« Paul Magnette fait rêver, non? »: trois experts analysent la semaine de 32 heures du président socialiste
Une semaine de 32 heures de travail, à salaire inchangé : voilà la proposition alléchante du président du PS, Paul Magnette, pour lancer sa campagne électorale. Eric Dor, Geert Noels et Bruno Van der Linden, économistes, décortiquent la faisabilité d’une telle proposition. Spoiler: « Qu’on soit de gauche ou de droite, il faut reconnaître que cette mesure est dangereuse pour l’économie ».
Le PS de Paul Magnette presse pour les salaires. Il en fait sa priorité numéro un à quatre mois des élections, et lance pleinement sa campagne avec deux propositions qui ont retenu l’attention médiatique ces derniers jours. Un : réduire le temps de travail à 32 heures par semaine, soit quatre jours de travail, avec un salaire inchangé. Deux : augmenter le salaire minimum brut de 2.000 à 2.800 euros. Séduisant. Mais réaliste d’un point de vue économique ?
La proposition de Paul Magnette, « un tsunami » pour les entreprises
Un changement de ce type serait « un tsunami » pour les entreprises, et très complexe à mettre en œuvre, prévient d’emblée Bruno Van der Linden, professeur émérite d’économie à l’UCLouvain. « Réduire le temps de travail à 32 heures aurait des conséquences multiples. Les études académiques sérieuses et non-militantes sur le sujet sont rarement positives en termes d’impact final sur l’emploi », rappelle-t-il.
En réduisant le temps de travail, le but est aussi d’améliorer la productivité-horaire des travailleurs. Une possibilité loin d’être acquise. « Si la pression de l’employeur pour limiter la perte de production est forte, l’effet sur le stress du travailleur (a priori positif puisqu’il travaille un jour de moins par semaine) devient incertain. Donc, s’il y a un gain d’efficacité horaire des travailleurs, il n’est cependant pas durablement suffisant pour maintenir le niveau de production inchangé », redoute Bruno Van der Linden.
Par ailleurs, estime l’économiste, un gain de productivité ne compensera de toute façon pas la réduction du temps de travail. « Pour autant que l’entreprise ne soit pas en sous-utilisation totale de sa main d’œuvre, elle devrait embaucher de manière compensatoire pour arriver à la même production. Dans un contexte où de nombreuses entreprises font face à des difficultés d’embauche et que le nombre de métiers difficiles à pourvoir augmente d’année en année, la faisabilité de cette hypothèse est très réduite ».
L’effet d’embauche compensatoire, flop annoncé ?
La grande idée qui découle de la proposition socialiste est de mettre en place l’idée de partage du travail. En d’autres termes, on travaille moins d’heures pour faire la place pour d’autres, et on réduit donc le chômage. « Mais pour y parvenir, il faudrait une main d’œuvre adéquate et recrutable à un coût raisonnable. Ce qui est loin d’être évident dans le contexte actuel, note le professeur de l’UCLouvain. Et donc, l’effet compensatoire d’embauche pourrait être un flop. D’autant plus si cela nécessite des coûts de formation importants, et donc, un coût du travail en augmentation pour les entreprises. Cette hausse des coûts ne signifie pas seulement moins de profits pour les employeurs. A terme, cela conduit souvent à des fermetures ou des pertes d’emploi », précise Bruno Van der Linden.
Les entreprises ne vont pas rester les bras ballants face à cette équation : cela peut donc provoquer un impact sur le volume d’emploi disponible.
Bruno Van der Linden (UCLouvain)
Ainsi, si l’on veut maintenir une rémunération mensuelle inchangée tout en diminuant le temps de travail, cela implique inévitablement que le coût-horaire du travailleur augmente. « Les entreprises ne vont pas rester les bras ballants face à cette équation : cela peut donc provoquer un impact sur le volume d’emploi disponible », estime encore le spécialiste, qui a étudié la question depuis plusieurs années.
Si l’embauche compensatoire vise à diminuer le taux de chômage, engendrer des économies pour l’Etat, stimuler la croissance ou encore augmenter le revenu lié aux impôts, la multitude de mécanismes qui seraient impliqués fait qu’il est impossible de déterminer avec certitude si une telle mesure serait bénéfique pour l’Etat. « En dehors des clivages politiques traditionnels, l’enjeu est d’objectiver l’effet sur les finances publiques », note enfin Bruno Van der Linden.
Une baisse importante de la durée du travail ouvre cependant la voie à des changements profonds. « Si l’entreprise est en mesure de réorganiser en profondeur sa manière de produire et de travailler afin d’allonger la durée d’utilisation de ses installations : avec de nombreuses implications pour les travailleurs (par exemple, si on allonge la période de fonctionnement des entreprises en mixant des équipes à temps plein et à temps partiel) ».
Paul Magnette: « politique de l’autruche » et « mirages »
Pour Geert Noels, économiste et CEO de Econopolis, cette proposition est clairement une fausse bonne idée, ou du « smoke and mirrors », pour reprendre une expression anglophone. « Car elle fait abstraction de systèmes qui existent déjà -comme le 4/5e, ou les régimes d’exception pour certains métiers lourds- et détourne l’attention des réels problèmes dont souffre le marché du travail belge », souligne-t-il.
Paul Magnette fait revivre l’idée selon laquelle il y a une masse de travail fixe disponible qu’il faut répartir entre tous. Mais ce sont des mirages, des illusions.
Geert Noels, économiste
Selon l’économiste, le fait que cette proposition arrive dans un contexte purement électoral n’est pas anodin. Il la juge irréaliste et populiste. « Paul Magnette fait revivre l’idée selon laquelle il y a une masse de travail fixe disponible qu’il faut répartir entre tous (ou le « lump of labor »). Mais ce sont des mirages, des illusions », critique-t-il.
Cette proposition réintroduit des mesures, qui, dans le passé, n’ont jamais fonctionné, selon l’expert. « C’est la politique de l’autruche, flingue-t-il. Paul Magnette fait rêver, non? Diviser le travail avec un salaire inchangé sera budgétairement pénible. Cela dégrade aussi la compétitivité de nos entreprises privées. Or, la Belgique est déjà réputée pour son faible taux d’emploi dans le secteur privé. »
L’économie est contre-intuitive
Quant à l’idée d’augmenter le salaire brut minimum de 2.000 à 2.800 euros, là aussi, le CEO d’Econopolis met en garde. « L’économie est parfois contre-intuitive. Cette mesure semble augmenter le pouvoir d’achat. Mais en réalité, elle provoquerait surtout des suppressions d’emplois, assure-t-il. En particulier ceux avec une valeur ajoutée faible ou ceux qui souffrent de la concurrence sur le plan international. »
L’économie est parfois contre-intuitive. Cette mesure semble augmenter le pouvoir d’achat. Mais en réalité, elle provoquerait surtout des suppressions d’emplois.
Geert Noels, économiste
Dès lors, pour Geert Noels, augmenter le salaire minimum si fortement provoquerait un cercle vicieux. « Seuls les jobs de haute productivité survivraient. Cela donnerait le sentiment que le taux de productivité par emploi a augmenté. Or, c’est une fausse impression. Car cette hause serait uniquement due au fait que les emplois à faible productivité ont disparu. C’est ce paradoxe qui explique la différence entre haute productivité et croissance plutôt faible », compare-t-il. Pourtant, ces jobs à faible productivité sont aussi ceux qui offrent une porte d’entrée sur le marché de l’emploi et permettent ensuite de gravir l’échelle sociale. Ce n’est pas négligeable au vu du faible niveau d’éducation en Belgique parmi les sans-emplois. »
Pour Geert Noels, le raisonnement de Paul Magnette oublie que « le marché de l’emploi n’est pas statique, mais dynamique. »
Généralisation impossible
D’un point de vue purement technique, généraliser cette mesure à l’ensemble de l’économie « n’est pas réaliste, indépendamment de tout positionnement politique », estime l’économiste Eric Dor (IESEG School of Management). On est en période électorale : sortir une telle proposition est un peu démagogique », glisse-t-il.
Historiquement, l’augmentation de la productivité des travailleurs a permis de réduire progressivement le temps de travail. « Réduire le temps de travail à salaire inchangé augmente le coût salarial. Sauf si la productivité augmente dans le même ordre de grandeur. Dans le cas contraire, cela réduit la marge de l’entreprise », schématise Eric Dor.
Qu’on soit de gauche ou de droite, on doit admettre que cette proposition serait extrêmement dangereuse.
Eric Dor, économiste
Paul Magnette laisse entendre que les progrès en matière de robotisation et d’intelligence artificielle permettent de réduire le temps de travail à salaire inchangé. « Le problème de son raisonnement est qu’il n’est pas applicable à l’entièreté des secteurs, loin de là, épingle Eric Dor. Dans la grande distribution, par exemple, il est difficile d’imaginer des gros progrès de productivité dans un futur proche. L’industrie manufacturière est déjà très robotisée. Une mesure généralisée déboucherait donc sur des pertes d’emplois. »
Par ailleurs, il ne suffit pas que la mesure soit possible dans certains secteurs pour qu’elle soit désirable, estime l’économiste. Les compagnies internationales ne font pas de sentiment : elles localisent là où la rentabilité est la meilleure. Le risque de perte de compétitivité induit par cette mesure est énorme. »
Des grandes difficultés de positionnement concurrentiel
D’un point de vue strictement économique, « qu’on soit de gauche ou de droite, on doit admettre que cette proposition serait extrêmement dangereuse », lance Eric Dor. Il donne deux exemples : « Vous ne pouvez pas demander à un plombier avec deux assistants de les faire travailler 32 heures sans perte de salaire, ou à la petite épicerie du coin de fermer plus tôt tout en préservant le même salaire pour ses vendeurs. C’est impossible. »
Pour les grandes entreprises, c’est pareil : la Belgique est un des pays européens où le coût salarial est le plus élevé. « On a déjà des grandes difficultés de positionnement concurrentiel. En rajouter une couche est dangereux, sans pour autant prendre le parti du patronat. Le Bureau du plan prévoit d’ailleurs une dégradation de notre commerce extérieur », conclut Eric Dor.
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