«Avec les données ADN, tout citoyen peut être suspect» (entretien)
La constitution de banques de données ADN n’est pas sans incidence sur les libertés individuelles. Yves Moreau, expert mondial en bio-informatique et spécialiste de la génétique, insiste sur le devoir de vigilance des scientifiques.
Il a récemment fait l’objet d’un grand reportage dans la prestigieuse revue scientifique Nature pour ses recherches. Il a également été interviewé par Science, autre magazine de référence. A la fin de l’année dernière, il s’est vu décerner le prestigieux prix de la Fondation Einstein pour avoir plaidé pendant des années en faveur d’un plus grand respect des principes éthiques en matière de collecte de données ADN.
«Mon engagement consiste essentiellement à faire en sorte que le grand public ait confiance en nous, les scientifiques», déclarait-il dans Nature. Cependant, ce n’est pas la mission principale d’Yves Moreau, professeur en ingénierie à la KU Leuven. Il s’investit avant tout dans le développement de nouvelles méthodes informatiques, aujourd’hui largement basées sur l’intelligence artificielle, pour l’étude des bases de données en génétique biomédicale. Ses recherches portent notamment sur les origines et le traitement de maladies génétiques rares. Son équipe a aussi joué un rôle clé dans le perfectionnement d’un procédé innovant de détection des anomalies héréditaires sur les embryons humains dans le sang maternel, évitant ainsi de devoir recourir au prélèvement de liquide amniotique, une manipulation potentiellement dangereuse.
«J’ai rapidement prêté attention à la vie privée des patients, raconte Yves Moreau, car il n’est pas toujours évident de savoir ce qu’il advient des données personnelles une fois qu’elles ont été enregistrées. Nous développons, par exemple, des logiciels permettant aux hôpitaux de contribuer à la recherche sans avoir à se transmettre mutuellement les informations individuelles; ils échangent uniquement des statistiques. Les risques d’impact sur la vie privée sont dès lors limités.»
«Les bases de données ADN peuvent mener à une restriction de la liberté individuelle.»
Dans l’analyse ADN et les questions de confidentialité, le Pr Moreau a constamment été confronté à des débats bioéthiques fascinants. «Jusqu’où peut-on aller dans le dépistage de personnes pour des risques génétiques dont elles ne subiront peut-être jamais les conséquences? A quel point les entreprises peuvent-elles commercialiser de tels tests ? Quelle doit être l’étendue de la protection de la vie privée des patients? Autant de réflexions captivantes.»
En 2016, l’intérêt d’Yves Moreau pour la bioéthique prend une nouvelle tournure. Il apprend qu’au Koweït, une loi a été adoptée permettant la collecte d’échantillons ADN de chaque individu, résident ou visiteur étranger, à destination de la police. «L’objectif – résoudre des crimes – peut sembler louable, expose-t-il, mais reste à savoir jusqu’où on peut aller dans le stockage de ces informations, à partir desquelles il est possible d’en déduire bien d’autres.»
La réglementation autour des «banques ADN» s’est également assouplie en Belgique…
J’ai exprimé de sérieuses réserves à ce sujet, mais on ne m’a pas écouté. La nouvelle réglementation ouvre la porte à des utilisations problématiques sans qu’il y ait eu de réflexion suffisante au préalable. On met en avant leur intérêt dans des cas exceptionnels, comme des meurtres ou des viols. Cela donne l’impression que toutes les enquêtes pour crime pourraient être résolues en recourant à une compilation aussi large que possible d’empreintes génétiques. En réalité, on crée surtout un système où n’importe quel citoyen est suspect, surtout si on commence à relier plusieurs bases de données entre elles, et à d’autres systèmes de surveillance, comme les caméras à reconnaissance faciale. Les droits fondamentaux des personnes sont mis en balance avec la possibilité de résoudre quelques crimes. Cela va aboutir à une restriction grave des libertés individuelles.
Où cela peut-il mener?
Dans la ligne de ce qui se passe à l’étranger, un intérêt malsain pourrait se développer chez nous pour tracer, par exemple, ceux qui militent en faveur de la défense du climat, des droits de la communauté LGBTIQ+ ou des demandeurs d’asile, autant de groupes qui subissent des pressions. Ces techniques portent atteinte à la liberté des personnes. Avec le risque d’aboutir à une société cadenassée, incapable d’évoluer.
Comment s’est terminé votre combat contre la législation instituant la collecte systématique d’ADN au Koweït?
Ça s’est incroyablement bien passé. Après trois mois de pressions nationales et internationales, l’émir du Koweït a demandé à son Premier ministre de revoir le projet de loi et de veiller au respect de la vie privée (NDLR: la loi a par la suite été abrogée par la Cour constitutionnelle du Koweït). J’étais euphorique; je me sentais un peu comme celui qui entre pour la première fois dans un casino, mise tout sur son numéro fétiche et remporte le jackpot.
«Les scientifiques doivent beaucoup plus tenir compte des conséquences potentielles des technologies qu’ils développent.»
Vous vous centrez désormais sur les abus en Chine, pays qui n’est pas réputé pour son respect des droits humains…
En effet, mais pour moi, il s’agit avant tout de mettre en avant notre responsabilité, à nous les scientifiques. Nous devons davantage prendre en compte les implications des technologies que nous développons, et être attentifs à la manière dont elles sont appliquées. Je suis tombé par hasard sur la situation en Chine, grâce à un reportage de la BBC portant sur la façon dont les habitants de la province du Xinjiang souhaitant obtenir un passeport devaient non seulement fournir leurs empreintes digitales mais aussi être soumis à un scan 3D de leur visage, un enregistrement vocal pour d’éventuelles écoutes téléphoniques et un échantillon sanguin à des fins d’analyse ADN. Toutes mes signaux d’alarme se sont enclenchés, car c’est dans cette région que vivent les Ouïghours, une minorité musulmane persécutée en Chine.
Comment avez-vous procédé?
Nous avons commencé par collecter des informations sur Internet, notamment en collaboration avec des organisations telles que Human Rights Watch. Ainsi, nous avons appris que dans la province, qui compte environ 25 millions d’habitants, il existe une vingtaine de laboratoires de génétique forensique (NDLR: la forensique reprend l’ensemble des méthodes scientifiques utilisées dans le cadre d’enquêtes judiciaires). Soit un taux exceptionnellement élevé. Nous avons constaté que de très grandes quantités de kits de prélèvement et de séquenceurs pour l’analyse de l’ADN avaient été achetées, surtout auprès d’entreprises occidentales. Cela ne pouvait signifier qu’une chose: les autorités voulaient prélever un échantillon de matériel génomique sur l’ensemble de la population. Cela a été confirmé par les quelques détails rendus publics sur la procédure: elles souhaitent bien prélever un échantillon d’ADN sur toutes les personnes âgées de 12 à 65 ans.
N’est-il pas étrange que ces informations se retrouvent dans la littérature scientifique?
J’ai découvert pas moins de 1.200 articles en anglais dans des revues scientifiques occidentales sur ces activités menées par la Chine. Il s’agit généralement de calibrages ennuyeux de nouveaux kits ADN pour de nouvelles applications, mais parfois ces publications contiennent des informations biologiquement pertinentes, comme sur la descendance mixte des Ouïghours, qui présentent à la fois des caractéristiques génomiques asiatiques et européennes. Une situation similaire concerne le Tibet, où vit également une minorité ciblée. C’est biologiquement intéressant parce que les Tibétains sont génétiquement adaptés à la vie en haute altitude, avec moins d’oxygène. Mais parmi toutes les parutions trouvées, une sur six concerne le Tibet, alors que les Tibétains ne représentent que 0,5% de la population chinoise, et un sur cinq concerne les Ouïghours, qui constituent 1% de la population. Cela semble indiquer autre chose.
«Dans la moitié des articles examinés, au moins un des coauteurs était un membre de la police chinoise ou des services de sécurité.»
De quelle nature?
Je pense que l’objectif principal est de maintenir certaines populations sous contrôle. Dans la moitié des articles examinés, au moins un des coauteurs était un membre de la police chinoise ou des services de sécurité. Cela en dit long.
Pourquoi se feraient-ils connaître dans des articles en anglais, dans des revues occidentales?
Dans le domaine de la génétique forensique, on retrouve beaucoup de scientifiques, y compris issus de la police. Ils attendent une reconnaissance de leur travail, notamment une reconnaissance scientifique. C’est sans doute bon pour leur statut social.
Vous redoutez que les personnes fournissant un échantillon d’ADN ne soient pas suffisamment informées de ce qu’il peut en advenir.
Les personnes prélevant ces données diront-elles aux Ouïghours qu’elles peuvent être utilisées pour contrôler davantage leur population? Je crains que non. Il ne devrait y avoir aucune forme de pression lorsqu’on signe un document sur le consentement éclairé, mais quelle liberté a-t-on lorsque cela se passe dans un commissariat de police? La notion de consentement éclairé suppose une certaine indépendance: êtes-vous totalement libre de décider si vous souhaitez ou non participer à une étude? Dans nos hôpitaux, nous ne faisons signer ces documents par les patients qu’une fois leurs examens terminés. Ainsi, ils ne se sentent pas obligés de donner leur accord de peur de ne pas être traités aussi bien dans le cas contraire.
Quels sont les autres éléments problématiques?
La bioéthique ne se résume pas à cocher rapidement des éléments sur une liste. Elle concerne des principes éthiques fondamentaux, tels que ne pas nuire aux individus et créer une valeur ajoutée pour leur bien-être. Il est également important de trouver un équilibre entre ce que l’on pense pouvoir résoudre grâce à une technologie – comme confondre les auteurs d’un crime – et ses aspects négatifs potentiels, tels que le contrôle accru sur des groupes minoritaires. Nous devons veiller à ce que les avantages ne profitent pas principalement à un camp, la majorité, au détriment des autres. Cela pose un problème éthique.
Vous avez réussi à faire annuler la publication de dizaines d’articles scientifiques. Cela fera-t-il une différence?
On ne peut pas faire des miracles. Il est probable que les Chinois prendront tout en main eux-mêmes, tant le développement des appareils et technologies que les publications dans leurs propres revues. A mon avis, les éditeurs étrangers hésiteront à intervenir, de peur d’une réaction agressive des autorités chinoises qui pourraient les accuser d’occidentalisme pour avoir tenté d’imposer leurs propres valeurs. Au fond, il s’agit d’un équilibre fragile entre les différences culturelles d’un côté et les droits de l’homme universels de l’autre.
La vision, en Chine, est différente de la nôtre.
Exactement. Mais cela ne signifie pas que le gouvernement chinois n’est pas sensible à la perception internationale. Cela peut faire une différence, comme l’a prouvé le cas du Koweït. Une forme de pression peut également être exercée sur les scientifiques réalisant ces travaux, s’ils sentent que leurs collègues occidentaux ne valorisent pas ce qu’ils font. Ce sont de petits éléments, mais ils peuvent avoir du poids.
L’Islande est également en train de constituer une banque de données génomiques de sa population.
Si j’ai bien compris, celle-ci est exclusivement destinée à la recherche biomédicale. Je ne demande jamais le retrait d’articles en provenance de Chine qui ont un intérêt biomédical clair, comme les études sur la prévalence du cancer chez les Ouïghours. Mais nous devons rester vigilants quant aux risques d’abus, d’où qu’ils puissent surgir. J’ai récemment appris que la UK Biobank, en Grande-Bretagne, a partagé des données médicales, anonymisées, avec des firmes du secteur des assurances, bien qu’elle ait toujours affirmé qu’elle ne le ferait jamais. Elle soutient que la situation a changé, précisément parce que les données ne peuvent pas être identifiées. Mais c’est absurde, car les risques de dérives n’ont pas disparu. Les limites de ce qui est possible sont constamment repoussées.
Les Roms sont également apparus dans vos analyses. C’est plus proche de nous que les minorités chinoises…
Des recherches génétiques sont menées sur l’origine des Roms, qui seraient des migrants historiques venant d’Inde. Mais le problème est que ces travaux sont souvent scientifiquement mal fondés et tendent à renforcer la discrimination et la stigmatisation de cette minorité. C’est ce qu’il faut éviter à tout prix.
Bio express
1970
Naissance, à Haine-Saint-Paul.
1992
Licence en ingénierie électrique (faculté polytechnique de Mons).
1994
Master en mathématiques appliquées (université Brown, Etats-Unis).
1998
Doctorat en ingénierie électrique (KU Leuven).
Depuis 2013
Professeur à la KU Leuven.
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