Rentabilité, abonnés, contenus… Pourquoi tout se complique pour les géants du streaming
Des milliards de dollars dans des milliers de contenus, pour des abonnés par millions. La potion magique des géants du streaming ne fait plus autant recette qu’avant. Petit guide de survie dans le monde tumultueux de la SVOD.
«Nous sommes en concurrence avec le sommeil, à la marge. C’est donc une très large période de temps.» Cet aveu du fondateur de Netflix, Reed Hastings, formulé en 2017 lors d’un entretien sur les résultats financiers de l’entreprise californienne, en dit long sur le gigantesque marché de la vidéo à la demande par abonnement (SVOD). Lors de son irrésistible ascension, la plus grande plateforme payante de streaming révélait de la sorte qu’elle se souciait davantage de l’accaparement du temps de cerveau de ses abonnés que de concurrents tels qu’Amazon Prime Video, Disney+, HBO Max ou Apple TV+. Pendant plusieurs années, il est vrai que leurs marges de manœuvre respectives étaient conséquentes: entre 2017 et 2022, les recettes mondiales du secteur ont grimpé de 192% (voir le graphique ci-dessous), d’après les données compilées par la plateforme Statista. Mais le marché ne devrait plus connaître une telle croissance dans le futur immédiat.
Après avoir augmenté de 6% en 2022, les investissements dans les contenus originaux ne progresseront que de 2% en 2023.
«Pendant plusieurs années, on a assisté à une phase d’hypercroissance, marquée par une vitesse de déploiement international plus ou moins rapide, analyse Pascal Lechevallier, consultant français en nouveaux médias et spécialiste de la vidéo à la demande par abonnement. Les plateformes recrutaient des abonnés les yeux fermés, faisaient le relevé des compteurs à la fin de la semaine et ne regardaient pas trop le reste. Entre autres parce que l’approche de Wall Street était uniquement volumétrique. A présent, elles entrent dans une phase de rationalisation.» Dans ce contexte inédit, les acteurs du streaming font plus que jamais face à quatre défis majeurs, révélant par la même occasion les risques d’un modèle où le sommeil des abonnés n’est plus tellement l’enjeu déterminant.
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1. Devenir rentable et le rester
Les géants du streaming dépensent chaque année des milliards de dollars pour se frayer une place au sommet et la garder. Outre les dépenses de développement et de promotion de leur plateforme, ce sont les contenus qui engloutissent la part la plus importante des investissements. Non seulement pour acquérir les droits de diffusion des plus grands succès d’audience (par exemple The Office ou Friends), mais surtout afin de financer leurs propres productions, garantes d’une précieuse exclusivité. Amazon Prime Video a prévu plus d’un milliard de dollars pour les cinq saisons de sa série Les Anneaux de pouvoir, tirée de l’univers du Seigneur des anneaux – soit près de 60 millions par épisode! Sur Netflix, la quatrième saison de Strangers Things aurait coûté la bagatelle de 30 millions de dollars par épisode. Jamais les budgets dédiés aux séries n’ avaient atteint de tels sommets.
De ce fait, pendant plusieurs années, les plateformes de streaming s’endettent considérablement afin de proposer le catalogue le plus large et le plus varié possible. «Ces coûts fixes, elles doivent évidemment les amortir en captant un nombre important d’abonnés, commente Axel Gautier, professeur d’économie à HEC Liège. Il n’y a donc pas de place sur le marché pour un nombre infini d’acteurs.»
Or, les signaux d’alerte s’accumulent. En novembre, Disney a rappelé à la rescousse son ancien CEO, Bob Iger, dans un contexte marqué par le déficit exorbitant de ses plateformes de streaming (Disney+, Hulu, ESPN+), dont les pertes opérationnelles ont plus que doublé en un an. Lancée en 2020, Salto ambitionnait pour sa part de devenir ni plus ni moins que le «Netflix français». Ses actionnaires de l’époque, France Télévisions, TF1 et M6, avaient investi 250 millions d’euros dans le projet, finalement torpillé par leur mésentente, la concurrence de leurs plateformes respectives et des pertes cumulées de 86 millions. En novembre 2022, la plateforme Lionsgate+, du studio américain éponyme, a pour sa part décidé de quitter plusieurs pays européens, dont la Belgique et la France. «Certains opérateurs télécoms sont eux aussi en train de rétropédaler, observe Louis Wiart, professeur de communication à l’ULB et spécialiste des industries du numérique. Ils n’arrivent pas à investir dans des contenus originaux et se recentrent sur les investissements dans la 5G et la fibre optique.» C’est le cas d’Orange, en France, qui a cédé son bouquet de chaînes OCS à Canal+ en janvier.
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Mais les turbulences que rencontre Netflix prouvent qu’il ne suffit pas de devenir rentable: encore faut-il le rester. Malgré un nombre d’abonnés en hausse, l’entreprise n’a engrangé que 55 millions d’euros de bénéfices net au dernier trimestre de 2022 (-90% en glissement annuel), bien loin des 257 millions attendus. Est-ce la fin de l’abondance? Outre les hausses successives du prix des abonnements de nombreux acteurs, la rationalisation gagne les contenus. «On estime qu’après avoir augmenté de 6% en 2022, les investissements des acteurs de la SVOD dans les contenus originaux ne progresseront que de 2% en 2023, poursuit Louis Wiart. L’année dernière, Netflix a fait plusieurs annonces allant dans le sens d’un plafonnement de ses investissements et d’un recentrage sur des blockbusters plus grand public. L’entreprise produira sans doute moins de contenus d’auteur avec un gros casting, tels que The Irishman», le film-fleuve de Martin Scorsese, sorti en 2019.
2. Conquérir des abonnés et les garder
«Ce qui coûte cher, dans nos métiers, c’est le recrutement de nouveaux abonnés», concède Philippe Logie, directeur des acquisitions de programmes chez BeTV, un acteur de la vidéo à la demande solidement ancré dans le marché belge, associé à l’opérateur Voo. «Plus encore dans un contexte de crise, trop d’offres tuent l’offre. Au départ, les gros streamers comme Netflix se sont profilés comme des services bon marché. Depuis, ils n’ont cessé d’augmenter leurs prix, alors que l’élasticité du budget des ménages n’est pas infinie.»
Résultat: certains utilisateurs des grandes plateformes de streaming revoient le principe de leur adhésion mensuelle, en résiliant leur abonnement par à-coups, entre les programmes qui les intéressent. Les acteurs de la SVOD ne sont du reste pas seuls sur le terrain de la bataille de l’attention. Après avoir délaissé la télévision linéaire (la consommation traditionnelle de la télé), voilà que les jeunes Français (15-24 ans) se détourneraient déjà du streaming par abonnement, comme le révèle le dernier baromètre Médiamétrie/Harris Interactive, publié en octobre 2022. «En France, on est passé de plus de deux millions à 1,2 million de jeunes abonnés aux plateformes de SVOD en deux ans», confirme Louis Wiart. Les gagnants se nomment TikTok, YouTube ou encore Twitch. Il est probable que la tendance soit identique en Belgique, bien qu’aucune étude l’atteste à ce jour.
La phase de rationalisation se matérialise surtout par l’empressement de Netflix à lancer une offre moins chère avec publicités.
L’ érosion de la croissance globale d’abonnés incite les grands noms de la SVOD à réagir. Pour contrer l’intermittence des abonnements, Netflix commence à répartir la parution des épisodes d’une même série sur plusieurs semaines, ce qui la rapproche curieusement des habitudes de la télévision linéaire. Mais «la phase de rationalisation se matérialise surtout par l’empressement de Netflix à lancer une offre moins chère avec publicités (NDLR: dite AVOD, pour Advertising Video on Demand), alors que l’entreprise avait toujours dit qu’elle ne le ferait pas, indique Philippe Lechevallier. Disney fait la même chose, alors que l’on assiste à une relative saturation du marché sur certains continents. Aux Etats-Unis, par exemple, 89% des foyers sont abonnés à au moins un service de streaming. Quand les consommateurs se mettent à faire des arbitrages, les éditeurs sont contraints de suivre.»
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Bien que la conquête de nouveaux abonnés ralentisse, il n’est toutefois nullement question de récession pour ces acteurs internationaux. D’autant que les continents sud-américain, africain et asiatique constituent un terrain de jeu encore largement sous-exploité, même si les revenus moyens par abonné y seront plus faibles qu’en Amérique du Nord ou en Europe.
3. Diversifier les recettes et les contenus
Vu la saturation progressive de certains marchés, la conquête de nouveaux abonnés se traduit aussi par une diversification de la provenance des contenus propres. «Aujourd’hui, Disney+ consacre 47% de ses investissements à des productions non américaines, évoque Louis Wiart. Chez Netflix, cette part atteint même 64%.» Récemment, la première plateforme de SVOD s’est notamment réjouie que plus de 60% de ses abonnés avaient regardé du contenu sud-coréen en 2022, dans lequel elle investit massivement.
«Dans l’économie des plateformes, un autre challenge consiste à se doter d’une multitude de services complémentaires», souligne Axel Gautier. C’est incontestablement la stratégie d’ Amazon, dont l’offre Prime inclut, au départ, du commerce en ligne, la livraison express, l’essai avant l’achat, un abonnement à une chaîne Twitch et l’accès à sa plateforme de SVOD. De son côté, Netflix se lance dans le segment tant prisé du jeu vidéo. Après avoir investi les jeux mobiles, intégrés dans son interface, l’entreprise a annoncé, en novembre dernier, le recrutement de talents en vue de réaliser un jeu à la troisième personne sur ordinateur. En 2021, elle avait déjà embauché le producteur de la licence Overwatch, Chacko Sonny, pour diriger le Netflix Games Studio.
4. Miser sur la différence et la sélectivité
Dans un marché européen particulièrement fragmenté, il est illusoire d’essayer de rattraper les trois géants du streaming. A eux seuls, Netflix, Amazon Prime Video et Disney+ concentrent 70% des abonnés européens. Les tentatives locales ne sont pourtant pas nécessairement vouées à l’échec. «Malgré le flop de Salto en France, des plateformes européennes parviennent à se hisser en bonne position dans leurs marchés respectifs, poursuit Louis Wiart. On peut citer ViaPlay en Europe du Nord, Voyo en Europe de l’Est et même Streamz en Flandre.»
En Belgique francophone, BeTV, par exemple, peut capitaliser sur la fidélité de ses abonnés, visiblement sensibles à son travail d’éditorialisation des contenus, aux antipodes de l’avalanche des titres déboulant sans le moindre filtre sur les plateformes américaines. «Ce qui nous distingue aussi des grands streamers, c’est notre ancrage local, commente Philippe Logie. Nous accumulons des années de relations harmonieuses avec tout le tissu industriel de la production et de la distribution. Nos contenus sont travaillés et défendus en amont. A côté de notre attachement à la culture francophone, nous ne sommes pas dénués de productions américaines. Contrairement à Orange en France, nous avons réussi à conserver HBO (NDLR: le producteur de Game of Thrones, House of the Dragon et The Last of Us), parce que nous sommes un très ancien partenaire.»
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En revanche, les gros studios hollywoodiens ne se feront pas tous une place dans le tumultueux marché de la SVOD. «Ces acteurs doivent investir des montants colossaux pour exister, alors qu’ils peinent aujourd’hui à amortir leurs films à travers plusieurs fenêtres de diffusion: cinéma, DVD, télévision, SVOD, conclut Louis Wiart. Leur repositionnement vers des diffusions exclusives sur leurs plateformes les contraint à se séparer de leurs meilleurs clients historiques, à savoir les salles de cinéma.»
Dans un marché qui reste malgré tout en croissance, les consommateurs de SVOD n’ont pas fini de s’endormir en «scrollant» à travers des catalogues de streaming toujours plus fournis. Mais les géants du secteur ne peuvent résolument plus se reposer sur leurs acquis, tant la voracité du grignotage de temps de sommeil atteint des sommets. Et se traduit, aussi, par une chute du temps d’attention humain, incompatible avec leurs ambitions.
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