Six mois de guerre en Ukraine: « Maïs, tournesol, engrais… La sécurité alimentaire de l’Europe est aussi menacée »
Les conséquences dans notre assiette de l’invasion russe en Ukraine sont énormes. Envolée des prix et pénuries des céréales, des oléagineux, des engrais… Tout cela sur fond de guerre de propagande menée par Moscou. Comment l’Europe peut-elle tirer son épingle du jeu ? Réponses avec Sébastien Abis, directeur du club Déméter et chercheur à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques) (1).
L’Europe a-t-elle trop naïve par rapport aux céréales que Poutine a toujours considéré comme un outil d’influence géopolitique ?
Depuis le début du siècle, la Russie a fait un retour fracassant sur la scène internationale en matière agricole et céréalière particulièrement. Il faut savoir qu’au 19e siècle, avant la révolution bolchévique, la Russie était déjà le premier exportateur mondial de blé. Elle dispose d’un atout géographique : les terres cultivables y sont très vastes et celles-ci sont particulièrement fertiles autour de la Mer Noire. Lorsque Poutine prend le pouvoir à la fin des années 1990, en plein marasme économique et politique post-soviétique, il prend conscience qu’il faut absolument remuscler l’économie du pays et renforcer la présence de la Russie sur la scène économique internationale. Côté européen, on a suivi attentivement l’évolution de l’armement de la Russie, mais on a trop peu regardé à quel point la Russie avait remis le turbo sur sa production céréalière. Or, pendant les années 2000, elle augmenté sa production et ses exportations, jusqu’à (re)devenir le premier exportateur mondial de blé en 2016, et ce dans la foulée des sanctions occidentales infligées après l’annexion de la Crimée. En outre, souvenez-vous, l’Europe y a perdu un marché où elle exportait énormément de fruits et légumes ou de fromages. Poutine a non seulement musclé la production céréalière et végétale, mais il a aussi rendu la Russie autonome au niveau de la production de viande et de lait, ainsi que pour les fruits, les légumes… La Russie, l’Europe l’a un peu trop oublié, est une énorme puissance agricole.
A-t-elle aussi pécher par cupidité?
Non, parce que la situation est, ici, différente de celle du gaz russe. Contrairement aux hydrocarbures, l’Europe n’achète que très peu de produits agricoles à la Russie. Sauf des engrais. Si l’Ukraine exportait, avant la guerre, une bonne part du maïs qu’elle produit vers l’Europe, la Russie, elle, exporte son blé, ses céréales en général vers l’Afrique du Nord et subsaharienne et vers le Moyen-Orient, notamment l’Egypte, une partie du Proche-Orient, en Irak, en Iran, autant de pays qui en ont grandement besoin. La stratégie de Moscou a été de miser sur les céréales pour l’économie du pays : l’exportation de céréales rapporte autant à la Russie que les exportations d’armes. Depuis plusieurs années, le narratif du Kremlin est de dire que les besoins alimentaires sont tels dans le monde, avec la démographie en hausse, que la Russie était prête à produire plus pour donner satisfaction à un certain nombre de pays qui manquent d’eau et de terres arables. Le choix de la Russie est, en cela, très opportun.
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N’y a-t-il pas un paradoxe ? La guerre que la Russie mène en Ukraine a, si pas provoqué, accéléré la crise alimentaire mondiale ?
Oui, absolument. Et, dans ce cadre, le narratif qu’utilise la Russie est important puisqu’elle tente de convaincre les pays qui importent son blé que la pénurie et la hausse des prix sont dus non pas à la guerre mais aux sanctions occidentales. Comme la Russie, l’Ukraine est devenue une superpuissance agricole, surtout pour le blé, le maïs et le tournesol. Or c’est l’absence d’exportations ukrainiennes sur le marché mondial, depuis six mois, qui crée des difficultés. Et là, la responsabilité de la Russie est évidemment totale. Mais la Russie affirme qu’elle n’est pas responsable des problèmes alimentaires actuels puisqu’elle continue à exporter, parfois difficilement à cause des sanctions. Elle ment au niveau des conséquences de l’invasion en Ukraine, qu’elle nie de toute façon puisqu’elle parle « d’opération spéciale » et non de guerre. La propagande russe est puissante dans les pays du sud. En juillet, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov était en Afrique la même semaine que le président français Emmanuel Macron : ce n’est pas un hasard. Il a terminé sa tournée à Addis-Abeba au siège de l’Union africaine (UA) où il a répété que le problème alimentaire mondial était dû aux sanctions et non pas à la Russie. Moscou s’est même vanté d’avoir signé l’accord de la Mer noire avec l’Ukraine, sous l’égide de l’ONU pour permettre les exportations de blé et maïs ukrainiens. Le narratif, ici, est de dire « c’est grâce à nous », alors que la Russie a déclenché la guerre…
L’insécurité alimentaire existait avant la guerre en Ukraine. C’est important de le rappeler ?
Oui, il ne faut pas avoir d’ambigüité là-dessus. Le problème alimentaire n’est pas né le 24 février. L’invasion de l’Ukraine l’a néanmoins aggravé. Cela fait vingt ans qu’avec la croissance démographique, la planète est en surchauffe alimentaire, dans une équation de plus en plus compliquée à cause du climat. Avant le 24 février, le Covid a énormément intensifié les problèmes alimentaires dans le monde. La guerre Ukraine, c’est comme un vent violent qui vient souffler sur un incendie qui s’est déjà déclaré depuis un moment et qui se propage davantage.
La sécurité alimentaire de l’Europe qui importe des céréales ukrainiennes est menacée elle aussi ?
L’Ukraine, ce n’est pas que le blé, même si elle en est l’un des plus gros exportateurs. Les deux produits phares de l’Ukraine, ce sont le maïs et l’huile de tournesol. L’Europe achète énormément d’huile de tournesol à l’Ukraine qui, toute seule, en assure un tiers de la production mondiale et 50 % de l’exportation mondiale, ces trois dernières années. Pour le maïs, l’Ukraine est le 4e exportateur mondial et, sur les cinq dernières années, elle a exporté autant de maïs dans le monde – plus de 120 millions de tonnes – que le Brésil et l’Argentine qui sont respectivement le 2e et 3e exportateurs mondiaux. Il s’agit essentiellement de maïs destiné à l’alimentation animale, donc aux producteurs éleveurs. Une partie importante est exportée vers l’Europe, qui a choisi de produire moins de maïs pour des questions d’irrigation et de considérations écologiques et qui préfère le maïs ukrainien au maïs brésilien ou américain parce qu’il est non-OGM. L’Ukraine a d’ailleurs développé sa stratégie de maïs non-OGM justement pour inonder le marché européen. Outre le tournesol, l’Ukraine exporte, comme la Russie, de grosses quantités d’engrais vers l’Europe. C’est donc très problématique car, pendant le Covid, les engrais avaient déjà fortement augmenté avec la hausse du prix du gaz, indispensable pour la fabrication d’engrais. Non seulement, cela a continué à augmenter avec l’invasion russe, mais, en plus, il y a pénurie.
Quelles conséquences cela peut-il avoir ?
Les agriculteurs français ou belges ont acheté, cette année, des engrais très chers pour les cultures de cet automne et celles de 2023 : cela signifie que le prix des céréales – qui est déjà élevé – risque encore d’augmenter. Les agriculteurs peuvent aussi décider d’acheter moins d’engrais, parce qu’ils n’ont pas les moyens, et donc d’avoir moins de rendements et moins de volumes de production. L’Europe devrait très probablement être confrontée à des récoltes moins abondantes en 2023. C’est d’autant plus compliqué que cela s’inscrit dans le Green Deal qui doit permettre de réduire l’empreinte de l’agriculture sur les écosystèmes. Exemple : si on utilise des engrais naturels plutôt que chimiques, cela fait baisser le rendement des céréales de 2 à 3… L’agenda européen devra être à la fois climatique et géopolitique. Difficile équilibre.
C’est donc surtout difficile pour les éleveurs ?
Oui et quand on voit les conditions climatiques en Europe de l’Ouest ces dernières semaines, on peut déjà prédire que la production de maïs ne sera pas bonne chez nous, voire catastrophique : nos éleveurs disposeront de moins de maïs ukrainien et moins de maïs européen, et cela se répercutera sur la production animalière. Une solution est de développer très vite des alternatives comme les insectes pour nourrir le bétail – c’est le grand secteur d’avenir, car les insectes sont très protéinés – et les algues pourvoyeuses de protéines importantes et très bonnes pour la digestion des ruminants. Pour l’instant, nous n’avons pas les outils industriels pour le faire à grande échelle. Il va falloir accélérer le processus si nous voulons nourrir notre bétail autrement qu’avec du maïs brésilien ou américain OGM. Un point positif : la récolte de blé, elle, sera bonne, soit inférieure de seulement 5 % par rapport à celles des dernières années.
L’Europe ne produit plus assez ?
Non, et elle va devoir reproduire ce qu’elle ne voulait plus faire, comme de l’huile de tournesol ou de colza. On est capable d’en faire beaucoup plus… Mais, pour cela, il faut trouver de la cohérence réglementaire climatique. La guerre en Ukraine, le Covid et la crise globale obligent les Européens à avoir un regard pragmatique et moins idéologique sur l’avenir de l’Europe. Personne n’est opposé à la transition climatique, bien sûr, mais il faut une transition qui reste économiquement soutenable, géopolitiquement responsable. On aura besoin d’innovation pour cela. Si l’Europe doit produire plus pour être davantage autonome, il faut aussi être conscient qu’aujourd’hui, on peut produire mieux, avec moins.
Et pas seulement libérer les jachères, comme l’UE veut le faire ?
Les 4 % de jachère concernées par la décision de l’Union qui veut ouvrir ces jachères aux charrues, cela ne représente pas beaucoup de volume agricole. En plus, les terres qui sont mises en jachère pour répondre à l’obligation des 4 % de la Politique agricole commune ne sont en général pas de bonnes terres. Leur capacité productive n’est pas bonne. Donc, libérer les jachères ce n’est pas une mesure qui peut se révéler très efficace. Il faut se réveiller et prendre le taureau par les cornes. L’Europe doit produire plus. C’est comme pour la téléphonie mobile. On a laissé les Américains et les Asiatiques nous inonder de leurs produits. La pénurie de masques pendant le Covid, qui étaient importés d’Asie, est en cela révélatrice. Il ne faut pas croire que les secteurs qui comptent depuis le début de l’Histoire vont devenir tout à coup obsolètes. Cette nécessité traverse les époques et les gouvernements. Peut-être faut-il faire vivre nos démocraties autrement que par des polémiques quotidiennes, via de la planification, non pas au sens communiste du terme, mais eu sens des fondateurs européens qui avaient une vision à long terme. Il s’agit d’anticiper les grands enjeux du monde. Cela signifie aussi miser sur l’innovation.
Les Etats-Unis ont une carte maîtresse à jouer dans le conflit agricole ?
Depuis plusieurs semaines, les Etats-Unis marquent des points sur le plan économique et stratégique dans ce conflit : c’est évidemment le renforcement de l’Otan autour des Etats-Unis. Sur le plan économique, les Etats-Unis vendent plus de GNL à l’Europe, bien plus cher que le gaz russe, mais aussi des armes, à l’Allemagne surtout, et du maïs. Mais l’agenda américain n’est pas celui de l’Europe. L’Europe ne peut se contenter de faire du suivisme. Elle doit défendre des valeurs certes, mais aussi ses propres intérêts. A chaque crise, elle montre une incroyable capacité d’unité. Pourquoi toujours attendre une grande épreuve pour avancer dans le collectif ? En cela, le Pacte vert est intéressant car l’UE a pris le leadership mondial dans ce domaine. Aujourd’hui, l’Europe doit redevenir géopolitique, comme l’a dit la présidente de la Commission Ursula von der Leyen, pas seulement dans le domaine militaire, mais aussi agricole et énergétique. Au niveau agricole, les Etats-Unis ont une carte à jouer même si leur maïs est OGM. L’Espagne en achète pour nourrir ses cochons et exporter ensuite son Pata Negra. On peut importer des OGM des Etats-Unis sans problème. Idem pour le soja brésilien. Est-ce cela que veut le consommateur européen ?
Les prix des céréales se sont envolés. Mais les agriculteurs ukrainiens, eux, se plaignent des prix trop bas auquel leurs céréales sont achetées et veulent stocker leur production dans des silos. Pourquoi ce paradoxe ?
Sur le marché international, les prix des céréales ont en effet explosé. Mais, sur le marché intérieur ukrainien, la situation est différente. Entre 20 à 25 millions de tonnes de céréales, soit du blé, maïs, orge, provenant de la récolte de l’été 2021, n’ont pas pu être exportés depuis février. Il faut y ajouter la récolte actuelle de 2022 qui est quasi terminée : même si elle a diminué de 50 % à cause de la guerre, cela représente de fameux volumes. Au début de l’automne, l’Ukraine aura des quantités énormes de céréales à écouler. Mais l’export ne rependra pas comme avant février. Il faudra du temps. Donc, aujourd’hui, comme il y a beaucoup de céréales sur le marché ukrainien, les acheteurs locaux ne proposent pas des prix élevés : c’est l’offre et la demande.
Sur les marchés internationaux, les prix ont commencé à baisser…
Avant la guerre, on était à 240-250 euros la tonne de blé. On a eu un pic en mai à 430 euros la tonne. Fin juillet, on est redescendu à 345 euros, ce qui reste un prix énorme. Cela diminue néanmoins parce qu’il y a des perspectives de récoltes et qu’on sent de potentielles reprises. L’accord de la Mer Noire sur la levée du blocus des exportations semble aussi avoir une influence à la baisse sur les prix, mais il faudra attendre voir s’il y aura d’autres bateaux pour s’assurer que ce soit une tendance durable. L’incertitude est terrible en agriculture, avec la particularité que même si tout va bien, on est quand même tributaire de mère-nature. L’incertitude météorologique reste un facteur clé. Donc, lorsqu’une incertitude géopolitique vient s’ajouter, l’équation devient compliquée, car les prix se sont « désagricolisés » c’est-à-dire sont sortis de la « simple » logique offre-demande-météo. Cela risque de ne pas s’arranger à moyen terme.
Pourquoi ?
La Russie a accentué son emprise terrestre à l’Est et sur le littoral de l’Ukraine : cela a des conséquences économiques. De bonnes terres cultivables, qu’on sait nombreuses à l’est, seront sans doute annexées. Et si, demain, Mikolaïv, Kershon voire Odessa tombent dans les mains des Russes, comme Marioupol, les grains produits en Ukraine qui arriveront dans ces ports pour être exportés resteront ukrainiens ou seront russes ? Et cela, le marché mondial se pose aussi la question. C’est une incertitude de plus…
(1) « Le Déméter 2022, alimentation, nouvelles frontières », sous la direction de Sébastien Abis, IRIS éd.
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