Pourquoi aucun gouvernement n’ose s’attaquer à la voiture de société et aux chèques-repas (analyse)
Héritage du passé, les chèques-repas et la voiture de société sont devenus, au fil du temps, des droits acquis dont la Belgique est la championne toutes catégories. Difficile pour le gouvernement de revenir en arrière…
D’où viennent ces fameux avantages fiscaux qui semblent tatoués sur la peau des Belges depuis la nuit des temps sans qu’on puisse les effacer? Ils ont plus d’un demi-siècle, tout de même. Soit au moins deux générations. C’est qu’on a eu le temps de s’y habituer, ou plutôt de s’y accrocher. Les chèques-repas sont arrivés les premiers. En 1965, juste après la France. On les appelait, à l’époque, les Tickets restaurant. Ils étaient censés pallier l’absence de cantine dans les entreprises, certaines d’entre elles – les plus grandes – en offrant à leurs travailleurs gratuitement ou à prix très modiques, d’autres pas. L’idée est née au Royaume-Uni juste après la Seconde Guerre mondiale: les «luncheon vouchers» devaient aider les ouvriers à s’offrir un repas sain par jour pour quelques pence.
Même les pouvoirs publics ont proposé des titres-repas pour calmer les enseignants en grève, alors que ce système n’est toujours pas inscrit dans le code des impôts.
«Dans les années 1960, on a voulu égaliser cet avantage alimentaire entre les travailleurs, explique Marc Bourgeois, professeur de droit fiscal à l’ULiège. Les entreprises qui n’avaient pas de cantine ont pu ainsi compenser cette carence avec les Tickets restaurant. Ensuite, c’est devenu un moyen de proposer un complément de salaire sur lequel aucune cotisation sociale n’est exigée et qui est très peu taxé. Même les pouvoirs publics l’ont récupéré au début des années 1990 en proposant des titres-repas pour calmer les enseignants en grève, alors que ce système, toujours pas inscrit dans le code des impôts sur les revenus, faisait juste l’objet d’une tolérance administrative.»
Les voitures de société, elles, ont vu le jour dans les années 1970. Au départ, des entreprises en ont acquis pour permettre à leurs travailleurs – délégués commerciaux ou techniciens, par exemple – de se déplacer professionnellement, sans devoir les défrayer au kilomètre officiel. C’était donc des voitures de société au sens propre du terme. Ensuite, les voitures de fonction, pour les dirigeants et hauts cadres d’entreprise, se sont multipliées. «Les “voitures salaire”, soit les véhicules que reçoit un travailleur comme complément de salaire sans en avoir nécessairement besoin dans le cadre de son boulot, sont, elles, plutôt apparues vers la fin des années 1980 et ont connu un boom dans les années 1990», explique Bart Jourquin, professeur à l’UCL.
Ce spécialiste en mobilité relate: «A cette époque, les entreprises de services, essentiellement les banques, y compris la Banque nationale, et les assurances, voulaient rationaliser leurs activités en rapatriant et centralisant leurs sièges régionaux au sein de deux grands pôles, Bruxelles et Anvers. Pour faire passer la pilule auprès de leurs travailleurs dont le déplacement domicile-travail s’était considérablement allongé, elles leur ont offert des voitures salaire, avec effet de contagion sur les employeurs d’autres secteurs et les conséquences qu’on connaît sur les plans de la pollution et des encombrements. On peut considérer, d’un point de vue macroéconomique, que ces économies d’échelle, principalement du secteur banque-assurance, se sont faites au détriment de la société.»
Belgique championne toutes catégories
Depuis lors, bien qu’il existe peu de chiffres précis en la matière, on peut dire que le nombre de voitures de société n’a fait qu’augmenter. Selon un rapport 2020 de la Febiac (fédération automobile belge), 17% des véhicules sont des voitures de société dont plus de deux tiers sont utilisées pour des trajets privés. Un récent rapport d’Acerta, le spécialiste des ressources humaines, a révélé que 22% des employés bénéficiaient aujourd’hui d’une voiture de société, ce qui est 26% de plus qu’il y a cinq ans. La Belgique en est devenue championne toutes catégories. En 2014, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui dénonçait déjà «l’effet préjudiciable des avantages fiscaux accordés aux automobilistes», a publié, par pays, la subvention annuelle moyenne par véhicule, à laquelle équivaut la fiscalité allégée sur les voitures de société (voir l’infographie ci-dessous). La Belgique était la première avec 2 763 euros, devant l’Allemagne, où la voiture de société est aussi sacrée, et surtout loin au-dessus de la moyenne OCDE de 1 600 euros.
Des chercheurs de l’ULB et de l’Université Saint-Louis ont calculé qu’en 2016, on comptait 650 000 voitures de société en Belgique, soit 11,5% du parc, et que celles-ci parcouraient 23% de la distance totale parcourue par l’ensemble des voitures. «Cela montre qu’on les utilise bien davantage qu’une voiture qu’on financerait soi-même, surtout avec la carte essence fournie par l’employeur, souligne le Pr Bourgeois. Avec ses avantages fiscaux, la voiture de société a aussi incité pas mal de Belges à habiter dans des zones plus éloignées des villes. Elle a donc participé à la dispersion de l’habitat, qui rend plus compliquée l’utilisation des transports en commun. Des institutions internationales, comme la Commission européenne, l’ont déjà pointé. Il est évidemment compliqué de changer une politique urbanistique du jour au lendemain.»
La politique fiscale incite les gens à prendre davantage la voiture. En off, tous les politiques disent que ce système est absurde.
Il est surtout difficile de revenir en arrière avec tous ces avantages fiscaux. «Parce qu’ils sont devenus des droits acquis, explique Etienne de Calataÿ, professeur d’économie à l’UNamur et fondateur d’Orcadia. Des sondages ont montré que même les Belges qui n’en bénéficient pas sont favorables à la voiture de société. Il y a là quelque chose de l’ordre de l’affect. C’est comme pour les écochèques: alors que cela revient finalement à imprimer de la fausse monnaie, avec un coût administratif qui n’est jamais pris en compte, cela a un côté “cadeau” que ceux qui les reçoivent aiment et attendent. Si ces avantages sont devenus un tabou politique, c’est d’abord parce que l’opinion n’est pas mûre pour changer de paradigme.»
Le flop du «cash for car»
Ces avantages ont aussi constitué une solution de compromis facile entre partenaires sociaux. «Avec d’un côté, les syndicats qui demandent davantage de salaire et, de l’autre, les patrons qui rétorquent que ça leur coûte trop cher, les charges du travail étant trop élevées, les chèques-repas et la voiture de société ont souvent permis de trouver un accord», explique Dave Sinardet, politologue à la VUB. Mais cela a un coût pour l’Etat, évalué entre deux et trois milliards d’euros annuels. Des voix dénoncent aussi le coût de la congestion sur les routes. «A la fin des années 1980, le Belge roulait en moyenne 10 000 à 11 000 km par an, contre 15 000 aujourd’hui, expose Bart Jourquin. Cette augmentation est essentiellement due aux plus longs déplacements entre le domicile et le lieu de travail. Le coût de la congestion dépasse aujourd’hui les trois milliards d’euros par an.»
Pour amortir les diverses critiques internationales et nationales – le Conseil supérieur des Finances a, lui aussi, blâmé les autorités pour la voiture de société –, le gouvernement a tenté de mettre en place divers stratagèmes. En 2016, Didier Reynders (MR), alors vice-Premier dans l’équipe de Charles Michel, a imaginé et défendu le principe du «cash for car» qui devait inciter à abandonner sa voiture salaire pour une allocation compensatoire de 450 euros net par mois en moyenne. Effective début 2018, cette mesure a séduit très peu de travailleurs et a été recalée par la Cour constitutionnelle qui y voyait un salaire déguisé moins taxé que les autres rémunérations. «Par cet arrêt, la Cour mettait le doigt sur le problème discriminatoire des voitures de société, explique le Pr Bourgeois. Elle a clairement dit qu’une rémunération compensatoire défiscalisée, c’était vraiment aller trop loin, cette fois, dans les inégalités entre travailleurs.»
Très vite mis en place dans la foulée, le budget mobilité, qui décline les avantages en nature sur un mode plus durable, soit un échange de sa voiture salaire contre une enveloppe permettant d’acquérir un vélo, de souscrire un abonnement en transport en commun ou de louer un logement à proximité du lieu de travail, n’a pas eu beaucoup plus de succès jusqu’ici (0,5% des employés, selon une étude récente d’Athlon). Mais les Ecolos comptent le renforcer. Quant au plan cafétéria, plus récent, il est censé élargir la palette de choix pour le travailleur, dans quatre domaines: mobilité, équilibre vie privée-vie professionnelle, équipements numériques, assurances complémentaires. «Sous des apparences plus favorables, cela reste discriminatoire et renforce les inégalités car tous les employeurs ne peuvent le proposer», souligne Marc Bourgeois.
Hier comme aujourd’hui, on sent les décideurs timorés par rapport à la question des avantages en nature. «Il y a, en réalité, une incohérence politique totale depuis des années là-dessus, relève Dave Sinardet. La politique fiscale incite les gens à prendre davantage la voiture. Or, en off, tous les politiques disent que ce système est absurde. Même à droite, et parfois publiquement comme l’a déjà fait Johan Van Overtveldt (N-VA) quand il était ministre des Finances. Mais tous ont peur du hara-kiri électoral…» «Si on y ajoute le lobbying des secteurs concernés, on a tout compris, renchérit Etienne de Calataÿ. On sait que le lobby des chèques-repas n’a pas été avare en invitations de personnalités à des événements ou en sponsoring d’activités communales.» Pour nos interlocuteurs, l’actuel ministre des Finances Vincent Van Peteghem (CD&V) est le premier à vouloir réellement changer le sens du vent. Mais le rapport de ses experts a déjà provoqué une tempête au sein du gouvernement…
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