grandes compagnies ferroviaires du XIXe siècle et leurs barons sont les équivalents les plus parlants de la situation actuelle. Que ce soit à Berlin, à Vienne, en Russie ou en Amérique du Nord, les chemins de fer étaient, à cette époque, révolutionnaires et ouvraient d’immenses nouveaux territoires. Soudain, il était possible d’exporter des céréales à grande échelle vers l’Europe de l’Ouest. Partout, des gares et des voies furent construites. Mais on se rendit vite compte qu’il n’était pas nécessaire d’avoir autant de lignes et de compagnies. Finalement, il ne resta qu’une seule ligne majeure en Amérique du Nord.

Anticipez-vous un phénomène similaire avec l’IA? L’euphorie actuelle sera-t-elle suivie d’une désillusion?

L’IA est véritablement révolutionnaire. Cependant, de nombreuses entreprises qui investissent actuellement dans des applications médicales, par exemple, ne réussiront pas. Nous l’avons déjà vu pendant la pandémie. Une course mondiale pour les vaccins s’est enclenchée et d’énormes sommes ont été investies. Où en est AstraZeneca maintenant?

La plus-value économique du chemin de fer était évidente même pour les profanes. Avec le vaccin, le monde entier espérait la fin de la pandémie. Quant à l’effet de l’IA sur l’économie, nous ne pouvons pour l’instant que spéculer.

Nous réalisons déjà à quel point les changements sont profonds. Une telle accélération du progrès était à peine imaginable il y a cinq ans. Cela stimule les marchés. On le constate dans l’industrie des semi-conducteurs: des lois vieilles de décennies, comme la loi de Moore – «le nombre de transistors sur un processeur double tous les deux ans» –, ne s’appliquent déjà presque plus. Aujourd’hui, la puissance de calcul se développe beaucoup plus rapidement.

Sam Altman, le patron d’OpenAI, l’entreprise à l’origine de ChatGPT, prédit que nous verrons émerger, dans les cinq ans, une intelligence artificielle générale, au même niveau que les humains.

Les avis divergent quant à savoir si cela se produira dans cinq, dix ou 20 ans. Mais nous devons être prêts. Le fait est que le rythme est incroyablement élevé, et les investissements dans la technologie augmentent tout aussi rapidement, surtout aux Etats-Unis. L’année dernière, 67 milliards de dollars de capitaux privés y ont été investis dans l’IA, presque dix fois plus qu’en Chine. L’Europe est complètement à la traîne.

Est-ce qu’une poignée d’entreprises américaines finira par utiliser l’IA pour déterminer le destin de l’humanité?

En principe, le processus est incontrôlable. Certes, la technologie est principalement développée aux Etats-Unis. Mais les applications se répandront rapidement partout. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut limiter ou empêcher, car la technologie évolue trop rapidement. Au XXe siècle, dans le bloc de l’Est, il existait une interdiction de vendre les ordinateurs les plus récents. Ils étaient considérés comme les machines de la révolution. Lorsque j’ai travaillé en RDA, en 1981, dans le cadre d’un programme d’échange et que je suis allé à l’Ecole supérieure d’économie de Berlin-Karlshorst, j’ai demandé à voir le département des Sciences marxistes-léninistes. Ils m’ont alors fièrement emmené au grenier. Ils venaient juste de remplacer leur vieille fabrique d’idéologie par un grand ordinateur.

La loi récemment adoptée sur l’IA par l’Union européenne est-elle une cause perdue, étant donné que la révolution est finalement incontrôlable?

Si cela se révèle vrai, alors il devra y avoir une réglementation à l’échelle mondiale. Si l’Europe agit seule, nous ne devons pas être surpris si nous devenons dépendants des développements d’autres. Les citoyens européens exigeront légitimement de pouvoir participer au progrès technologique. Je reviens tout juste de la réunion de printemps du Fonds monétaire international (FMI) à Washington. Dans les années 1990, ils utilisaient WordPerfect de Novell au lieu de Word, pour ne pas dépendre de Microsoft. Le résultat était que la Banque mondiale, qui utilisait Microsoft Word, ne pouvait pas ouvrir les documents du FMI!

L’appel à la régulation vient des développeurs eux-mêmes, tels que Sam Altman ou le milliardaire de la technologie Elon Musk. Certains vont même jusqu’à appeler à des moratoires. Pourquoi cela?

L’appel à la réglementation est tout à fait logique. Quand on occupe une position de leader, il est naturellement dans notre intérêt que le marché soit compartimenté. Je ne vois pas cette nécessité avec l’IA. Il s’agit principalement de questions éthiques ou morales.

Lesquelles?

De nombreuses applications de l’IA seront utilisées à des fins agressives et militaires. Pensez aux missiles iraniens qui ont récemment été tirés sur Israël. Beaucoup de ces systèmes d’armes modernes intègrent déjà des éléments d’IA, et ce n’est qu’un début. Nous pourrions assister à une course aux armements comme celle que nous avons vue au milieu du XXe siècle avec la nucléarisation. A l’époque, on avait tenté de contenir cette course avec des traités internationaux. Aujourd’hui, nous pouvons voir à quel point ces traités sont usés. L’Allemagne et le Japon les respectent, mais pas le Pakistan, l’Iran ou la Corée du Nord. De cette manière, nous ne pouvons pas imposer une interdiction efficace de l’IA.

Beaucoup d’armes modernes, comme les missiles iraniens tirés sur Israël, intègrent déjà des éléments d’IA, et ce n’est que le début, prédit Harold James. © Getty Images

Des organisations comme Amnesty International appellent à une interdiction des «robots tueurs», tandis que d’autres souhaitent que les humains restent au moins impliqués dans la chaîne de décision, afin qu’en cas de doute, ils puissent toujours appuyer sur un bouton d’arrêt. Est-ce une erreur?

Qui pourrait imposer une telle réglementation à l’international? On pourrait naturellement envisager de créer une nouvelle institution, similaire à l’ONU. Mais regardez les, les Nations unies: elles sont tellement dans une impasse qu’elles seraient à peine capables d’appuyer sur ce bouton d’arrêt. Le danger le plus grand de l’IA n’est-il pas un danger humain? Comment allons-nous vivre si nous ne sommes bientôt plus les êtres les plus intelligents sur Terre?

Vous voulez dire: comment gérerons-nous ce danger?

Au cours de la révolution industrielle, le travail physique humain et animal a été remplacé par l’énergie fossile. Qu’est-il arrivé ensuite? Les gens ont vécu plus longtemps et en meilleure santé, mais leurs muscles se sont affaiblis, leur force physique a diminué. Il pourrait en être de même avec l’IA. De nombreuses activités que nous réalisions auparavant avec notre cerveau nous seront retirées. L’IA rendra les gens plus stupides car ils utiliseront et entraîneront moins intensivement leur cerveau. Les relations interpersonnelles, elles changeront à cause de l’IA. En Chine, des millions d’hommes ont déjà un chatbot à la place d’une petite amie. Les défis engendrés par l’intelligence artificielle sont au moins aussi importants que les questions de sécurité et militaires.

Rend-elle les gens moins humains?

Absolument. Parce que nous interagissons moins entre nous et plus avec les machines. Et parce que nous n’avons plus besoin d’apprendre les langues, puisque l’IA peut tout traduire instantanément pour nous. C’est là que réside le véritable danger de cette technologie.

«Apprendre moins de langues signifie perdre en humanité. C’est là le véritable danger.»

Pourquoi êtes-vous si pessimiste?

J’éprouve des sentiments ambivalents concernant les changements. Si vous avez une maladie grave, vous faites tout votre possible pour trouver le meilleur médecin au monde. L’IA pourrait aider à l’avenir, mais elle ne pourra jamais remplacer la sensation de parler avec un humain. Et peut-être est-ce là l’essence même de la médecine à l’ère de l’IA: voir le patient dans sa globalité. Pensez aussi aux jeunes. Grâce à l’IA, ils pourraient bénéficier, à l’avenir, d’un enseignement bien meilleur et plus individualisé. Il suffit de les motiver. Et c’est justement cette motivation que les enseignants de demain devront fournir.

Comment y parvenir avec une génération d’élèves qui sait qu’elle doit rivaliser avec une technologie qui peut tout faire mieux?

Prenez l’Allemagne au milieu du XIXe siècle. Une génération entière d’écrivains devait être déprimée, sachant qu’ils ne pourraient jamais écrire comme Goethe. Ou l’Italie après Michel-Ange, à la fin du XVIe siècle. Comment motiver les jeunes à travailler dur et à s’exercer? C’est l’humanité qui rend attrayant le fait d’au moins faire l’effort d’essayer.

L’Allemagne a longtemps été considérée comme le pays des inventeurs et des ingénieurs – Konrad Zuse a mis au point l’ordinateur à Berlin. Elle a perdu cet avantage. Qu’est-ce qui a mal tourné?

Eh bien, le modèle allemand a résisté à l’épreuve du temps: il privilégie les progrès graduels et évite les grands bonds en avant. Les Etats-Unis sont différents, plus flexibles, plus radicaux. Là-bas, il existe une grande volonté d’introduire rapidement les innovations et de les intégrer dans la vie quotidienne. En Allemagne, ils sont plus réservés face au changement. Ce qui est frappant, c’est que le progrès technologique aux Etats-Unis ne fait pas de miracles sur le plan sociopolitique. Au contraire, il s’accompagne d’une paupérisation massive.

Vous voulez parler de l’augmentation de l’écart entre les riches et les pauvres?

De nombreux Américains n’ont pas accès aux soins médicaux nécessaires, ni à une alimentation appropriée. Beaucoup se sentent négligés et n’ont pas accès à l’éducation à laquelle les Européens peuvent prétendre. Et ce ne sont là que quelques exemples.

L’Europe doit-elle accélérer sur le plan technologique?

Il doit vraiment se passer quelque chose. J’ai l’impression que de telles transformations sont davantage susceptibles de réussir dans des pays qui se sentent menacés. Prenez par exemple l’Estonie ou la Suède, et la Suisse dans les années 1930. Ces pays étaient préoccupés par l’Allemagne nazie, donc les travailleurs, les agriculteurs et les partis bourgeois se sont unis et se sont réorganisés politiquement. C’est pourquoi je crois que l’Europe changera maintenant aussi. Il y a des menaces géopolitiques et technologiques qui ne peuvent plus être ignorées.

«Il y aura de nombreuses applications de l’IA à des fins agressives et militaires.»

«Nous apprenons le plus lorsque le monde est à son plus sombre», écrivez-vous dans Seven Crashes, votre dernier ouvrage, dans lequel vous décrivez sept moments de choc dans l’économie depuis 1840. L’Europe vit-elle actuellement un tel moment?

J’ai effectivement ce sentiment. Avec toutes les menaces géopolitiques et technologiques auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui, il semble que nous soyons en plein cœur de cette «obscurité». Peut-être cela donnera-t-il l’impulsion pour faire bouger les choses.

Que doivent faire les politiciens européens?

L’Europe n’a pas besoin d’une loi sur l’IA, plutôt d’une bonne stratégie d’application. La question ne devrait pas être «comment attirer OpenAI ou Intel ici avec de grosses subventions». Elle devrait être: comment pouvons-nous utiliser l’IA pour pallier le manque de main-d’œuvre qualifiée?

Comment cela pourrait-il fonctionner?

L’intelligence artificielle remplacera de nombreux emplois. On peut aborder cela sous un angle anxiogène et négatif. Je préfère une approche pragmatique: un usage intelligent de l’IA peut nous aider à combler les pénuries de personnel et à devenir plus productifs.

Il est donc nécessaire d’instaurer un contrôle politique.

Non, au contraire. Nous sommes confrontés à de grands intérêts et à de puissants groupes de pression. Ils feront tout pour protéger leur monopole. Nous n’avons pas besoin de plus de lois, plutôt de beaucoup plus de déréglementation pour finalement pouvoir bénéficier de l’intelligence artificielle.

(Der Spiegel)

Bio express

1956
Naissance, à Bedford (Royaume-Uni).
1982
Décroche son doctorat au College Peterhouse de l’université de Cambridge.
1986
Enseigne les relations internationales et l’histoire économique à Princeton (Etats-Unis).
1996
Devient rédacteur en chef adjoint de la revue World Politics.
2004
Prix Helmut Schmidt d’histoire économique de l’Institut historique allemand de Washington.
2023
Publie Seven Crashes. The Economic Crises That Shaped Globalization (Yale University Press).

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