Taxer les milliardaires: pourquoi c’est possible (et comment y arriver malgré les résistances)
L’accouchement d’une taxe minimum sur les ultrariches s’avère aussi long et difficile que celui de l’impôt minimum sur les profits des multinationales. Mais pas irréalisable. Comparaison.
Taxer les milliardaires, mission impossible! Voilà un air connu. Il y a une dizaine d’années, lorsque l’idée d’une taxe minimum sur le profit des multinationales a été lancée au sein du G20, elle suscitait déjà des sourires moqueurs et incrédules. Quoi? Une taxe uniforme sur des géants comme Microsoft, Nestlé, Volkswagen ou AB InBev? La bonne blague! Ce sera trop compliqué à mettre en place. Trop de lobbies et d’Etats s’y opposeront. Le compromis à trouver pour fixer un éventuel taux d’imposition sera trop délicat. Bref, trop, trop, trop. Personne ou presque n’y croyait. Et pourtant, depuis le 1er janvier dernier, nombre d’Etats, dont ceux de l’Union européenne, le Royaume-Uni, le Japon, le Canada et l’Australie, mais aussi des pays longtemps considérés comme des paradis fiscaux, tels le Luxembourg ou la Suisse, appliquent un impôt de 15% sur les bénéfices des grandes entreprises générant plus de 750 millions de recettes annuelles.
Dans la foulée de cette victoire, qui doit encore faire ses preuves sur le terrain, le G20 s’est penché sur un autre dossier fiscal épineux. C’est le président brésilien Lula, aux commandes actuellement de ce Groupe des vingt pays les plus riches de la planète, qui l’a mis sur la table. L’économiste français Gabriel Zucman, auteur de nombreux travaux sur l’évasion fiscale, est venu y présenter un projet concret de taxe de 2% sur le patrimoine des milliardaires, suscitant à la fois l’enthousiasme et la perplexité (à nouveau) quant aux difficultés techniques et politiques auxquelles devront faire face les négociateurs d’un tel impôt mondial. Va-t-on revivre un scénario semblable à celui de la taxe sur les multinationales, avec de nombreuses embûches et résistances qui ont fait durer le plaisir durant de longues années avant que soit enfin signé un accord?
Exceptionnelle unanimité du G20
«Une différence marquante est que la déclaration finale de la dernière réunion des ministres des Finances du G20 a été signée à l’unanimité, relève l’économiste Martial Toniotti (UCLouvain). Cette unanimité était loin d’être présente au départ pour la taxe sur les multinationales. Le Brésil fait d’ailleurs remarquer dans l’introduction de la note du 28 juillet qu’on n’avait plus obtenu un tel consensus depuis très longtemps au sein du Groupe. Mais cette déclaration semble peu ambitieuse, car elle se contente de faire référence à une « imposition équitable des particuliers très fortunés », sans évoquer un impôt minimum comme pour les grandes entreprises, pourtant avancé par Zucman.» Le sommet qui réunira les chefs d’Etat du G20 à Rio le 18 novembre prochain sera décisif à cet égard. Le Brésil compte, en tout cas, mettre tout son poids dans la balance avant de rendre le flambeau de sa présidence à l’Afrique du sud en 2025.
Et ensuite? Au sein de quelle instance internationale les négociations se dérouleront-elles? ONU, OCDE? La secrétaire d’Etat américaine au Trésor Janet Yellen a dit qu’elle pensait que l’OCDE, ce club qui rassemble les 38 Etats les plus développés de la planète, était le mieux placé pour engager les discussions. Et garantir un entre-soi des pays riches? Ce fut le cas pour les multinationales. «Un cadre inclusif avait néanmoins été instauré pour intégrer, dans les pourparlers, des dizaines d’Etats non-membres de l’organisation, même si le secrétaire général de celle-ci gardait le pouvoir d’initiative», rappelle Julien Desiderio, expert en justice fiscale chez Oxfam. Cette ouverture du cadre pourrait sans doute être renouvelée. Tout cela a évidemment pris une éternité: après de longues discussions, les travaux ont commencé en 2016 sous l’égide de l’OCDE et un accord n’a été trouvé que fin 2021. «On sait qu’un accord sur les milliardaires n’aboutira pas avant des années, mais cela fait sens pour un tel enjeu», ajoute Martial Toniotti.
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Selon les calculs de Zucman, un impôt minimum de 2% sur le patrimoine des 3.000 milliardaires que compte le monde rapporterait globalement entre 200 et 250 milliards de dollars chaque année. Un montant du même ordre de grandeur que les recettes escomptées de la taxe sur les multinationales. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les pays les moins enthousiastes comptent le plus de milliardaires, comme les Etats-Unis (813, en 2023), la Chine (406) ou encore, au sein de l’Europe, l’Allemagne (132). Certains de ces ultrariches pourraient se montrer influents dans les discussions. Les millions promis à Donald Trump pour sa campagne par Elon Musk ne sont pas innocents. Le patron de Tesla, qui déteste les impôts, sait que si le Républicain est réélu président en novembre, il pourra compter sur lui pour s’opposer à une telle taxe. Ce fut le cas pour les multinationales. L’arrivée de Trump à la Maison Blanche en 2017 avait sérieusement enrayé les négociations.
200 à 250 milliards
de dollars pourraient être perçus chaque année si un impôt minimum de 2% était appliqué au patrimoine des 3.000 milliardaires que compte le monde.
Sans les Américains? Pourquoi pas!
Peut-on avancer et même s’accorder sans les Américains, le cas échéant? Dans sa proposition, Zucman a prévu une clause du «collecteur fiscal en dernier ressort» qui permettrait, par exemple, à un pays européen dans lequel un milliardaire américain détient des avoirs, de l’imposer. Il est très rare que le patrimoine des grandes fortunes ne soit localisé que dans un seul pays. «Ce principe du You are under tax payment rule se trouve déjà dans l’accord sur les multinationales et permet à un pays de l’UE d’imposer une taxe minimum de 15% à une entreprise américaine qui fait des bénéfices sur son territoire, explique l’économiste Mathieu Parenti (ULB). Ce genre de clause est un fameux incitant à adhérer à l’accord fiscal, car il y a une perte de recettes évidente pour le pour le pays qui ne prélève pas. C’est tellement efficace que les Etats-Unis, qui n’ont pas encore ratifié l’accord de 2021 sur les multinationales, ont fait des pieds et des mains pour que l’application de la clause par l’Europe soit postposée en 2027.»
La «taxe milliardaires» bénéficie, en outre, d’un soutien populaire au moins aussi important que la «taxe multinationales» en son temps. «Elle a beaucoup gagné en popularité ces dernières années, confirme Julien Desiderio. Cela explique aussi pourquoi Lula en a fait une priorité au G20. Il est conscient, par ailleurs, que la montée en puissance de certains pays Brics dont font partie le Brésil et l’Afrique du sud, ardents promoteurs aujourd’hui de la taxe des milliardaires, permettrait de se passer des Etats-Unis. Il y a également un souhait transpartisan de voir cette taxe émerger, vu les investissements publics nécessaires dans le cadre de la transition écologique. Les gouvernants de tous les pays savent qu’ils ne peuvent plus trop presser les classes moyennes.»
Mais comment établir et vérifier le patrimoine des ultrariches? Les négociations coinceront certainement sur le volet technique. Ce fut l’un des éléments les plus ardus à arbitrer pour les multinationales. L’OCDE y est néanmoins parvenue… «Mais ici, il n’y a pas juste une case bénéfices des sociétés à remplir, prévient Mathieu Parenti. Pour les milliardaires, il faut se mettre d’accord sur ce qu’on taxe et prendre en compte que les grosses fortunes sont encore plus mobiles que les multinationales.» Gabriel Zucman a déjà évoqué quelques pistes, comme l’obligation pour les multinationales, qui doivent déjà fournir leurs chiffres comptables aux autorités fiscales des pays où elles opèrent, de publier l’identité de leurs propriétaires réels (qui se cachent souvent derrière des sociétés écrans). Le patrimoine des milliardaires deviendrait automatiquement plus transparent.
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«De toute façon, tout nouvel impôt a toujours suscité des réticences et des interrogations, relève Martial Toniotti. On l’a déjà observé au début du XXe siècle, quand on a instauré l’impôt sur le revenu dans les pays développés. C’était très compliqué les premières années, car, pour pouvoir taxer quelque chose, il faut pouvoir le mesurer. Idem avec l’impôt sur l’héritage plus tôt encore dans l’histoire. Imaginez aussi le casse-tête de la mise en place de la TVA, autrement plus cornélien que de taxer 3.000 milliardaires facilement identifiables.»
Reste aussi, si les chef d’Etats du G20 avalisent l’idée d’un impôt minimum, à s’accorder sur le taux. Pour les multinationales, les débat à ce sujet ont été houleux. En s’installant dans le bureau ovale, Joe Biden avait surpris tous les observateurs en brandissant d’emblée une taxe minimum de 21%. Le démocrate avait ensuite revu ses ambitions à la baisse en prônant un taux de 15%. L’OCDE, elle, s’est longtemps accrochée au chiffre de 12,5% en ajoutant des possibilités de déduction. Finalement le 15% l’a emporté. Pour les ultrariches, le taux de 2% ne semble pas si énorme. Comme le note Zucman, la fortune des milliardaires a augmenté de 7,5% en moyenne chaque année ces trois dernières décennies, hors inflation. Soit deux fois et demi plus que pour le reste de la population. Cette énorme différence s’explique en bonne partie par l’évitement fiscal dont ils bénéficient. Dont acte.
«C’était déjà très compliqué au début du XXe siècle quand a instauré l’impôt sur le revenu.»
Martial Toniotti, UCLouvain
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