travail au noir
Le secteur de la construction est, parmi d’autres, qualifié de «sensible» en matière de travail au noir. © PHOTOPQR/L'ALSACE/MAXPPP

Pour booster l’emploi, faut-il combattre le travail au noir? «C’est crucial»

Benjamin Hermann
Benjamin Hermann Journaliste au Vif

Le travail au noir pèserait 3,4% du PIB en Belgique. Pour augmenter le taux d’emploi «officiel», s’attaquer à l’économie souterraine peut faire partie de la solution. Le ministre de l’Emploi en est convaincu.

Plus qu’une ambition politique, c’est devenu un mantra. Il faut atteindre, d’ici à la fin de la législature, un taux d’emploi de 80%. Le caractère réaliste de cet objectif est mis en cause, mais c’est bien le cap fixé par l’Arizona.

Il faudrait créer grosso modo 550.000 emplois, dont environ 300.000 seraient générés automatiquement en raison de l’évolution démographique, précise le ministre de l’Emploi, David Clarinval (MR). Une batterie de mesures figurent dans l’accord, depuis la limitation des allocations de chômage dans le temps au renforcement de la compétitivité, en passant par le fameux différentiel de 500 euros entre ceux qui bossent et ceux qui ne le font pas. Pas officiellement, du moins.

En effet, en plus de l’assainissement budgétaire auquel il s’astreint, le gouvernement affiche des ambitions en matière de lutte contre la fraude sociale. Il en découle une question: la lutte contre le travail au noir, en particulier, peut-elle aussi servir de levier pour augmenter le taux d’emploi? Ou, pour le formuler autrement, insérer sur le marché du travail des personnes qui sont déjà actives, mais ne cotisent pas.

«Le message principal, c’est évidemment qu’on veut récompenser les gens qui travaillent, tout en insérant sur le marché de l’emploi les personnes au chômage, sans oublier une part des malades de longue durée, rappelle-t-on au cabinet de David Clarinval. Et oui, dans ce contexte, la lutte contre la fraude sociale est un élément crucial

Manque à gagner pour la collectivité

En plus des questions de concurrence déloyale, de perturbation de l’économie et de manque de respect des droits des travailleurs se pose toujours la question du manque à gagner pour la collectivité, du côté des recettes fiscales et des cotisations sociales.

«Cela reste difficile à estimer, note Charles-Eric Clesse, professeur de droit social à l’ULB et ancien auditeur du travail du Hainaut. Selon les études, en matière de fraude sociale, le déficit pour l’Etat oscille entre six et quinze milliards. Et qui dit fraude sociale dit souvent fraude fiscale, ça va de pair. Dans l’Horeca, si le restaurateur, par exemple, a besoin d’argent pour payer du personnel au noir, il faudra de l’argent non déclaré, donc des repas non déclarés, etc. Tout cela représente aussi un manque de recettes fiscales» pour les pouvoirs publics.

Concernant la seule lutte contre la fraude sociale, le gouvernement fédéral a inscrit dans ses tableaux budgétaires des rentrées supplémentaires de l’ordre de 300 millions d’euros en 2026, pour atteindre progressivement 600 millions en 2029. Comment les atteindre? On a beau insister sur l’importance du sujet, auprès du ministre en charge de la Lutte contre la fraude sociale, Rob Beenders (Vooruit), on ne s’aventure pas encore dans les détails. La note de politique générale sera présentée à la Chambre en mars. En attendant, on peaufine.

L’accord de gouvernement, lui, annonce des mesures spécifiques. Il s’agit, par exemple, de recruter 300 personnes supplémentaires pour lutter contre la fraude, mais cela englobe un grand ensemble: fraude sociale, fraude fiscale, police judiciaire et justice.

Citons encore un renforcement de l’échange de données et de la coopération entre services, le fait de permettre au services d’inspection d’avoir accès à distance aux données des caisses blanches, un renforcement des contrôles, l’actualisation du rôle du Service d’information et de recherche sociale (Sirs), etc. Mais, insiste-t-on au cabinet du ministre de l’Emploi, «les mesures concernant la fraude sociale seront prises après consultation des partenaires sociaux».

Plus attractif, plus compétitif, plus déclaré

D’autres mesures de politique de l’emploi sont susceptibles de réduire le recours au travail au noir, soutient-on chez David Clarinval, l’idée étant qu’une plus grande attractivité incite à s’insérer sur le marché de l’emploi et –du côté des employeurs– à recruter de façon déclarée.

«Les flexi-jobs sont un bon exemple d’alternative légale et transparente pour tout le monde. La Vivaldi les avait déjà étendus. La volonté de l’Arizona est de les étendre à tous les secteurs.» Au passage, un autre exemple est cité, à savoir le relèvement à un maximum de 650 heures de la limitation du travail étudiant, qui peut aussi donner lieu à du travail en stoemelings.

La problématique du travail au noir implique les travailleurs concernés, les clients qui acceptent ou sont demandeurs, sans oublier les employeurs. «Je dirais même que les employeurs sont souvent les premiers demandeurs, souligne Charles-Eric Clesse. Les fraudeurs doivent être mis devant leurs responsabilités. Je le dis souvent à mes étudiants: cela peut sembler chouette de se faire un peu d’argent de poche en travaillant en noir, mais s’il vous arrive un accident, l’employeur risque de vous laisser tomber.»

Il estime que certaines mesures annoncées, comme la hausse de la quotité exemptée d’impôt ou les soutiens à l’embauche vont dans le bon sens. «Il faudra voir comment une certaine population va suivre. Je ne mets certainement pas tous les chômeurs dans le même panier», mais la pratique du travail au noir semble parfois bien ancrée dans la société en général.

L’Horeca est régulièrement pointé du doigt, lorsqu’il est question de lutte contre le travail au noir. © BELGAIMAGE

«On peut parler de certaines pratiques d’employeurs aussi, qui font leurs calculs, ajoute Charles-Eric Clesse. Parfois, il est plus intéressant de payer au noir et de se faire pincer de temps en temps, en s’acquittant de l’amende de 4.800 à 56.000 euros par personne non déclarée. Quand vous avez économisé tout l’année sur les cotisations», le calcul un peu cynique est rapide.

Qui travaille au noir?

Il ne faudrait pas non plus s’imaginer qu’une masse importante de travailleurs au noir est susceptible de rejoindre en toute simplicité le marché de l’emploi déclaré. «Le taux d’emploi, déjà, n’est pas la bonne mesure», tempère l’économiste Etienne de Callataÿ (Orcadia). Il donne une proportion de la population active, mais ne dit rien de la nature des emplois, de leurs conditions, des heures prestées, de la production de richesse ni des retombées fiscales.

Le travail au noir, de surcroît, «n’est pas uniquement le fait de chômeurs». Même si elles sont loin de représenter la totalité de l’inspection sociale, la majorité des infractions enregistrées par le Sirs en 2024, portaient sur la «Dimona», la déclaration immédiate de l’employeur en début et en fin de contrat (39,5%) ou sur des cas de temps partiels (26,4%). Les situations de chômage total représentaient 15,2% des infractions et les différents cas de figure impliquant de la main-d’œuvre étrangère, 17,2% des cas.

«Quand on fait des contrôles, il y a tout de même un vivier de personnes qui fraudent à la sécurité sociale et qui pourraient avoir un travail déclaré, estime pour sa part Charles-Eric Clesse. Je pense aux travailleurs non déclarés qui sont chômeurs ou mutuellistes. Disons que les rentiers et les personnes qui travaillent déjà ont sans doute moins de raisons de le faire» et sont moins «intéressants» à réinsérer, fiscalement parlant.

Avant toute chose, prévient-il cependant, «il faut partir d’un préalable, celui du double consentement lors d’un contrat de travail. On peut difficilement obliger un employeur à engager quelqu’un et forcer les travailleurs au noir à être engagés. Je ne vois pas très bien par quel mécanisme légal on le ferait.» Voilà probablement une des nombreuses difficultés que rencontreront encore les tenants d’un taux d’emploi «très optimiste» fixé à 80% à moyen terme.

Les activités souterraines représenteraient 3,4% du PIB

Par définition, chiffrer l’ampleur du travail au noir constitue un exercice compliqué.

La Banque nationale de Belgique (BNB) établit néanmoins des estimations de ce qu’elle qualifie «d’économie non observée» (ENO). Un ensemble de méthodes est mobilisé, à partir d’observations directes et indirectes, précise le porte-parole de la BNB. Les observations directes se basent sur les enquêtes auprès des ménages, ou encore les saisies de drogue. «En ce qui concerne les sources d’information indirectes, des rapports de certains experts, tels que des auditeurs fiscaux et sociaux, sont utilisés, ainsi que les résultats de la recherche scientifique», par exemple sur l’écart entre la TVA attendue et celle qui est réellement perçue.

Les estimations les plus récentes portent sur la période 2009-2021. L’ENO aurait pesé 3,9% du PIB, dont 0,5% attribué à l’économie illégale (drogue, prostitution, contrebande) et 3,4% aux activités souterraines. Ces dernières comprennent les activités intrinsèquement légales, mais dissimulées aux pouvoirs publics dans le but d’échapper au paiement de la TVA ou des cotisations sociales, ou d’éviter des normes sociales. Elles recouvrent donc le travail au noir.

La BNB ajoute que «les PME sont plus susceptibles de contribuer à l’ENO car, contrairement aux grandes entreprises, elles ne sont pas auditées par des commissaires aux comptes». Les secteurs les plus concernés sont ceux dont la production est orientée vers les ménages: construction, vente en gros et au détail, entretien et réparation de véhicules, Horeca, certaines professions libérales.

A noter que certains travaux internationaux établissent des estimations nettement supérieures. Une étude réalisée pour le compte du Parlement européen et publiée en 2022 estimait à 16% du PIB belge la part de l’économie souterraine (shadow economy) cette année-là. C’était moins qu’au début du siècle (21,4% en 2003) et un peu en dessous de la moyenne européenne.

Une autre manière d’appréhender le phénomène consiste à observer les statistiques de contrôles. Le Service d’information et de recherche sociale (Sirs), qui chapeaute divers services d’inspection sociale, chiffre les contrôles de ses cellules d’arrondissement (ce n’est pas l’ensemble des contrôles effectués en Belgique).

En 2024, sur 13.930 contrôles effectués, 4.694 (33,7%) ont constaté une infraction de type «travail au noir». Important: certains secteurs «sensibles» sont particulièrement ciblés, parce qu’ils ont recours à de la main-d’œuvre peu qualifiée, ont vu les infractions augmenter ces dernières années ou ont recours à un grand nombre de travailleurs étrangers. Il s’agit par exemple de l’Horeca et de la construction.

Les secteurs aux pourcentages de contrôles positifs les plus élevés sont les car-wash (77,4%), l’Horeca (63%), les soins de beauté (44,2%), l’industrie manufacturière (42,1%), le commerce de détail (38,8%) et le déménagement (36,4%). Plus bas, quelques secteurs avoisinent les 20%: agriculture, taxis, construction ou encore commerce de gros.

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