Pourquoi la dette publique compliquera la vie des futurs gouvernements
Hors des clous européens de déficit budgétaire et d’endettement depuis au moins cinq ans, le pays est sommé de revoir sa copie et de redresser la barre. Tant au fédéral qu’aux Régions et Communautés. De quoi mettre un peu de piment dans la vie des nouveaux gouvernements.
En d’autres temps, l’élève Belgique aurait été envoyée dans le coin de la classe, avec un bonnet d’âne sur la tête. La sentence est aujourd’hui plus polissée, mais la réprimande n’a rien perdu de son effet gifleur. En annonçant, le 19 juin, que la Belgique était, au même titre que six autres Etats, sous le coup d’une procédure pour déficit excessif, la Commission européenne l’a solidement rappelée à l’ordre. Non sans appuyer là où ça fait mal: sur la structure institutionnelle belge. «L’efficacité de la planification à moyen terme, en Belgique, reste faible, et la coordination entre niveaux de pouvoir est limitée. Cela nuit au contrôle, par le Conseil supérieur des finances, et cela accroît le risque de déviation de la trajectoire budgétaire de moyen terme», estime la Commission. La forme est élégante, le fond, assassin.
On ne peut pas lui donner tort. Cette année, le déficit public, c’est-à-dire la différence entre les dépenses et les recettes, devrait atteindre 4,4% du PIB (produit intérieur brut). Soit, tout de même, quelque 26 milliards d’euros. L’an prochain, il grimperait à 4,7%. Selon les prévisions du Bureau du Plan, à politique inchangée, quelque 40 milliards d’euros devraient manquer dans la cassette belge en 2029.
Ce dérapage s’explique: les taux d’intérêt sont plus élevés qu’il y a quelques mois, la croissance économique ne dépasse pas 1,5%, le vieillissement de la population accroît les dépenses de sécurité sociale. «Le coût du vieillissement augmentera à un rythme plus élevé jusqu’à 2030 environ, avec les nombreux départs à la pension des baby-boomers, précise Véronique Goossens, économiste en chef chez Belfius. La Commission n’en fait toutefois pas une circonstance atténuante. Donc il faudra trouver des solutions budgétaires par ailleurs.» C’est une piètre consolation mais la Belgique est, au côté de la France (5,5%), de l’Italie (7,4%), de la Hongrie (6,7%), de Malte, de la Pologne et de la Slovaquie, le pays dont le déficit budgétaire est le moins lourd.
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Quant à la dette publique, elle devrait se maintenir à 105% du PIB en 2024 avant de passer à 106,6% du PIB en 2025, à politique inchangée. A titre de comparaison, le taux d’endettement moyen des pays de l’Union européenne s’établissait à 81% en 2023. Le constat appelle malgré tout des nuances. «On reste dans une conception très traditionnelle de la dette, estime l’économiste Olivier Lefebvre. Par exemple, le coût du vieillissement n’est pas pris en considération, pas plus que celui des risques climatiques, dont on sait les graves conséquences pour les finances publiques. On l’a vu lors des inondations de juillet 2021.»
Du déjà-vu?
Ce n’est pas la première fois que la Belgique voit ses finances publiques déraper. En 1993, son taux d’endettement s’envolait à 138% du PIB! Des efforts colossaux, passant notamment par des sauts d’index, une pression fiscale plus forte et une réduction des dépenses publiques, l’avaient ramené sous les 90% en 2007. La crise financière de 2008 a tôt fait de déchirer ce beau bulletin. Après s’être endettée pour assurer le sauvetage de ses grandes banques menacées de faillite, la Belgique s’est retrouvée en procédure de déficit excessif jusqu’en 2014. Et voilà que ça recommence…
La bible budgétaire européenne, autrement appelée «Pacte de stabilité et de croissance», impose en effet aux Etats membres de ne pas laisser leur déficit public filer au-dessus de 3% du PIB, ni leur dette dépasser les 60% du PIB. Ce dernier chiffre, la Belgique ne l’a jamais atteint depuis la signature, en 1992, du Traité de Maastricht, ancêtre du Pacte de stabilité. «Tendre» vers les 60% suffit à apaiser les foudres de la Commission.
«On culpabilise les politiques en disant qu’ils dépensent trop. Mais l’endettement est lié à d’autres conditions.»
«Souhaiter que les comptes soient à l’équilibre n’est pas en soi quelque chose de mal, recadre Jessy Bailly, maître de conférences en science politique et chercheur associé à Sciences Po Aix et au Cevipol (ULB). Mais il faut réinterroger le fait qu’aujourd’hui, la dette publique ne cesse de grandir et que cela n’est pas principalement lié à un excès de dépenses publiques. On a tendance à culpabiliser les responsables politiques en disant qu’ils dépensent trop. Mais l’endettement est lié à d’autres conditions: les gouvernements européens ne cessent de creuser leurs manques à gagner fiscaux, c’est-à-dire qu’ils mettent en place des niches fiscales ou se dépossèdent du levier de la fiscalité pour taxer celles et ceux qui doivent le plus contribuer à l’impôt. Considérer que les Etats devraient avoir 0% de déficit, ou de dette, c’est en général considérer que la puissance publique doit être minimale, notamment dans son intervention sociale, auprès des publics les plus précaires et marginalisés.»
Depuis la mise en place de ce cadre budgétaire imposé à tous les Etats de l’Union, les seuls écarts qui ont été acceptés l’ont été entre 2020 et 2023, lors de la crise du Covid puis, après le déclenchement de la guerre en Ukraine, pendant la crise de l’énergie qui a suivi. Depuis lors, l’Union a quelque peu retouché ses règles budgétaires, prévoyant notamment d’évaluer la situation pays par pays, en tenant compte de ses particularités. Mais la Belgique ne bénéficiera d’aucune circonstance atténuante.
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Et maintenant? Officiellement, la Commission proposera au Conseil des ministres des finances, le 16 juillet prochain, le lancement de cette procédure de déficit excessif. Chaque Etat concerné devra ensuite remettre, pour le 20 septembre, son «plan budgétaire structurel de moyen terme». Le 15 octobre, les Etats membres devront rentrer leur projet de budget 2025. Après en avoir pris connaissance, en novembre, la Commission jettera son grain de sel dans la recette proposée en transmettant ses propres recommandations. Dans tous les cas, les Etats en infraction devront réduire leurs dépenses de quelque 0,5% de leur PIB chaque année. Pour la Belgique, l’effort porterait sur quelque 25 à 30 milliards sur cinq ans.
Théoriquement, chaque pays disposera de quatre ans pour redresser sa barre budgétaire. Mais un délai supplémentaire de trois ans pourrait être octroyé, notamment à la Belgique, à condition que les mesures et réformes proposées semblent pertinentes aux yeux de la Commission.
«L’Europe reste dans une conception très traditionnelle de la dette.»
La Belgique, où des élections fédérales et régionales ont eu lieu le 9 juin dernier, ne dispose pas encore de gouvernements opérationnels. A ce titre, le pays pourrait bénéficier d’un répit supplémentaire pour présenter sa prochaine feuille de route budgétaire. Ou plus exactement ses feuilles de route budgétaires. Car dans la situation actuelle, tous les niveaux de pouvoir devront s’y mettre pour redresser les finances publiques. Le bien inspiré Bart De Wever (N-VA), désormais informateur, avait d’ailleurs demandé à chacun de ces partenaires un bulletin détaillant l’état de santé de leurs finances publiques.
Si la Belgique –ou un autre Etat membre pris en défaut– ne corrigeait pas sa trajectoire budgétaire, elle risquerait une sanction financière, de l’ordre de 0,1% du PIB par an, soit, pour la Belgique, environ 300 millions d’euros. Mais jusqu’à présent, malgré que plusieurs Etats aient affiché un vrai dérapage budgétaire non contrôlé, une telle sanction n’a jamais été appliquée.
Mise à part cette épée de Damoclès financière, un Etat qui resterait durablement dans une situation de lourd endettement risquerait surtout de ne plus être en mesure, à un moment, de le financer. Autrement dit, il ne parviendrait plus à trouver de l’argent ni via des impôts nouveaux, ni auprès de prêteurs sur les marchés financiers. «Au-delà d’une approche budgétaire cohérente et solidaire avec l’ensemble des pays de l’Union européenne, un Etat qui ne ferait rien pour réduire sa dette risque de ne plus pouvoir emprunter qu’à des taux d’intérêt de plus en plus élevés», relève Véronique Goossens. Le pire serait, en fonction d’un cumul de paramètres économiques défavorables, de basculer dans un tel effet boule de neige car avec des taux d’intérêt élevés, la dette gonfle mécaniquement encore plus.
La Belgique n’est actuellement pas dans cette situation: le pays garde la confiance des investisseurs. Elle peut aussi compter sur les Belges et leur épargne, comme on l’a vu avec le succès des derniers bons d’Etat. «Toutefois, glisse Jessy Bailly, on est en droit de légitimement se demander s’il faut que l’Etat compte sur l’épargne des citoyens pour se responsabiliser sur le plan budgétaire, ou s’il doit adapter une attitude visant à prendre l’argent où il est, c’est-à-dire auprès des segments les plus riches, en pratiquant une politique fiscale progressive.»
Cela dit, un pays lourdement endetté n’a par définition aucun bas de laine pour pouvoir réagir adéquatement en cas de crise subite et ne dispose d’aucune réserve pour financer des investissements indispensables sur le long terme. Enfin, sur le plan intérieur, un endettement inquiétant pousse souvent les ménages et les entreprises à garder leur argent sous le coude, dans un réflexe de prudence.
«La pression fiscale est déjà élevée en Belgique. C’est du côté des recettes qu’il faudrait agir.»
Quelle marge de manœuvre pour les nouveaux élus?
C’est dans ce contexte plombé que les partis vainqueurs des dernières élections se mettront donc au travail. Avec quels projets et à quel prix? Un mois avant le scrutin, le Bureau du Plan s’était livré à un exercice de chiffrage des priorités électorales de chacun des partis. Il en ressort que, tant en matière de déficit public que d’endettement du pays, tous les partis engagés dans les négociations fédérales, (MR, Engagés, N-VA, CD&V, Vooruit) à l’exception de la N-VA, défendaient un programme aggravant le dérapage. «Même si l’analyse du Bureau du Plan peut prêter le flanc à la critique, il faut en retenir que les efforts budgétaires à fournir seront colossaux», glisse Véronique Goossens. Le programme du MR était le moins favorable, avec un déficit public à 7,6% du PIB en 2029, c’est-à-dire à la fin de la législature, et une dette dépassant les 120% du PIB.
«Pour revenir dans les clous, il n’y a pas de recette magique, rappelle l’économiste Olivier Lefebvre. Dans la mesure où la pression fiscale est déjà élevée en Belgique, c’est plutôt du côté des recettes qu’il faudrait agir.» Notamment par la remise à l’emploi de milliers de personnes aujourd’hui absentes du marché du travail, le but étant de parvenir à un taux d’emploi de 80%, contre 72,4% aujourd’hui.
«Ce qui est inquiétant, poursuit Olivier Lefebvre, c’est que les nouveaux gouvernements pourraient poser de mauvais choix dès lors que le bulletin dressé par l’Europe ne tient pas compte des nouveaux risques. On sait que ne rien faire, ne rien anticiper sur le front du réchauffement climatique, coûtera plus cher à l’avenir que d’agir dès à présent. Mais le gouvernement risque de ne pas se lancer dans ce type d’investissements pour ne pas creuser encore sa dette. Un Etat membre devrait être autorisé à s’endetter si les mesures qu’il prend lui permettent de réduire l’impact des risques climatiques à venir. Car de mauvais choix posés aujourd’hui alourdiront encore plus les finances publiques demain.»
«Pour un Etat, ce qui compte le plus, ce n’est pas de respecter stricto sensu les critères budgétaires et de dette publique, résume Jessy Bailly. Mais de montrer qu’il est conscient du danger de s’endetter à l’excès. Autrement dit, le cadre européen ne permet pas de mener des politiques budgétaires ambitieuses et redistributives.»
Voilà qui devrait contrarier les partis vainqueurs des dernières élections, impatients de prendre les rênes du pouvoir…
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